Kaïs Saied: «Les Tunisiens sont condamnés à choisir entre "taghawel"et blocage »

Kaïs Saied: «Les Tunisiens sont condamnés à choisir entre "taghawel"et blocage »

 

Pour vous donner la température de la situation politique en Tunisie et analyser le nouveau paysage après les législatives et avant la présidentielle, nous avons rencontré pour vous le professeur en droit constitutionnel, Kais Saïed. Récit d'un expert qui donne sa vision des choses sans langue de bois. Et sans concessions !


Comment jugez-vous le nouveau paysage post-législatif ?

C’est pratiquement le même paysage qui a commencé à se dessiner dès les premières semaines qui ont suivi le 14 Javier 2014. Après ce jour mémorable,  les problèmes socioéconomiques, les revendications des jeunes pour la liberté et la dignité ont été vite oubliées pour céder la place à des problèmes qui n’ont jamais été posés. C’est l’élite qui a mis la main sur ce mouvement populaire et spontanée et qui a précisé ses propres revendications.

Aujourd’hui, les élections législatives ont été organisées sur la base de la nouvelle Constitution, avec le même esprit que celui de 2011. Mais, les résultats ont été autres que ceux de 2011. Il faut signaler qu’une grande partie de la population n’a pas participé à ce scrutin. Pratiquement les 2/3 ont boycotté ces élections. En suite, le choix qui a été fait par la majorité n’était pas un choix pour un projet, pour une liste ou pour un parti. C’était plutôt un choix contre un parti ou une tendance.

C’était le vote qui a été présenté comme utile, mais c’était plutôt un vote sanction. D’ailleurs l’étude devrait être faite sur le moyen d’âge des électeurs et des électrices. Ceux qui sont âgés de plus de 40 ans ont participé à ces élections, et ce, pour une certaine nostalgie du passé, certains d’autres recherchaient un retour en arrière, à la jeunesse sous le régime de Bourguiba. D’autres ont voté contre cette première tendance. Donc c’est toujours cette division qui ne traduit pas réellement les choix des Tunisiens vu que tout a été faussé par cette division. Tout a été orienté vers l’option : Choisir entre Ennahdha et Nidaa. Avec ou contre moi…. Tout a été faussé depuis 2011. Les résultats sont-ils représentatifs ? Je crois que la réponse est négative.

Les Tunisiens sont condamnés à subir cette éternelle bipolarisation : Ennahdha/Nidaa aux législatives et Essebsi/Marzouki à la présidentielle ? Qu’en pensez-vous ?

Tout à fait d’accord avec vous. Pour la course présidentielle, le choix sera fait entre ces deux candidats. Même si Ennahdha n’a pas présenté officiellement un candidat, tout le monde sait que la grande majorité des militants et la base d’Ennahdha votera pour Marzouki.

Comme si le choix n’est fait qu’entre ces deux candidats. Les élections présidentielles seront plus dangereuses, car si dans les législatives chacun a eu une partie plus ou moins importante dans le Parlement, avec la présidentielle il n'y aura qu’un seul siège. Ceux qui contestent déjà les résultats donnent des prémices à ce qui se passera au lendemain de la proclamation des résultats.

 Certaines gens craignent Al Taghawel (hégémonie) si BCE gagne le scrutin, ? Qu’en pensez-vous ?

Avec le jeu des alliances, cela pourrait être un facteur dominant. Si Nidaa dominera les législatives, le gouvernement sera issu de cette majorité avec un président du parti qui sera élu président de la république, il peut y avoir une mainmise de ce parti sur toutes les institutions de l’Etat. Certes, il y a toujours une opposition au sein de l’assemblée mais que pourra-t-elle faire ?

Pourriez-vous expliquer à nos lecteurs les répercussions de Taghawel (hégémonie) avec des exemples ?

C’est la dominance d’un seul parti sur toutes les institutions de l’Etat. Je donne l’exemple de la Constitution de 1er juin 59 qui était une Constitution fondée sur le principe de séparation de pouvoir et il y avait des moyens de pression de part et d’autre. Mais cela ne dépassait pas le texte de la Constitution, car il y avait un seul parti et le chef du parti qui domine toutes les institutions. Si on arrive à cette situation, il ne suffit pas de créer une Constitution, il ne suffit pas de créer des moyens de contrôle, car toutes le règles vont être faussées, si un seul parti arrive à lui seul à dominer toutes les institutions. Cela est possible, mais bien sûr, la situation n’est pas la même que celle en 59,  mais dans tous les cas, cela constitue une certaine menace pour la démocratie.

Si le verdict des élections donnera un autre candidat qu’Essebsi, ce futur président pourra-t-il cohabiter avec une majorité qui n’est pas la sienne ?

Possible, mais un chef d’Etat qui ne sera pas issu de la même majorité que peut-il faire, si par exemple dans un conseil de ministre, il a,  à sa droite, un président de conseil qui lui est hostile, à sa gauche un ministre de la Justice et de l’Intérieur hostiles également.

