Tunisie: Justice transitionnelle ou justice transactionnelle ?!

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La Justice transitionnelle, la récente constitution de commissions par le ministère des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, ainsi que le  projet de loi qui sera présenté prochainement à l'ANC, par al Joumhouri... Tels sont les thèmes sur lesquels s'appuie la réflexion, ici présentée, de Houda Cherif, membre du bureau politique d'Al Hizb al Joumhouri, chargée de la Justice transitionnelle.

"Un an et demi après le 14 janvier 2011, la Tunisie, tout comme les autres pays du monde qui ont connu une histoire de dégradation et de dictature, se retrouve face à son passé, à une phase de transition que je qualifie -si je dois comparer la Tunisie à une personne physique- d’une période de convalescence suite à une sérieuse et longue maladie qui s’est pris à son corps aujourd’hui fragile et vulnérable.

Pour éviter l’inquiétude et la peur qui pourraient dégénérer en frustration de la part du malade ou sa famille, les médicaments injectés doivent être exposés et expliqués aux personnes concernées.

C’est le cas de notre Tunisie qui, après avoir vécu sous diverses atteintes aux droits de l’Homme, et après avoir souffert d’une marginalisation spectaculaire de secteurs, de groupes et de régions, fait face aujourd’hui à une multitude et un volume extraordinaire d’ infractions et de violations d’ordre socio-économique qui dépasse les capacités de la justice ordinaire et l’empêche de les traiter d’une manière adéquate.

Dans ce cadre même, je dois insister sur le fait que nous ne pouvons passer au-dessus de toutes ces blessures simplement par l’oubli pour repartir à zéro comme si de rien n’était surtout si nous souhaitons reconstruire ce pays et restaurer son tissu social. L’auto réflexion, la révision et la responsabilisation s’imposent car dans le cas contraire les réactions vont varier du silence amer et du déni à la rancœur et mécontentement.

Le nombre de pays qui sont passés par cette  phase ne comptent pas du tout sur les doigts de la main. La Justice transitionnelle a touché plusieurs dizaines de pays dans le monde et a su dans la plupart des cas instaurer un climat de paix et de réconciliation.

Comment fonctionne la Justice transitionnelle ?

Même si la justice transitionnelle se base nécessairement sur un certain nombre de principes dont le droit à la vérité, le droit à la justice et à la réparation et le droit à la garantie de la non répétition, il n’existe pas au jour d’aujourd’hui de modèle de Justice transitionnelle précis, identique et applicable à tous les pays. Chaque pays va trouver son propre modèle qui prend en considération son identité socio-culturelle, son histoire et ses aspirations.

Au fait, toute bonne approche de Justice transitionnelle cohérente et complète doit être faite sous la lumière de 4 principes fondamentaux qui tiennent en compte:
-Le respect des droits et conventions internationaux dans le domaine des droits de l’homme.
-Le respect des spécificités du pays et du contexte général lors de la conception et de la mise en œuvre de la Justice transitionnelle tout en considérant que  le succès de ce processus et ses stratégies exigent la participation du plus grand nombre de citoyens et citoyennes dans un cadre de vaste consultation nationale transparente menée par des personnes de confiance.
-Traiter les inégalités entre les sexes ainsi que toutes les formes de discrimination fondées sur l’appartenance politique ou idéologique.
-Assurer un équilibre  social et économique entre les régions.

Et c’est pour ces dernières caractéristiques mêmes de la Justice transitionnelle que je considère le lancement de ce processus en Tunisie primordial pour l’apaisement social entre les différents groupes sociaux et les différentes régions. Il ne faut pas nier aujourd’hui que les cas du  malaise  social, si j’ose dire,  sont le fruit d’une certaine  crainte de voir prévaloir  l’impunité ou le recours à une justice transactionnelle à la place d’une justice transitionnelle.

En effet, à la lumière des expériences de par le monde, suite à la détérioration de la sécurité,  de la situation économique et l’absence du discours social dans le pays, la Justice transitionnelle vient donner de l’espoir pour un meilleur avenir.

J’admets que dans certains cas la transaction peut faire partie de la Justice transitionnelle mais cela nécessite obligatoirement une transparence et une explication des conditions de l’accord avec une précision des critères de sélection au public afin d’éviter toutes diffamations de la réalité et faire avorter toutes rumeurs malsaines.

Cette justice ne doit en aucun cas être sélective d’une façon aveugle ni être  bâtie sur la haine, la rancune ou l’esprit de vengeance. Cette Justice transitionnelle est un long chemin et le moindre retard sur le signal de départ se répercuterait sur le point d’arrivée.

