Le Kef longtemps oublié malgré d’énormes potentialités

Le Kef longtemps oublié malgré d’énormes potentialités

 

Depuis deux semaines, le Kef vit au rythme de protestations sociales, suite à la menace de fermeture de l’une des rares usines de la région. La délégation gouvernementale composée de Majdouline Cherni, ministre des affaires de la jeunesse et du sport, Mehdi Ben Gharbia ministre chargé des relations avec la société civile et les institutions constitutionnelles et Chokri Ben Hassen secrétaire d’état à l’environnement n’a pas réussi à décanter la situation qui risque d’exposer si l’on n’arrive pas à trouver des solutions aux problèmes endémiques. La société allemande « Coroplast Harness Systems Tunisie » qui a ouvert son usine de câbles  en 2008 a promis d’engager plus de 2.000 personnes en contre partie de plusieurs avantages fiscaux, le Kef étant classé zone prioritaire. Mais rien ne fut de cela. Au contraire, la direction de la société a lancé une deuxième usine dans la région de Nabeul qui fait travailler près de 3.000 personnes et a menacé de mettre les clés sous le paillasson.

La menace de fermeture de cette usine n’est en fait que la goutte qui a fait déborder le vase. Car, la région du Kef qui a massivement voté pour le candidat Béji Caid Essebsi et pour son parti Nidaa Tounes, a été déçue par les promesses non tenues. Mais le problème est beaucoup plus profond car, le Kef, comme la plupart des régions de l’intérieur, a mal vécu les années de l’indépendance. Il a accédé à l’indépendance, sept ans après celle du pays. Soit le 5 juillet 1962, avec l’Algérie. L’historien Mohamed Tlili, un enfant de la région,  explique que durant la guerre de l’indépendance algérienne, toute la région a été la base arrière du commandement algérien et par conséquent, elle a été considérée comme une zone de guerre à hauts risques qui ne se prêtait pas aux investissements ni aux grands projets». Après 1962, la région a été inscrite au registre des «zones d’ombre» qu’elle n’a pas quitté depuis. Pis encore, après le 14 janvier 2011, avec la vague terroriste qui a frappé le pays, le Kef a été classé « zone de terrorisme », disait Moahmed Tlili qui  appelle à classer la région comme « zone sinistrée » ! De quoi dissuader les investisseurs les plus audacieux de s’y installer.

Une population paupérisée

Le trajet qui sépare Le Kef de Tunis paraît plus long que les quelque 175 kilomètres qu’indique la borne kilométrique. Franchis les 60 kilomètres d’autoroute, la route commence à devenir un peu harassante, avec ses virages parfois en lacets, difficiles à négocier, qui serpentent suivant les sinuosités des tronçons. Plus on fonce, plus on monte en altitude, et plus on monte en altitude, plus on sent la fraîcheur de l’air et plus on hume cette brise immortalisée dans des chansons du terroir. La brise keffoise. Le voyageur prudent devrait mettre entre deux heures et demie et trois heures pour arriver à destination. La prudence est recommandée, même pour ces chauffeurs de louage si pressés, ignorant que la mort guette à chaque virage. Inutile de rivaliser de vitesse avec eux, ils connaissent toutes les crevasses qu’ils savent éviter pour ne pas tomber dedans. Le Kef est la ville la plus élevée de la Tunisie. Elle est, «depuis la plus haute Antiquité, la principale ville du Haut-Tell et du Nord-Ouest tunisien dont elle constitue, jusqu’à une date récente, le centre politique, le plus important centre religieux et la place forte dominante». Juchée sur une altitude de près de 600 mètres, adossée à la fameuse Kasbah construite au début du 17e siècle pour abriter la garnison turque (l’oujak) et qui surplombe la vaste plaine, connue sous l’appellation «la bhira» du Kef. C’est le chef lieu du gouvernorat qui comprend 11 délégations dont deux, Sakiet Sidi Youssef et Kalaat Senan, limitrophes avec l’Algérie. De toutes les régions du pays, elle est la seule qui a vu sa population diminuer d’année en année. De 272.000 en 1994, le nombre d’habitants est tombé à 258.000 lors du recensement général de 2004 puis à 242.000 lors du dernier recensement de mai 2014. Le gouvernorat du Kef, comme d’ailleurs plusieurs autres régions du pays, n’a pas bénéficié d’une attention particulière depuis l’indépendance du pays, bien que les disparités régionales aient, de tout temps, constitué un souci majeur pour les gouvernements successifs, sans pour autant arriver à mettre en place une véritable stratégie de développement.

