Les tunisiens et la police: le silence des agneaux

Le voile de l’arène politique semble jeter de l’ombre sur le cœur de ce qu’a été le régime de Ben Ali, à savoir sa police. Il a suffit d’organiser des

élections pour l’Assemblée Constituante Nationale, durant lesquelles le ministère de l’intérieur tunisien a refusé catégoriquement de fournir à l’ISIE la liste des ex du RCD, pour oublier le pouvoir maléfique d’une grande part de ce ministère. Il a suffit de voir passer Ennahdha pour penser, en commençant par les militants même de ce parti, que tout est dans la poche: si Ennahdha gagne les élections ceci signifie que la police, leur ennemi juré, n’a plus de pouvoir. Il a suffit de nommer un ex emprisonné islamiste à la tête du ministère de la terreur, comme on usait l’appeler au temps de la dictature, pour rêver que la police était finalement « propre ».

Il a suffit pour les tunisiens de penser pouvoir maltraiter un policier au coin d’un carrefour, tout comme faisait la grande partie de ceux qui portaient l’uniforme avec les citoyens durant la dictature, pour croire que tout a changé. Il a peut-être aussi suffit de ne plus les voir partout dans les rues ou encore d’avoir entendu dire que Rajhi avait disloqué la police politique pour respirer enfin l’air de la liberté.

Personne ne semble se poser la question de ce qui se passe aujourd’hui entre les murs du ministère de l’intérieur, celui qui a été encerclé le 14 janvier 2011 pour exiger le départ du dictateur.  En effet, a-t-on oublié que les tunisiens ne sont pas allé frapper à la porte du palais de Carthage ou au siège du gouvernement à la Kasbah mais le « jour de la délivrance », l’Avenue a été occupée car dans son coin septentrional il y’a le fameux ministère de l’intérieur : symbole du régime de la dictature.

Depuis le 14 janvier 2011, trois gouvernements se sont succédés, mettant en première ligne Mohamed Ghannouchi suivi par Caied Essebsi et aujourd’hui le gouvernement de Jebali. Ces premiers ministres n’ont rien en commun et pourtant leur « politique » de sécurité est identique. La police qui semble avoir perdu ses habitudes de persécution quotidienne dans les rues et de corruption diffuse continue pourtant à utiliser les manifestations de rue comme le lieu privilégié où récupérer le pouvoir qui l’a alimenté pendant des décennies. La police n’a pas changé.

La violence organisée et bien orchestrée que les agents de la police ont employé pour dissiper les sit-in de Kasbah 1 et 2 sont exactement les memes que nous avions déploré quand Beji Caied Essebsi avait limogé Farhat Rajhi pour mettre à sa place le chef de cabinet du ministère de l’intérieur de 1997 à 2000, Habib Essid. Quand les manifestants « islamistes », et pas seulement, ont été pourchassés et agressés sauvagement par la police dans la mosquée de la Kasbah à Tunis il y’a de cela quelques mois, la société civile s’était levée pour exiger une enquête à Caied Essebsi afin d’expliciter ces méthodes à la Ben Ali.

Le 9 avril 2012, pour ne citer que la dernière « bavure » de la police, devant une interdiction de manifester dans l’Avenue Habib Bourguiba des manifestants pacifiques ont décidé de braver la « règle » et se sont vu charger par une police préparée, munie de pierres et de gaz lacrymogènes, ainsi que de la fameuse ligne de violents provocateurs. Ces « mondassine » qui se sont colorés, tels des caméléons, de toutes les teintes de l’arc en ciel depuis des mois ont été appelés par les uns et les autres, selon les circonstances,  RCDistes, laïques ou islamistes. Faut-il être un voyant pour deviner que ces milices qui se cachent derrière la police depuis la Kasbah 1 pour provoquer les violences ne sont autres que les milices de la police ? pourquoi la police tunisienne devrait changer son comportement ? pourquoi devrait-elle obéir à tel ou tel ministre ou président alors que Ben Ali en avait fait ses chiens de garde, leur donnant plein pouvoir tout en en les rendant dépendant de lui car financièrement trop affaibli comme corps ?

Je ne me hasarderais pas à énoncer qu’il existe un Etat dans l’Etat mais l’idée n’est pas si mauvaise. Au fond, la police qui semble avoir été fidèle à son boss (el m3allem) jusqu’au bout n’a aucune bonne raison pour perdre le pouvoir qu’elle avait. Chaque membre de ce corps, qui au lieu d’offrir la sécurité aux citoyens les tenaient sous l’emprise de la terreur et de la constante menace de persécution, a subi une grande humiliation à la suite de la chute du régime mais ceci ne semble pas en avoir déstabilisé la violence. Le ministère de l’intérieur est toujours à sa place et les quelques têtes qui ont été très gentiment invitées à partir à la retraite n’ont pas changé l’air qui se respire dans les rangs de la police.Aucun procès n’a été entamé afin d’initier un parcours de justice contre les tortionnaires et les abus par eux perpétrés. Aucun dossier n’a été sorti de ce gouffre de souffrances. Aucun ancien dirigeant n’a payé pour ce qu’il a ordonné ou exécuté.

Après avoir vu les expressions du ministre actuel de l’intérieur lors de la séance plénière de l’Assemblée Constituante appelée pour discuter des faits du 9 avril, nous pouvons entrevoir une réponse claire à ces questionnements. Son désarroi va à compléter l’avertissement que ce même ministre a reçu dès son investiture avec la diffusion de la vidéo des actes innommables le figurant en prison de la part de qui filmait ce qui se passait entre les barreaux des geôles de Ben Ali. La police obéit aux ordres de qui elle veut et maintenant l’heure est arrivée de comprendre à qui appartiennent ces ordres.

On peut toujours continuer à jouer à l’autruche et à préférer comme au temps du régime de rester loin de cette police ou encore à donner la culpabilité aux manifestants qui ne respectent pas les lois ou qui se méritent la leçon car appartenant à l’autre camp. Les faits démontrent comment personne a échappé à ces violences durant les derniers mois et personne n’en échappera tant que la police aura le pouvoir d’agir avec les mêmes méthodes qu’elle a toujours appliqué nous rappelant trop bien les temps de la révolution populaire. Le rêve de liberté ne sera réel que le jour où on se sentira protégés par la police et non plus menacés, quelle que soit notre appartenance politique.

Par Wejdane Majeri