Abou Yaareb Marzouki: "Le vrai danger pour la démocratie tunisienne est de caractère insidieux et imperceptible"

Abou Yaareb Marzouki: "Le vrai danger pour la démocratie tunisienne est de caractère insidieux et imperceptible"

Tour à tour « spectateur critique » et « critique engagé » de la révolution tunisienne, le philosophe Abou Yaareb Marzouki ( Mohamed Habib Marzouki), ne cesse d’augmenter le nombre des contraintes à la fois de l’action et de la réflexion politique dans une Tunisie en ébullition. 

Il y a, selon lui, en même temps et de manière plus ou moins directe, des contraintes mondiales, régionales enfin nationales, imprimant le rythme et définissant les priorités de la transition fragile que connaît le pays. Elles n’agiraient pas forcément de concert ni au même niveau, mais leurs effets pourraient bel et bien être concomitants. Certaines échelles interviendraient au niveau culturel, d’autres au plan économique politique ou de renseignement. 

A suivre les méandres de sa pensée, toute action toute réflexion et toute « attention » politique qui ne tiendrait pas compte des effets quasi immédiats, à moyen et à long terme de ces échelles de contraintes, pourrait freiner ou faire capoter l’accès durable à une démocratie pacifiée.

Le philosophe tunisien a eu l’amabilité de répondre à nos « tâtonnements ». Entretien.

 Quel serait le rôle la philosophie dans la transition démocratique que connaît la Tunisie?

Je ne pense pas que la philosophie ait un rôle à jouer dans le court terme.En fait, la philosophie ne peut changer les visions du monde et les valeurs via l'éducation des générations que dans un très long terme. De plus, je ne crois pas que ce qui se fait actuellement représente une transition démocratique. Ce n’est qu’une quête pour rétablir un ordre très fragile, plutôt qu'autre chose.

Vous étiez aussi député, cet engagement et ce savoir empirique ont-ils changé votre approche savante de la politique?

Ma participation était de très courte durée, pas plus que deux mois. Je ne puis, donc juger de son influence éventuelle sur ma vision de la politique. Vision, que je ne prétends pas être savante. J’ai bel et bien essayé de proposer un certain nombre d'idées. Mais les décideurs, de la période, n’ont pas jugé bon de les mettre en pratique. Ils n’ont pas vu l’intérêt de tourner la page pour unifier les tunisiens autour d’un projet les engageant tous à réaliser les conditions de possibilité d’une révolution pacifique. Ces idées concernaient principalement deux axes d’action. Il était d’abord question de mettre en œuvre une réconciliation nationale. Il était ensuite question de rédiger une constitution visant à assurer une gouvernabilité efficace et donc autre que le système qui ait été adopté : Le régime parlementaire régulé. 

Le système proposé, voulait que l’on tienne compte de l’état de maturité démocratique d’un peuple qui a souffert du monopartisme. Il voulait aussi réaliser un début d’équité corrigeant ainsi l’inégalité régionale du développement tout en réformant les services de l’état. Leur point de vue a néanmoins changé, après avoir raté la chance de pouvoir mettre ces idées à profit. Faute de les avoir convaincus, j’ai jugé bon de me retirer solennellement en conformité à l’engagement déclaré sur l’honneur de limiter le mandat à une année consacrée à la rédaction de la constitution et à l’organisation des premières élections de la deuxième république.

Vous dites ne pas croire aux miracles en politique et vous sembliez plutôt sceptique vis-à-vis de Kais Said. Comment démentir d’illusion de son « miracle électoral » ? Comment expliquer sa percée ?

Effectivement, je ne pense pas que sa "réussite" soit l'effet d'un miracle je pense qu'elle ne puisse être expliquée par l’idéalisme spontané des jeunes. Il y a une forte probabilité que ces résultats soient l’œuvre d’un modus operandi de nature clandestine. Les premières réactions de Saïd, ainsi que celle de son partenaire communiste et même celle de certains jeunes en disent long. Le changement de ton ultérieur, n’était qu’une tactique électorale pour faire passer leur propagande, prétendument légitimiste et respectueuse des institutions de l'État.

Aucun candidat aux présidentielles ne semble trouver grâce à vos yeux. Sommes-nous en situation de non-choix?

Il ne s'agit pas d'un non-choix, mais d’un changement de cap. Au lendemain du décès de Sebsi, j'ai déjà proposé aux responsables de la Nahdha de changer de stratégie. Ils doivent se préparer à une ligue générale contre leur parti. Un parti, qui devait renforcer sa position comme force d'opposition plutôt que de continuer dans l’hésitation à la recherche de ce qu'ils appelaient l'oiseau rare. Il n'était pas nécessaire de présenter Mourou et encore moins un des représentants de l'ancien régime. J'avais proposé Ben Jaafar.

Comment expliquez-vous cette situation extrême où le moindre mal n’existerait point et où les menaces seraientt équiprobables, quelle qu’en sera l’issue des urnes?

Je ne crois pas que les menaces soient équiprobables. En effet, quel que soit le résultat des élections, rien ne pourrait continuer comme avant et ce pour deux raisons :

1. L'ancien régime reprendra de plus belle, avec une coalition très puissante qu'elle soit au gouvernement ou à l'opposition, pour rétablir l'autorité de l'État, sous la pression de la majorité de la rue.

2. Ceux qui prétendent être révolutionnaires, qu'ils soient au gouvernement ou à l'opposition, vont s'entredéchirer et faire la guerre non pas à l'ancien régime, mais à la Nahdhah, dont ils veulent hériter le rôle ; en essayant de la faire imploser. Les conditions actuelles font qu’aucun pays de notre région ne puisse éviter les menaces qui sont à peu près de même nature. La Tunisie est visée beaucoup plus que ses voisins, non pas seulement pour avoir initié le printemps mais essentiellement pour avoir réussi à éviter l’écroulement. Aussi ai-je pensé que ceux qui craignent la démocratisation de notre région vont tout faire pour conduire la Tunisie à deux extrêmes : la guerre civile et la militarisation du régime.

Les menaces visibles, comme celles du caractère mafieux de certaines forces politiques n’ont rien de nouveau en Tunisie. Le peuple a déjà réussi à démolir la mafia qui ait fonctionné durant les deux décennies du régime de Ben Ali. Celle de Karoui n’en est que l’un des résidus. Elle fonctionne à visage découvert. 

Le vrai danger est de caractère insidieux et imperceptible. Il ressemble à toute maladie incurable qui se déclare généralement en métastase. Elle est aussi de nature mafieuse. La conquête des mollahs a déjà réussi au Liban, en Irak, en Syrie et au Yémen. Elle a tenté ses chances au Maroc et en Algérie. Elle fait déjà tache d’huile dans certaines régions de la Tunisie. C’est là que réside le vrai danger devant lequel notre élite risque de se trouver impuissante comme fut le cas dans les pays sus-indiqués.

Aussi faut-il croire que le phénomène Said et surtout de son gourou qui s’est exercé au Moyen-Orient, représentent une menace on ne peut plus grande.

6.Que faire? Que choisir? Que conclure?

Réformer, rajeunir profondément la Nahdha et se préparer pour les prochains rendez-vous électoraux

Entretien conduit par Jamel HENI 

Votre commentaire