Ahmed Mestiri : voilà pourquoi j’ai choisi Bourguiba à Ben Youssef*

Ahmed Mestiri : voilà pourquoi j’ai choisi Bourguiba à Ben Youssef*

 

Alors que nous étions en tarin de faire remettre les services administratifs par les français, de mettre au point les mesures pratiques pour appliquer les Conventions de l’Autonomie interne, de réorganiser le parti après la sortie des militants des camps d’internement ; la remise des armes des résistants et le retour d’exil des leaders…alors que l’armée française occupait encore le pays, que les organes de la justice et de la police étaient encore en grande partie aux mains des autorités du protectorat, c’est alors qu’éclatait une grave crise interne qui évolua rapidement vers une forme de guerre civile où le sang avait coulé. Les prémisses de la crise étaient apparues dès le début de 1954. Elle avait pour origine la complétion, engagée depuis des années pour le leadership du parti entre Bourguiba et Ben Youssef, compétition qui s’était transformée en  en lutte pour le pouvoir lorsque l’horizon politique s’était dégagé, laissant entrevoir  l’échéance de l’indépendance.

Le cours des événements s’était aussitôt accéléré : 13 septembre 1955, retour de Salah Ben Youssef à Tunis, accueilli à l’aérodrome par Bourguiba et une foule immense. Communiqué commun des deux leaders pour tranquilliser l’opinion publique et les militants. Quelques jours  plus tard, le différend était rendu public. Salah Ben Youssef refusait l’invitation  à participer au congrès de Sfax fixé au mois de novembre  et demandait le renvoi à une date ultérieure pour lui permettre de rassembler ses partisans et d’assurer leur participation. Les autres membres du bureau politique rejetaient cette proposition et le congrès s’était réuni en l’absence de Salah Ben Youssef qui menait une campagne, sans répit,  contre les conventions de l’autonomie interne et contre ceux qui les avaient conclues et demandait la reprise de la lutte en commun avec les frères algériens qui avaient déclenché la révolution le 1er novembre 1954….

Il ne restait plus à Bourguiba qu’à s’engager dans la voie de la rupture. « Il faut crever l’abcès » a-t-il dit en français….Tout cela avait provoqué une série d’assassinats, d’enlèvements en pleine rue(jusqu’en plein centre de la capitale et en plein jour), des liquidations physiques, parfois sur fond de règlements de compte à caractère tribal dans certaines régions. Des victimes innocentes étaient tombées dans les deux camps.

Avec cette évolution et avec la tournure prise par les événements, il était devenu difficile à quiconque de rester neutre ou d’adopter une positon d’attente même si, pour un  certain nombre de dirigeants, cadres ou militants de base dont moi-même, nous commencions à éprouver une inquiétude grandissante  en apprenant les excès commis par les partisans de Salah Ben Youssef et ceux qui sont soupçonnés de l’être.

Le choix était difficile, eu égard à la confusion régnant à l’époque, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays et l’incertitude du lendemain. Nous avions pesé songeusement les motivations de notre choix. Personnellement, j’ai parlé à plusieurs reprises, comme d’autres camarades, avec l’un et l’autre et avec leurs partisans, mais aussi longuement avec Bahi Ladhgam, Mongi Slim et Ali Belhouane( réputés non alignés). De ces conversations, j’ai retiré l’impression-comme me l’a dit un jour Taieb Mhiri- que la question posée était celle de savoir qui était le numéro 1 et qui était le numéro 2 ? Salah Ben Yousse- tout le monde le savait- ne pouvait plus supporter de rester éternellement le numéro 2.

Par delà les personnes, nous avions à choisir entre deux orientations. A vrai dire, nous nous sentions davantage  rassurés par celle préconisée par Bourguiba, étant donné le climat psychologique dominant chez les militants et la majorité de nos concitoyens, affaiblis par les sacrifices et les retombées de la répression et aspirant à une période de répit pour reprendre des forces. Quant à l’option de Ben Youssef, c’était pour eux « l’aventure » et le « saut dans l’inconnu » ; alors que l’option de Bourguiba nous apparaissait d’emblée comme la voie la plus sûre pour sauvegarder le potentiel humain du pays, potentiel précieux pour l’avenir et sans lequel nous n’aurions pu assurer l’encadrement de la population, pour nous permettre de tenir le pays, le mettre à même de résister aux tempêtes et d’atteindre, dans de bonnes conditions, l’étape ultime de l’indépendance.

En faisant ce choix, nous avons maintenu à bon escient et autant que possible les rouages administratifs légués par le régime du protectorat, à savoir les cadres tunisiens compétents et expérimentés, munis de dossiers des « précédents » et des archives. Etant dans la plupart des cas des militants politiques, novices dans l’exercice du pouvoir et la gestion des affaires publiques, nous étions heureux de trouver ces ressources humaines et matérielles, lorsque nous avions occupé les bureaux évacués par les français. Une telle démarche n’aurait pas été possible  si, au cours de cette période transitoire, et cruciale des années 54/55/56, si les « politiques » été les « civils » avaient cédé le terrain aux « militaires », en l’occurrence des groupes armés disparates et sans commandement unique, alliés de surcroit à des groupes algériens, Salah Ben Youssef avait probablement intégré cette hypothèse dans sa stratégie, mais sans en mesurer les risques.  Le cours des événements au lendemain de l’indépendance de l’Algérie et au cours des décades qui ont suivi ont montré combien Bourguiba avait raison.

L’histoire a montré que la voie choisie par la Tunisie et le Maroc pour conquérir leur indépendance, privilégiant  le combat politique, usant de la violence comme un moyen parmi d’autres de ce combat, suivant la politique des étapes et de la négociation pour la restauration de la souveraineté, que cette voie était le bon choix. Ce bon choix avait permis aux deux pays d’atteindre leurs objectifs à moindre frais ; il leur avait permis en outre de fournir à l’Algérie une aide précieuse dans sa guerre de libération, à savoir les « sanctuaires » de Ghardimaou et de Oujda dans lesquels l’armée de libération avait trouvé refuge pour s’organiser, se  structurer et recevoir armes et équipements de l’étranger.

*Ahmed Mestiri : Témoignage pour l’Histoire, chapitre II, le conflit entre Bourguiba et Ben Youssef  pages 91-96 

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