D’après l’article 24 de la Loi constitutionnelle n°06-2011 du 16 décembre 2011, cette Loi parfois qualifiée de «mini-constitution» tunisienne et relative «à l'organisation provisoire des pouvoirs publics» en Tunisie, je cite :« L’Assemblée Nationale Constituante adopte une loi fondamentale qui régit la justice transitionnelle et détermine son domaine de compétence.»

Cela présume que la Justice transitionnelle doit être encadrée juridiquement par une loi précisant tout acte relatif à ce processus. Cette loi devrait conduire et commander tout ce parcours dans ses divers aspects. Cela dit, il est inquiétant de voir des opérations de confiscation, des accords établis, des juges et des directeurs d’établissement démis de leurs fonctions,  sans que la justice transitionnelle ne démarre effectivement.

C’est encore plus inquiétant et même alarmant d’entendre parler de constitution d’une  commission nationale et de plusieurs commissions régionales. Ces commissions dites ‘ techniques’ et ayant pour but l’élaboration d’une vision de la Justice transitionnelle viennent d’abord bien en retard car aujourd’hui c’est le processus même qui aurait dû démarrer et non l’élaboration de la vision.

Ces commissions constituées dans la discrétion, auraient dû être réglées par la loi et par conséquent soumises à un consensus de sélection bien défini et bien transparent qui assurerait la non implication des membres dans les manœuvres de l’ancien régime ou leurs complicités avec une partie quelconque.

Ces mêmes commissions utiliseront donc les mécanismes de la Justice transitionnelle hors processus légal. Ces commissions ont été annoncées vendredi lors d’une conférence de presse au siège du ministère des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle comme par hasard au surlendemain de la conférence  de presse d’al Joumhouri pendant laquelle un projet de loi de 26 articles organisant et régularisant le processus de la Justice Transitionnelle a été présenté. Pour une transition démocratique saine et valide, cette trajectoire essentielle doit être légiférée et remise dans un cadre juridique qui orchestrerait toutes ses actes.

Expériences étrangères et conventions internationales

Notre projet s’inspire des expériences étrangères et des conventions internationales des Droits de l’Homme et regarde de près toutes les spécificités de la Tunisie. Il pourra, pour atteindre un consensus national, faire sujet de débat au sein de l’Assemblée Constituante suite à des consultations régionales des différents représentants auprès de leurs régions respectives.

Comme toute autre loi de la Justice transitionnelle, ce projet se fonde sur quatre mécanismes :
-L’investigation et le dévoilement de la vérité,
-La poursuite judiciaire ou la reconnaissance de la faute et l’accord sur le pardon entre le bourreau et sa victime,
-Les réparations aux victimes,
-Les réformes institutionnelles afin d’éviter la répétition, garantir une bonne gouvernance et permettre l’inscription de ces dépassements dans la mémoire collective du peuple.

Cette même loi impose la nécessité de la mise en place d’un organe indépendant formé de différentes parties de la société civile allant des victimes ou leurs familles, aux juristes, aux spécialistes en psychologie, en sociologies, aux historiens, médecins, agents du fisc, experts en contentieux de l’Etat, hommes, femmes, jeunes de diverses régions et divers milieux sociaux… Elle limite aussi la période de fonctionnement de cette instance et précise les critères de candidature de ses futurs membres, définit ses prérogatives, ses mécanismes de travail, etc.

Cette instance indépendante qui se chargera spécialement de la justice transitionnelle ne supplantera pas les tribunaux mais traitera avec l’institution judiciaire. L'une de ses caractéristiques les plus importantes  est le fait qu’elle associerait les victimes pour une Justice transitionnelle où la victime qui représente le centre de tout ce processus participerait à toutes les étapes de la préparation, la mise en œuvre et le suivi.

La Justice transitionnelle est d’une grande importance pour les pays en transition. Son application à travers un processus participatif, consultatif et transparent dans un cadre juridique bien conforme aux normes requises ne va pas seulement aider à atteindre les objectifs de la justice transitionnelle mais aussi à  réussir tout le processus de la transition démocratique.

L’annonce faite par le ministère des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle vendredi 22 juin nous incite à nous poser une question fondamentale: avons-nous démarré la justice transitionnelle sans que l’Assemblée Constituante n’adopte une loi qui régit le processus et qui garantirait la réussite d’un discours national loin de toute hégémonie partisane ou gouvernementale ? ".

Houda Cherif
Membre du Bureau Politique / Chargée de la Justice transitionnelle
Comité de Soutien à l'Assemblée Nationale Constituante
Al Hizb al Joumhouri