La politique de la collectivisation des années soixante de l’ancien super ministre de Bourguiba, Ahmed Ben Salah, a fini par déstructurer le tissu social et paupériser la population qui vivait, essentiellement, de l’agriculture et qui, au lendemain de l’indépendance, était à 85% rurale. Mais, le facteur le plus déterminant est à caractère politique. Car «c’est bel et bien en termes politiques que se posent aujourd’hui les problèmes régionaux en Tunisie. Et c’est dans ces termes avant tout qu’ils doivent être appréhendés». L’approche basée sur l’aspect économique et qualifiée «d’approche misérabiliste qui s’inscrit dans une politique de sauvetage», n’a pas eu l’effet escompté sur le développement de la région, parce qu’elle , toujours escamoté «les aspects politico institutionnels», comme l’écrivait Ezzeddine Moudoud dans «L’impossible régionalisation jacobine et le dilemme des disparités régionales en Tunisie». Pourtant, c’est la politique qui a, depuis les premières années de l’indépendance, tout guidé, traçant les grandes orientations dans tous les domaines et initiant les grandes réformes. Depuis l’indépendance du pays, Le Kef a vu se succéder 34 gouverneurs dont cinq entre 2011 et 2016, à raison d’un gouverneur tous les 15 mois. Et quand on sait que le gouverneur a toujours été un véritable pionnier du développement et que la plupart des gouverneurs nommés au Kef étaient soit des «stagiaires», soit en fin de carrière, on comprend l’accumulation des problèmes qui continuent à handicaper le développement. Autre point, non moins important. L’élément régional qui, faut-il le rappeler, a constitué un des critères les plus importants dans le choix des ministres. Mais ni Bourguiba, ni son successeur n’ont réussi à réaliser une représentativité équitable au niveau des gouvernements successifs, pas plus que les gouvernements de transition, ou encore l’actuel gouvernement dit d’union nationale de Youssef Chahed, favorisant des régions au détriment d’autres. «Et il est notoirement connu que les régions qui monopolisent le pouvoir exécutif sont les mieux nanties sur les plans politique, social et économique» (Mounir Charfi, «Les ministres de Bourguiba»). Le Kef a été fortement handicapé sur ce plan et il a fourni très peu de ministres depuis le premier gouvernement Habib Bourguiba en 1956, un du temps de Bourguiba, Dr Dhaoui Hanablia, un pendant la période de Ben Ali, Abderrahim Zouari, un dans le gouvernement intérimaire de Béji Caïd Essebsi, Mouldi Kéfi, un dans l’équipe de la Troïka, Abdellatif Mekki, aucun dans le gouvernement Jomâa, un petit strapontin dans l’équipe de Habib Essid, la jeune secrétaire d’Etat aux Affaires des martyrs et des blessés de la révolution, Majdouline Cherni qui a été promue ministre dans l’actuel gouvernement. Et ce n’est pas en raison d’un manque de compétences mais, plutôt, par « cécité politique », dit-on du côté des militants keffois du parti « présidentiel ». Quid des enfants de la région ? «Ils sont obnubilés par la politique, minés par leurs divergences internes et obsédés par des manœuvres de carrière personnelle», écrivait déjà la fille de Dahmani, Faouzia Zouari, dans Jeune Afrique, en juillet 2009. Depuis, rien n’a changé, ou presque. Quant aux élus de la région, à part deux ou trois, les autres brillent par leur mutisme et leur silence.

