Abdelaziz Belkhodja : "Les élections de 2019 verront le triomphe des Indépendants"

 Abdelaziz Belkhodja : "Les élections de 2019 verront le triomphe des Indépendants"

A neuf mois de la présidentielle, les préparatifs battent leur plein du côté des partis politiques et des personnalités concernées, dans une ambiance envenimée où tous les coups sont permis. Et c’est la Tunisie, déjà au fond de l'abîme, qui risque de payer très cher cette situation chaotique.

Pour y voir plus clair, nous avons contacté l’écrivain et homme politique Abdelaziz Belkhodja qui nous livre dans cette interview son avis sur la course électorale. Pour lui, les élections de 2019 vont confirmer le triomphe qu'ont connu les Indépendants en 2018.

Esape Manager : Comment voyez-vous cette année électorale?

Abdelaziz Belkhodja : J'aurais préféré voir la désignation d’un gouvernement de gestion pour diriger le pays sans que ses membres ne soient concernés par les échéances électorales. Durant cette période critique, la Tunisie a un réel besoin d'un gouvernement qui travaille sans calculs. Mais la soif du pouvoir a fait que le pays va subir les problèmes d'un gouvernement qui, au lieu de faire son boulot, est en train de créer une formation politique pour gagner les futures élections. 
Résultat, jamais la Tunisie n'a connu une crise aussi profonde.

Mais Youssef Chahed a le droit de créer son parti ?!

Le problème n'est pas exactement là. Chahed a le droit d'aspirer à poursuivre son action politique et tout groupe a le droit de se constituer en parti, mais il faut le faire dans les règles de l’art.  Certes ces règles ne sont pas écrites, mais la tradition interdit aux politiciens en poste de profiter de leur situation dominante pour influencer les électeurs.

Ce qui se passe chez nous relève de pratiques indignes d'un pays en voie de démocratie. Logiquement Chahed doit quitter le pouvoir pour s'occuper des élections au lieu de se servir de son poste pour continuer à promettre de faire dans l’avenir, ce qu'il n’a pas fait actuellement.

Comment voyez-vous la naissance du parti de Chahed ?

À part l'indécence de sa constitution alors que le chef du gouvernement est toujours en poste, pour le moment, le reste n'a pas beaucoup de sens pour le moment. Le parti n'existe même pas, il n'a aucune identité politique, il s'auto-définit, sans manifeste, ni même un dépliant, comme étant dans le giron du bourguibisme. 

Je pense que ses fondateurs ignorent tout de Bourguiba et de son combat. Tahya Tounes est plus un fourre-tout qu'un mouvement politique, c'est une mauvaise copie de Nidaa de 2014, un Nida sans cause puisque Tahya Tounes est déjà allié de fait d'Ennahdha alors que Nidaa, en 2014, avait fait vivre l'illusion de l'adversité.

D'ailleurs, Tahya Tounes est le refuge préféré des nomades politiques puisque l'essentiel des députés réunis autour de cette formation en sont à leur troisième ou quatrième allégeance politique. C'est aussi le refuge des "prépondérants", ces oligarques tunisiens qui recherchent un parapluie politique au détriment de l'intérêt national.
 
Tout cela en fait un mouvement dépourvu de toute dynamique positive qui, à mon humble avis, est voué à l'échec, ou pire encore, à demeurer un mort-né.

Selon vous pourquoi Youssef Chahed ne manifeste pas son leadership sur ce parti?

Il ne peut pas le faire parce qu'il veut demeurer à la tête du gouvernement et profiter ainsi, jusqu'au dernier moment, de deux avantages essentiels, le premier est une sorte de "prime à la gouvernance" qui est estimée par les spécialistes à 10% de l'électorat. 

Le second avantage est de profiter de son poste pour influencer les milieux des affaires et des médias et profiter des nombreuses institutions de l'État pour s'imposer politiquement.

Est-ce que cela pourrait avoir des conséquences importantes sur le scrutin ?

Vous savez, la Tunisie est loin d'être peuplée par des imbéciles. Si Chahed avait défini sa politique, s'il avait choisi les hommes idoines, fait des efforts et réussi dans certains domaines, il aurait obtenu la confiance de nombreux citoyens, mais vu les résultats catastrophiques et l'absence totale de positionnement par rapport à des problèmes fondamentaux, il n'attirera qu'un flux de profiteurs ou de gens qui cherchent une protection, de gens qui ne sont attirés que par la proximité au pouvoir. C’est-à-dire des opportunistes sans aucune plus value pour lui et son parti. Le vrai problème est que la Tunisie va énormément souffrir de ces pratiques.

Pourtant, il y a un certain vide politique et une absence de leader. Ce qui fait que de nombreux Tunisiens voient en Youssef Chahed l’homme providentiel de la situation?

La lecture des élections depuis 2011 indique que les Tunisiens ne sont pas primaires dans leurs choix. La meilleure preuve est donnée par la lecture des résultats des municipales où Ennahdha et Nidaa ont connu un recul historique. Les Tunisiens ont voté majoritairement pour des Indépendants. Aux municipales, ce sont des gens sans expérience des élections, sans moyens, sans soutien médiatique ni autre, qui ont gagné. Et largement. 

Monsieur Zargouni a tenu à les éliminer des résultats en plaçant Ennahdha à la première place et Nidaa à la seconde, au motif qu'ils ne constituent pas un ensemble, pourtant, oui, ils constituent un ensemble très clair. Ce sont les anti partis et nous assistons à la gestation d'une tendance anti-système. Cette tendance anti-système, qui est un mouvement mondial, se poursuivra en 2019 en Tunisie. 