Donc, les Tunisiens doivent choisir entre Al Taghawel et le blocage ?

Oui, c’est le choix de nos politiques avec une Constitution faite sur mesure, en se basant sur les résultats des élections de 2011. Le choix était fait comme un habit pour les forces dominantes. Cela fait que le fonctionnement des instituions pourrait être bloqué par l’existence des deux forces à la Kasbah et Carthage qui n’arriveraient pas à coexister.

Mais quand même, ça pourrait fonctionner si nos politiques se mettent d’accord ?

Aujourd’hui, les deux grandes formations politiques ont un problème existentiel, chacun refuse l’existence de l’autre, malgré les discours et les apparences. Ce sont des rapports entre deux pôles ou deux forces qui n’arrivent pas réellement à coexister.


                                    Les législatives ont trahi Ennahdha



C’est vrai, tout peut fonctionner si l'on respecte la Constitution et l'on dépasse le problème existentiel. En France, la cohabitation entre Chirac et  Mitterrand n’était pas facile. Je cite la célèbre phrase de Mitterrand : Il y a la Constitution, toute la Constitution rien que la Constituon. Mais en Tunisie, le problème n’est pas constitutionnel, il est essentiellement politique.

Vous ne trouvez pas que ce scrutin a révélé des lacunes qui confirment que le choix des législatives avant la présidentielle est erroné ?

Non le problème est politique. C’est un problème de lecture des forces politiques en place.  L’une des deux forces a tenu à ce que les élections législatives soient organisées avant la présidentielle parce qu’elle voyait ses chances plus importantes.  Mais les urnes ont donné des résultats autres que ceux attendus. Ennahdha croyait qu’elle allait avoir la majorité et que le gouvernement sera issu de sa majorité, et cela aura des percussions sur la présidentielle. Les législatives ont trahi Ennahdha.

Certains disent que le choix d’Ennahdha de ne pas soutenir un candidat va favoriser Essebsi ? Est-ce vrai ?

Tout est possible, rien n’est impossible. Ce choix favorisera-t-il un candidat? Possible. Mais est-ce qu’Ennahdha était en mesure de prendre une décision claire et nette pour soutenir l’autre candidat du parti qui a gagné le plus grand nombre de sièges ?  Cela n’aurait pas été facile devant les bases de ce parti. Donc elle a laissé le jeu ouvert pour avoir une marge de manœuvre encore plus large dans les futures coalitions.

Vous croyez à une future alliance entre Ennahdha-Nidaa ?

Toutes les hypothèses restent possibles d’autant plus que les choix socio-économiques de ces deux partis ne diffèrent pas. Est-ce qu’il y a une différence au niveau du programme et des choix ?  La différence est culturelle et idéologique. Il s’agit de deux partis de droite qui ont le même choix.

En cas de coalition, cela ne va-t-il pas décevoir les bases des deux partis ?

Oui, mais les bases d’Ennhdha sont disciplinées et elles seront forcées à accepter un tel choix pour une période déterminée pour se préparer aux futures échéances.

Et pour la base de Nidaa ?

Il y a bien sûr des militants au sein de ce parti. Mais les électeurs qui ont voté pour Nidaa constituent-ils réellement la base de Nidaa ? Ils constituent plutôt une base qui ne veut plus Ennahdha.

Comment prévoyez-vous les futures alliances ? Certains avancent un gouvernement composé de Nidaa, Afek et le Front ?

Pour le front populaire c’est un peu compliqué. Le Front a une vision différente d’un point de vue économique. Ses choix sont différents.  Est-ce que les députés du Front et Nidaa vont être d’accord sur un programme pour un certain nombre de lois ? Peut-être.


                  C’est très grave de diviser la Tunisie entre nord et Sud


Mais quelle que soit la nature de la coalition, le problème essentiel réside dans cette grande majorité des Tunsiens qui ont boudé les élections. Leur problème et d’ordre économique et social.
 
Mais le dernier scrutin a montré que l’enjeu et plutôt culturel qu’économique ?

Un grand mensonge. Ce n’est pas vrai. Le problème est socio-économique. Donnons le pouvoir au peuple Tunisien, à cette majorité écrasante mais écrasée avec une nouvelle constitution, vous aurez d’autres résultats.

Mais la nouvelle carte géographique post législative laisse croire que la Tunisie est divisée en deux parties Nord-Sud ?

C’est malheureux et c’est très grave de diviser la Tunisie entre nord et Sud. Ceux qui ont choisi ont le droit de choisir ceux qu’ils veulent, mais delà à diviser la Tunisie en des parties, cela aura des répercussions graves sur l’avenir de la Tunisie. Ceux qui portent ce discours jouent avec le feu.

Pourquoi les Constituants ont-ils évité la vice-présidence de la République, qui nous aurait évité des élections en cas de mort du chef de l'Etat ?

