Acculturation musicale et authenticité perdue

Acculturation musicale et authenticité perdue

Par Naoufel Ben Aissa

Colonisée en 1881 par la France, la Tunisie a passé près d'un quart de siècle à subir une acculturation programmée et méthodiquement imposée. Le Congrès Eucharistique tenu à Carthage en 1930 a été l'épicentre de cette entreprise puisque depuis des empreintes criardes du colonialisme culturel ont commencé à se manifester.

Dans le domaine de la musique, diplômé de l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, peintre et mélomane averti de musique, le baron Rodolphe d'Erlanger a contribué à cette entreprise d'acculturation à sa manière. Faut-il rappeler que la banque de la famille d'Erlanger, avec le concours d'autres banques européennes, avait été impliquée dans la colonisation de la Tunisie en lui prêtant des sommes colossales pour que le pays s'écroule sous les dettes. L'État tunisien contraint à se soumettre à une commission financière internationale a fini par céder aux diktats des puissances coloniales. Ainsi ont repris les croisades des temps modernes pour exaucer les vœux de Saint Louis, décédé à Carthage en 1270, plus de cinq siècle après le débarquement de l'armée de Tarek Ibnou Zied en Andalousie ( en 711).

Par un pur hasard du calendrier, Rodolphe d'Erlanger est né le 7 juin 1872, l'année de la parution du premier manuscrit de musique tunisienne - qui comporte la transcription des noubas du Malouf, des œuvres instrumentales et une introduction organologique et théorique - rédigé par quatre officiers tunisiens de l'Ecole militaire fondée par Ahmed Pacha Bey Ier. 

Décédé en 1932, le baron laisse inachevée une œuvre. Devenue une sorte de "bible" des musicologues investis dans la musique arabe, cette œuvre n'a été critiquée que rarement et timidement malgré les nombreuses inexactitudes, informations et connaissances erronées qu'elle comporte. Or, bien avant l'installation du baron en Tunisie vers 1910, d'autres manuscrits ont vu le jour dont fut le premier celui cité ci-haut et paru en 1872. Comme les transcriptions concordent, il n'y a pas de doute concernant leurs crédibilité et fiabilité. Ces dernières étaient visiblement méconnues par les rédacteurs de l'œuvre du baron d'Erlanger. 

Par ailleurs, La Rachidia - association de préservation de la musique tunisienne authentique créée en 1934 - a chargé une commission artistique chapeautée par feu Mohamed Triki, alors directeur artistique, chef d'orchestre, compositeur et violoniste, de transcrire le Malouf profane. Apparemment, ils n'étaient pas mieux informés que les collaborateurs du baron de l'existence des manuscrits datant de la première moitié du XIXème siècle, à telle enseigne qu'on n'a jamais cessé de répéter comme une vérité historique que c'est au sein de la Rachida que le Malouf tunisien a été transcrit et regroupé ! En fait, ce que l'association a réalisé est la transcription de versions subjectives voire erronées et certainement pas authentiques du Malouf tunisien.

Passons à l'aspect grammatical et qui reste encore plus grave, à mon humble avis.

Du temps de Mohamed Rachid Bey (1710- 1759), "l’essentiel de la musique baroque (1600-1750) a été conçu avec divers tempéraments inégaux ou des tempéraments se rapprochant plus ou moins du tempérament égal... Ce n’est qu’au début du XIXe siècle, après d’autres expérimentations, que le tempérament égal est adopté".

Rappelons que c'est J.S. Bach (décédé en 1750) qui est le promoteur et le pionnier de l'adoption de la gamme tempérée en occident. Ce passage de la gamme naturelle (pythagoricienne) au système tempéré a servi surtout le développement harmonique de la musique occidentale. A l'époque, chez nous, on ne se souciait guère de ce qui se passait en Occident. 

Réfugié à Alger de 1740 à 1756, Mohamed Rachid Bey fils de Hussein Ben Ali fondateur de la Dynastie Husseinite, musicien avéré et poète, a défini l'ordre des tubu' tunisiens (modes musicaux) encore en vigueur jusqu'à ce jour. 

Le Malouf était à l'époque vieux de quelques siècles. Nonobstant les vagues successives de morisques venus se réfugier en Tunisie après la chute de Grenade en 1492, l'arrivée du dernier "contingent" fut en1610 donc au tout début de l'époque baroque et un siècle et demi avant l'avènement de la gamme tempérée en Europe. Les intervalles et degrés de la musique du Malouf étaient naturels et les musiciens tunisiens n'avaient de soucis que de préserver le répertoire de leur Malouf et de le transmettre aux générations futures. Les soucis des musiciens occidentaux n'étaient pas les leurs et ils n'avaient que faire de la gamme tempérée.

Interpréter le Malouf avec des "degrés et intervalles tempérés" est faux et ne tient pas la route. La justesse, le système et la grammaire musicaux ne peuvent être rétroactifs ! C'est malheureusement le cas depuis l'aune de l'indépendance. Élèves des conservatoires comme étudiants aux instituts supérieurs de musique, musiciens amateurs, en herbe ou professionnels, enseignants comme enseignés, comme une fatalité, n'ont à l'oreille que la gamme tempérée. Le mal est fait.

Au milieu du XIXème siècle, Francisco Salvador-Daniel (1831-1871), compositeur et ethnomusicologue français d'origine espagnole, séjourne à Alger en 1853 pour enseigner le violon. Il visite la Tunisie et l'Egypte.