Une réussite majeure des Indépendants en 2019 est envisageable et dépendra de leur capacité à présenter une alternative au système existant, à commencer par le référendum d'initiative populaire qui permettra de sortir le pays des nombreux pièges de la Constitution de 2014.

Cette Constitution inadaptée à notre réalité qui a institué une république impuissante et un système électoral qui, systématiquement, accouche d'un mauvais gouvernement.

Comment pouvez-vous argumenter sur cette éventuelle victoire des Indépendants?

Pour la grande majorité des gens, leur première motivation pour le vote, c'est le bilan. Ennahdha a perdu les deux tiers de ses électeurs, Nidaa les trois quart, comment voulez-vous que Chahed puisse récupérer quoi que ce soit avec un bilan bien plus maigre que ceux d'Ennahdha et de Nidaa?

Vous pensez que Nidaa va disparaître ?

Tout est possible, Nidaa peut revenir en force comme il peut disparaître. Cela dépend de la volonté et du respect du principe démocratique de ses dirigeants. Si ces derniers décident de rappeler tous les fondateurs et les personnalités qui ont donné, en 2013, au mouvement sa puissance, en commençant cette fois-ci par instituer le principe démocratique, Nidaa reviendra très vite en force et sera soutenu par plusieurs composantes socio-politiques dont l'UGTT et les Destouriens sincères. Par contre si le fils Caïd Essebsi continue à squatter le parti, Nidaa sera définitivement enterré en 2019.

Mais certains conditionnent cette renaissance de Nidaa avec la présence de Béji Caïd Essebsi et sa candidature pour la Présidentielle ?

J'ai parlé du respect du principe démocratique. Les fondateurs et les personnalités fiables n'accepteront de revenir que si Nidaa devient un parti qui se respecte par son fonctionnement. C'est loin d'être une chose acquise car les mauvaises volontés et les médiocres sont encore légion dans ce parti. Mais il s'agit de l'intérêt de la nation et non de celui d'une clique, je crois que les personnalités fiables qui ont fondé Nidaa en 2012 ne tomberont plus dans le panneau.

Comment voyez-vous les résultats des législatives de 2019 ?

Ennahdha poursuivra sa chute. Les nouvelles affaires la concernant sont d'une gravité extrême et les Tunisiens ne veulent plus de l'hypocrisie et de la dangerosité de l'islam politique. Tahya Tounes, même avec beaucoup d'argent et d'influence, ne dépassera pas les 12 à 13%, ce chiffre étant celui de ceux qui soutiennent tous les pouvoirs en place, ils étaient avec Ben Ali, puis avec Ennahdha puis avec Nidaa, ils soutiendront Chahed. Sauf que Chahed n'a aucune solution pour demeurer au pouvoir, car le pouvoir est à la Kasbah et pour y demeurer, il faut gagner les législatives. Or c'est peine perdue, car personne ne gagnera les législatives en 2019 et aucune coalition partisane viable ne pourra former un gouvernement.

Chahed n'a qu'une possibilité de garder un semblant de pouvoir, c'est se présenter à la présidence, mais son bilan pourra jouer contre lui.

Alors selon vous, qui gouvernera en 2020 ?

Je ne peux qu'émettre des hypothèses, les Indépendants, associations et autres forces sociopolitiques ont travaillé sur le terrain, dans toutes les zones du pays, pour assister, aider, investir. Ils ont vu le recul que subit le pays et par réaction, ils sont désormais déterminés à s'engager politiquement. 

Leur connaissance du terrain leur a prouvé l'étendue de l'irresponsabilité du pouvoir. Ils ont vu des millions de gens dans le besoin absolu, absence d'équipements, absence de projet, absence de transport, absence de santé, absence d'éducation, et ils ont surtout subi, malgré leur engagement, le sabotage des instances de l'État et de certains partis qui voient d'un mauvais œil l'arrivée de ces jeunes pleins d'enthousiasme et de moyens. 

C'est ainsi qu'un nombre important de militants d'associations ont décidé de se constituer en partis politiques, sans pour autant cesser leurs activités associatives. 

Jouissant de moyens intellectuels, humains, organisationnels bien plus utiles et intelligents que ceux des partis, et ayant des moyens financiers d'origine parfaitement transparente, ils ont décidé de s'engager plus profondément dans la politique pour ne plus avoir à subir les petitesses administratives. 

Leur vision, dotée de projets et de plans bien pensés et exécutables – grâce à leur expérience – ne manqueront pas d'attirer les électeurs. Leur rapprochement ou leur fusion avec les Indépendants pourrait facilement constituer cette force politique tant attendue des Tunisiens et qui pourra rafler la mise électorale en réussissant ce qu'aucune organisation politique n'a jusque-là réussi: faire voter tous ceux qui, depuis 2011 déjà, n'ont aucune confiance en les politiques et dont le nombre n'a fait qu'augmenter depuis.

Tout cela est certes théorique, mais je me base sur le triomphe des Indépendants en 2018, cette réussite va les pousser à se réunir. Je pense que l'avenir leur appartient car l'Etat lui-même, dans sa forme actuelle, est devenu une machine nocive pour le pays. 

L'Etat de demain est en train de se mettre en place, il sera beaucoup plus digital et bien moins ridicule et inutile que l'actuelle machine mi mafieuse mi incompétente qui a été mise à nu par la révolution.

Propos recueillis par Cheker Berhima

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