La vice-présidence est une solution parmi d’autres. C’est une question très ancienne en Tunisie qui a été posée depuis les années 70.  D’ailleurs l’ex femme de Bourguiba, dans une interview célèbre en 1982, a également demandé l’institutionnalisation de ce poste de vice-président en cas de vacance.

Mais ce problème s’est résolu avec la nouvelle Constitution.  En cas de vacance il y aura celui qui assurera l’intérim et il y aura des élections présidentielles qui seront organisées selon le processus.

Mais aujourd’hui, on parle, même si on le dit pas publiquement, qu’il sera question de réviser la Constitution pour créer ce poste de vice-président.

Vous visez qui par « on » ?

On a entendu parler d’une probable révision de ce poste au niveau des partis politiques pour qu’il y ait un vice-président pour ne pas être bousculé par les événements en cas de vacance.

Cela constitue est une violation de la Constitution ?

On va réviser la Constitution. La révision est possible. Cette révision sera-t-elle acceptée par la majorité de 2/3 ? Tout est possible.

Et le vice-président sera nommé par le Parlement ?

Maintenant on parle de l’idée. Après on parlera des procédures, comment il sera nommé, tout cela ce sont des détails.

Donc cette idée viendrait de Nidaa qui aurait réfléchi, semble-t-il, à un successeur  à son président?

Je ne peux pas dire d’où ça vient mais je vous rassure que l’idée commence à prendre de l’envergure.

En cas de mort d’un candidat pendant la campagne présidentielle, tout commencera à Zéro ?

Oui, on recommence à Zéro.

Expliquez à nos lecteurs cette loi ?

C’est le choix qui a été fait par les constituants. L’absence d’un candidat peut avoir des répercussions sur les résultats, donc on recommence à zéro pour que les candidats repartent tous sur un pied d’égalité. Si un candidat, par malheur, meurt, il faut permettre à ce courant ou parti qui est censé le représenter de choisir un autre candidat. C’est un choix discutable…

Les appels exigeant la démission de Marzouki et Ben jaafar, avant les élections, sont-ils légitimes ?

Politiquement oui. Mais juridiquement le problème ne se pose pas. Aucune disposition dans le texte relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics ni dans les dispositions transitoires n’oblige le président de la République ou de l’ANC à démissionner.

L’exercice du pourvoir est-il de nature à fausser l’égalité ente les candidats?  

Je n' y crois pas réellement. Tous les candidats partent sur un pied d’égalité.

Certains experts affirment que la désignation du nouveau chef du gouvernement est du ressort de l’actuel président de la République. Sommes-nous en train de violer la Constitution ?

Le problème ne se situe pas dans le fait d’être actuel ou prochain. Il y a l’aligna 1er du paragraphe 2 de l’article 148 relatif aux dispositions transitoires qui dit que la section du chapitre 4 entrera en vigueur dès l’annonce des résultats définitifs des premières élections législatives.

L’article89, dans le cadre de cette section deuxième du 4 ème chapitre,  prévoit dans son aligna 2 que dans un délai ne dépassant pas une semaine après les proclamations définitives des résultats, le président de la république chargera le candidat du parti ou de la coalition électorale qui a eu le grand nombre de sièges au sein de l’assemblée pour former un gouvernement dans un délai d’un mois qui peut être prolongé d’un autre mois.


                                     Le fauteuil ne m’intéresse pas en lui-même


Certes, l’article 89 ne précise pas s’il s’agit des élections présidentielles ou législatives, mais l’article 148 précisément cité,  précise qu’il s’agit des législatives. Celui qui exerce cette fonction doit charger dans une semaine le chef du gouvernement.  Passé ce délai, on assiste à une violation du texte de la Constituon.

Mais certains ont interprété ce texte dans un autre sens parce que le chef de l’Etat actuel est candidat à la présidentielle, mais c’est un problème politique pas au niveau du texte juridique. Il est clair que l'interprétation est très discutable. Le chef de l’Etat est aujourd’hui le chef de l’Etat.
 
Les Tunisiens ne se retrouvent pas pratiquement dans la majorité des candidats ? Quelles seraient vos chances si vous vous étiez parmi les 27 ?


Selon  les sondages qui ont été faits,  j’étais classé parmi les premiers. Mais le problème n’est pas là. Le fauteuil ne m’intéresse pas en lui-même. Que peut faire un chef d’Etat élu avec une Constitution pareille et une majorité qui n’est pas la sienne ?  Je suis responsable. Je ne peux pas dire au peuple tunisien que je vais faire un tel projet  car si je serais élu je n’aurais pas les moyens pour la réalisation de ces promesses. J’assumerais la responsabilité certes mais je ne me permets pas de mentir.

Peut-on dire que, malgré les lacunes, les élections législatives ont réussi ?

Ces élections ont été boycottées par les 2/3… Est-ce que vous appelez cela une réussite ?  On entend toujours les satisfactions des étrangers et ces télégrammes reçus pour nous féliciter. La véritable réussite, c'est lorsque la grande majorité du peuple sera représentée au sein de l’Assemblée…

Interview réalisée par Cheker Berhima