Entretenir la singularité tunisienne

Depuis quelques milliers d’années, un vent de singularité souffle sur notre pays et je forme le vœu ardent que notre révolution de la dignité

entretiendra cette singularité et lui redonnera même un peu de la force qui lui a manqué depuis 10 ou 15 ans.

Notre histoire, en elle-même, est déjà singulière. Pourquoi une poignée de navigateurs phéniciens ont-ils choisi notre Carthage pour y faire, en se mêlant aux populations berbères locales, l’un des plus grands ports de Méditerranée ? Pourquoi les Arabes, sur leur chemin conquérant vers le Maghreb, décident-ils de fonder dans notre Kairouan la plus grande mosquée d’Afrique du nord ?

Par quel choix singulier l’ancien nom de notre pays – Ifriqiya – est-il devenu le nom de tout notre continent ? Comment notre pays a-t-il obtenu ce statut de protectorat – quand nos voisins étaient des colonies voire de simples départements français – et comment a-t-il su être l’un des tous premiers à s’en débarrasser ? Plus récemment, pourquoi notre pays est-il le premier pays arabe et africain à se défaire rapidement, par la seule volonté de son peuple, d’une dictature incompatible avec la maturité de ce peuple ?

Notre géographie n’est pas moins singulière, si l’on veut bien considérer la douceur de notre climat, l’enchantement de notre façade maritime, la générosité de notre terre, ancien grenier à blé de Rome, quand ce n’est pas l’abondance des pluies, et la forme-même de notre territoire, pointu dans son sud, comme s’il voulait s’insérer dans l’Afrique, et tourné vers la Méditerranée et l’Europe, éclaireur au nord de tout un continent.

A l’heure où nous faisons, pour notre avenir, des choix majeurs et structurant, nous devons garder à l’esprit que notre Tunisie est singulière et qu’elle doit demeurer différente. Et nous devons nous interroger sur la nature de cette différence, et ses raisons.

Au-delà de son histoire et de sa géographie, ou peut-être grâce à l’une et à l’autre, notre pays a cette particularité d’avoir toujours su bâtir harmonieusement un modèle propre, en s’inspirant des influences qui s’offraient à lui. Comme d’autres, nous sommes revendiqués à la fois par le monde musulman, la grande communauté des Arabes, le continent africain, les pays émergents, le monde méditerranéen, l’Europe, etc. Mais là où certains confrontent ces influences dans le désordre où alternent des décisions brutales, la Tunisie a su construire son histoire propre en établissant progressivement une synthèse harmonieuse de ces influences.

Bourguiba, bien entendu, incarne à merveille cet équilibre entre toutes les influences qui inspirent notre histoire en permanence. Il a su trouver les compromis permanents dans la sphère politique (avec un bon équilibre, pour l’époque, entre autoritarisme présidentiel et encadrement parlementaire), dans le droit des personnes (avec ce code du statut personnel si moderne ou la scolarisation obligatoire). Il a su avancer quand il le jugeait possible (le droit de vote aux femmes) et reculer quand il fallait préserver l’équilibre entre les influences (sur l’héritage, par exemple). Il a même su être ambigu lorsqu’il l’estimait nécessaire, comme l’illustre à merveille l’Article 1 de la Constitution de 59.

La Tunisie de Bourguiba a ainsi prodigieusement conforté la singularité tunisienne : grâce à toutes les politiques menées depuis l’indépendance, notre pays est – encore aujourd’hui - en tête dans de nombreux domaines aussi bien politique (droit de vote des femmes) que social (alphabétisation, mortalité infantile, …). Elle explique que nos deux grands voisins algérien et libyen, pourtant si riches, envoient chaque année des milliers de touristes dans notre pays.

Cette singularité fait aujourd’hui partie de notre patrimoine commun : riches et pauvres, citadins ou ruraux, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, notre envie de vivre ensemble, en tant que Tunisiens, est telle qu’elle nous fait accepter en permanence des compromis et des sacrifices. Elle nous unit dans l’effort, dans le travail, dans l’ambition. Même sous l’ère Ben Ali, où notre singularité a perdu de son lustre, nous avons su préserver l’essentiel. Nous avons su garder l’essentiel grâce à des femmes et des hommes de talent, grâce à une administration, pour l’essentiel, consciente de son rôle dans la permanence de l’Etat et dans la préservation des réalisations passées. C’est parce que rien de cette singularité n’a été perdu que le peuple tunisien a su initier les printemps arabes.

Mais cette singularité tunisienne, que signifie-t-elle aujourd’hui ?

Notre priorité, pour préserver notre singularité, c’est de ne pas nous disperser, nous éparpiller et perdre du temps dans une trop longue période d'atermoiements stériles, où le nécessaire débat sur notre constitution serait le prétexte à une suspension de nos activités économiques, politiques et sociales. Très vite, l’économie tunisienne doit se remettre au travail. L’équilibre démocratique sera d’autant plus facile à trouver entre nous tous que nous vivrons dans un pays riche.

L’appauvrissement d’une économie rongée par la démobilisation n’a jamais favorisé la démocratie. Nous devons donc d’abord accélérer la reprise de toutes les activités économiques, au maximum de nos capacités ; mais nous devons aussi enclencher sans délai les projets d’avenir, indispensables pour corriger les dérives de l’ère Ben Ali.

La réduction de la fracture qui s’est opérée entre une Tunisie émergente et une Tunisie délaissée, par une décentralisation astucieuse, est une priorité. Je crois à la nécessité d’un exécutif central fort, mais partageant le pouvoir avec des régions elles-mêmes fortes. Cette décentralisation, dans un cadre macro-économique sainement géré, favorisée par une politique ambitieuse d’investissements en infrastructures (routières, scolaires, sociales), mobilisant les sympathies financières que nous avons auprès de tant de bailleurs de fonds internationaux, intégrant enfin la dimension écologique du développement, peut être un projet formidablement fédérateur.

Je crois également en un Etat capable de mobiliser l’ensemble des énergies créatrices en favorisant l’entrepreneuriat en amont, au travers d’une politique de co-investiseemnt et de réels partenariats public-privé, et en aval, au travers d’une réelle politique de soutien aux PME au travers des marchés publics. Je crois enfin en une économie solidaire, solidarité entre les régions mais également solidarité entre les citoyens notamment au travers d’une politique fiscale plus efficace et plus juste.

Notre seconde priorité, c’est de nous éloigner des extrêmes : nous ne sommes ni extrêmement Européens, ni extrêmement Musulmans, ni extrêmement Arabes, ni extrêmement collectivistes ; nous sommes juste extrêmement Tunisiens ! Nous avons su nous enrichir des apports berbères, phéniciens, vandales, arabes, andalous, espagnols, ottomans, italiens, français et nous avons su digérer tous ces apports pour en faire la singularité tunisienne. Un pays arabe et musulman à la culture dotée d’une infinité de facettes.

A l’heure où nous faisons, pour notre avenir, des choix majeurs, structurant et engageant, nous devons être pleinement conscients de cette singularité, de ce désir de « vivre et travailler ensemble », qui est plus fort que nos contradictions, plus fort que nos antagonismes. Nous devons l’entretenir, comme un leg que nous avons reçu de nos ainés et que nous devons transmettre à nos enfants.

par Elyes JOUINI
Economiste et Universitaire