Une infrastructure de base inhibitrice

Toutefois, le gouvernorat du Kef, à l’instar des trois autres gouvernorats du Nord-Ouest (Jendouba, Siliana et Béja), a bénéficié de trois programmes de développement: la sauvegarde du milieu écologique avec la lutte contre l’érosion et la protection des zones forestières, la mise en place de programmes de scolarisation et de santé publique et une timide modernisation de l’agriculture avec la transformation des anciennes fermes coloniales en coopératives de production. Côté industrie, la région n’a pratiquement bénéficié d’aucun effort, avec, seulement, la création un peu plus tard, en 1980, de la cimenterie Oum El Klil à Tajerouine. Ce qui a, énormément, handicapé le développement industriel de la région et les quelques entreprises privées de petit format génératrices de peu d’emplois qui n’ont pas réussi à avoir «un effet d’entraînement et de croissance régionale» relevait, déjà en 1986, Habib Attia dans une étude intitulée «Problématique du développement Nord-Ouest tunisien». L’infrastructure de base, notamment les réseaux routier et ferroviaire, par ailleurs inhibitrice et paralysante parce qu’elle ne s’est pas développée de manière soutenue, pour ne pas dire qu’elle n’a pas connu d’amélioration notable, a fait que les efforts d’investissement sont restés modestes eu égard aux énormes difficultés de transport, notamment, qui font que la région n’attire pas les gros investisseurs tunisiens ou étrangers. De même, les modestes investissements sociaux se sont avérés insuffisants pour améliorer la qualité de vie des habitants et réduire un chômage de plus en plus persistant et endémique avec, actuellement, des pics de près de près de 40% parmi les jeunes, un taux de pauvreté des plus élevés et une paupérisation du monde rural. Ce qui a, énormément, contribué à la paupérisation et au déracinement de la population.

Un grand chantier en manque de stratèges

La scolarisation massive n’a pas suffi à réduire les inégalités avec les autres régions. Deux indicateurs suffisent à illustrer ces inégalités, un bachelier du Kef a moins de 1% de chance d’accéder à une filière médicale contre une moyenne nationale de 1,7%, et 6% de chance d’accéder à une filière d’ingénieur contre une moyenne nationale de 8 %. «Les régions défavorisées ne connaîtront pas de réel développement sans le développement de leur capital humain, et il ne servira pas à grand-chose de «greffer» des projets à coups d’investissements si ces régions ne disposent pas d’un capital humain capable de mener le développement» (Mohamed Hédi Zaïem : «Les inégalités régionales et sociales dans l’enseignement supérieur» — Institut arabe des chefs d’entreprise). Les compétences, même parmi les enfants de la région, rechignent, pour la plupart, à s’y installer, la privant d’un apport de développement certain. En plus d’un manque de solidarité et d’une quasi absence de vision prospective. Et pourtant ! Le Kef comme toutes les autres régions du Nord-Ouest ne manque pas d’atouts, ni de potentialités, ni de ressources, non plus. Les quelques études réalisées sur la région ont montré qu’elle pourrait prétendre à un meilleur niveau de développement. L’équilibre régional, ce leitmotiv qui revient, sans cesse dans les différents gouvernements, nécessite une nouvelle vision du modèle de développement. Et c’est au gouvernement de montrer l’exemple en initiant un modèle de développement qui prenne en compte les atouts de la région et ses potentialités en ressources humaines et naturelles et leur valorisation optimale. Avec des secteurs comme l’agroalimentaire, les carrières, les mines (Sra Ouertane attend, depuis 1983, d’être exploitée), mais aussi le tourisme culturel qui pourrait valoriser les vestiges historiques de la région qui datent depuis des milliers d’années. Mais il ne faut pas trop compter sur le gouvernement qui ne pourrait pas tout faire. La société civile, bien présente et très active, pourrait monter le chemin. Les compétences de la région, nombreuses mais pour la plupart «expatriées», pourraient effecteur un gros travail de sensibilisation auprès des gouvernants. Le Kef, «c’est un grand chantier en manque d’ingénieurs et de stratèges sur le long terme». (Dixit Faouzia Zouari).

B.Oueslati

 

 

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