Dans son livre "Musique et instruments de musique du Maghreb", il expliquait que lors de son séjour en Tunisie, il avait constaté qu'il n'y avait ni micro intervalles ni 1/4 ou 3/4 de tons mais seulement des intervalles naturels. Ses dires concordent parfaitement avec les premiers enregistrements de chants tunisiens datant du tout début du XXème siècle et les degrés des instruments traditionnels tels que la Zokra et l'harmonium (piano arabe). Ce dernier instrument de musique était d'ailleurs incontournable en Tunisie. Il accompagnait Cheikh El Afrit et Hbiba Msika à titre d'exemple et fut l'instrument de Mohamed Lasram, premier chef d'orchestre de la Rachida à sa création.

Cette thèse est confortée aussi par le fait que le premier manuscrit de Malouf tunisien, datant de 1872 cité en début de cet article, n'évoque nullement les 1/4 ou 3/4 de tons et encore moins les micros intervalles et se réfère sans le citer à la gamme naturelle.

Dès le début du XXème siècle, deux "sonorités" ont commencé à influencer autant les musiciens que les mélomanes et auditeurs tunisiens. La musique égyptienne s'est imposée de facto avec l'éclosion de Mohamed Abdelwahab et Oum Kholthoum et certains de leurs confrères qui les ont précédés, accompagnés ou succédés.

La musique occidentale quant à elle, s'est imposée avec l'implantation des conservatoires de musique où les nouvelles générations ont commencé à s'initier à la musique selon les canons d'enseignement musical occidentaux.

Ainsi, plus on avance dans le temps, de décennie en décennie et de génération en génération, la justesse de la musique tunisienne citadine en particulier a commencé à s'aligner sur le tempérament égal et ses degrés à sonner oriental.

Déjà, dans "La Musique Arabe" du baron d'Erlanger, dans les échelles scalaires des tubu' (modes) tunisiens telles que présentées, figurent des micros intervalles à 3/4 de tons. D'ailleurs, rien que présenter les degrés et intervalles de ces tubu' sous forme d'échelles est une aberration. Il s'agit de l'association de systèmes formulaires conjoints ou disjoints tel que présentés dans le premier "traité de musique tunisienne" achevé en 1872.

De même, dans "la bible du baron", l'approche théorique musicale occidentale adoptée dans la présentation et la description de ces tubu' a engendré des contre-sens et des "aberrations théoriques". L'adoption de la gamme tempérée et l'œuvre financée par le baron, ont imprégné l'enseignement de la musique tunisienne et les travaux musicologiques s'y rapportant et ont souvent généré des erreurs.
Si on admet qu'avec des données manquantes on arrive à des résultats erronés, alors c'est vraiment le cas.

Depuis, l'entreprise de l'acculturation, voire même de l'effacement culturel, continue en tant qu'élément constitutif incontournable de la doctrine du néocolonialisme. Les moyens et vecteurs actuels de son injection auprès de nos jeunes et moins jeunes sont les outils audios visuels, les réseaux sociaux. Avec la prédominance d'un instrument musical tel que "l'orgue électronique" depuis plus d'un demi-siècle, les degrés sont figés et stéréotypés et les échelles musicales aussi. Du ce fait, l'interprétation de la musique tunisienne est dénaturée et sa musicalité surtout. Il faut revenir au premier tiers du XXème siècle pour retrouver "l'ethos et le melos" de notre musique réellement tunisienne.

Depuis quelques décennies, à part la musique de variété, le mezoued, le rituel dénaturé, les chants traditionnels et quelques registres, clichés et motifs mélodico-rythmiques populaires, la musique tunisienne est comme orpheline et accessoire en Tunisie au profit des musiques étrangères qui connaissent une promotion exponentielle.

Les tendances musicales attractives, "consommées" et demandées, sont généralement étrangères : rap, jazz, ray, égyptiennes, libanaises, turques, symphoniques et musiques de variétés américaines, anglaises, françaises et italiennes. Les médias et les festivals internationaux quant à eux, "remplissent bien leur rôle dans cette mission" ! Dans les trois dernières décennies au moins, "La musique savante" tel que le Malouf est traitée comme "une pièce de musée" et la production d'œuvres aptes à étoffer l'art musical tunisien sont exceptionnelles et très rares.

Comme l'État, le ministère de tutelle et la direction de la musique ne s'en soucient guère et ne font rien de vrai pour arrêter le fléau, que les médias font de l'audimat la priorité des priorités et qu'aucune loi ou règlement ne les oblige à faire autrement, l'enlisement continue. A ce propos, l'Etablissement de la Radio Nationale a cessé de produire de la musique depuis belle lurette, son orchestre ne ressemble plus à rien. De même pour la Rachidia et pour le Festival International du Malouf de Testour à titre d'exemple, déserté par le Malouf même ! Pareillement, les programmes de l'enseignement musical tunisien continuent à perpétuer les mêmes aberrations et j'en passe.

La musique, comme partout ailleurs est devenue une industrie et c'est un fait. Notre musique se noie de plus en plus, tellement les vagues du néocolonialisme, entre autres culturel, sont hautes et fortes. Sans de vrais moyens financiers, matériels, et humains et un investissement palpable d'un État soucieux de sa souveraineté culturelle, on ne peut ambitionner de redonner à un art son identité et sa saveur. Entre temps, l'acculturation continue à faire son effet et la musique de notre pays à se perdre. 
 

Votre commentaire