Le « Big deal » de l’élection présidentielle : un sacré dilemme

Le « Big deal » de l’élection présidentielle : un sacré dilemme

 

A presque quarante jours de l’élection présidentielle et à moins d’une semaine de la clôture du dépôt des dossiers de candidature, les deux premiers partis représentés au Parlement qui plus est, forment la coalition au pouvoir n’ont pas dévoilé le ou les noms de leur candidat à ce scrutin.

Pour un observateur étranger, c’est irréel. Alors que les élections se préparent plusieurs mois à l’avance et que de toute façon il y a toujours un candidat naturel de chaque parti important, ne pas disposer d’un compétiteur ou ne pas en dévoiler le nom en temps utile est une façon étrange d’exercer la démocratie.

Pour les Tunisiens, c’est une véritable énigme dont ils veulent percer le secret, tant cela les concerne au plus haut point. Ne pas le faire, c’est leur faire des cachotteries qu’ils finiront par sanctionner de la manière la plus directe.

Pour les deux premières formations à l’Assemblée des représentants du peuple, nommément Ennahdha et Tahya Tounes le retard qu’ils mettent à se choisir un candidat est dû au fait que l’élection présidentielle a été avancée suite au décès du président de la République en titre Béji Caïd Essebsi.

Cet argument ne tient pas car en tout état de cause, un scrutin présidentiel était prévu pour le 17 novembre et les candidatures devaient être déposées en septembre au plus tard. De toute façon un grand parti politique dont le rôle essentiel est de participer aux élections doit être toujours prêt pour mener une campagne électorale.

Quelles sont donc les raisons qui font que ces deux partis n’ont pas encore de candidat déclaré. Pour Ennahdha, il ne fait pas de doute qu’il est dans une situation inconfortable. A peine sorti de la mise en place de ses listes aux élections législatives qui fut laborieuse et conflictuelle, ce parti est confronté à ce qui semble être pour lui un grand défi.

Alors que pour lui, l’élection présidentielle représente une échéance mineure, en raison des attributions limitées consenties à la fonction, le Mouvement islamiste veut y concourir par procuration, comme il le fit en 2014 lorsque ses bases ont accordé leur suffrage à Mohamed Moncef Marzouki, à l’époque président du parti Congrès pour la République (CpR). Si le nom de l’enseignant en droit, Kaïs Saïd a été propulsé aux premiers rangs dans les sondages c’est qu’Ennahdha comptait lui faire jouer ce rôle.

Bien qu’on ait toujours avancé que le candidat naturel du mouvement islamiste est son président Rached Ghannouchi, ce dernier n’a jamais envisagé de se présenter à ce scrutin, tant il savait que ses chances étaient minces de pouvoir être présent au second tour, encore moins d’être en mesure de remporter cette élection.

Mais le fait que la date de l’élection présidentielle a été avancée et qu’elle va se tenir avant le scrutin législatif a complètement changé la donne. Car être absent de l’échéance présidentielle et de la campagne électorale qui va la précéder, c’est perdre une occasion en or de mobiliser l’électorat nahdhaoui autour d’un candidat ce qui va servir inéluctablement le scrutin législatif prévu trois semaines après et que le parti islamiste compte remporter pour avoir le droit de conduire le gouvernement post-élections et peut-être même diriger le Parlement.

En présentant son président comme tête de liste de la plus importante circonscription électorale du pays, Tunis 1, Ennahdha ne cache pas ses ambitions de prendre les premiers postes à l’ARP et au gouvernement.

D’ailleurs la réunion tenue ce week end du Majlis Choura d’Ennahdha, sa plus haute instance entre deux congrès a montré un clivage entre ceux qui mettent en avant la nécessité d’avoir un candidat à l’élection présidentielle et ceux qui sont d’avis de soutenir un candidat de l’extérieur à condition qu’il soit proche du mouvement et qu’il réponde à certains critères comme celui de défendre les objectifs de la révolution et d’être attaché au processus de transition démocratique.

Parmi les candidats issus des rangs d’Ennahdha, on a cité nommément Abdefattah Mourou, Samir Dilou et Abdellatif Mekki avec bien sûr une priorité accordée au leader du Mouvement Rached Ghannouchi qui peut du reste concourir pour les deux scrutins législatif et présidentiel.

En raison de ce clivage aucune décision n’a été arrêtée et la réunion du Majlis Choura est restée ouverte jusqu’à mardi prochain, délai de rigueur qui risque de ne pas être respecté du reste.

Qu’en est-il de l’autre parti de la coalition gouvernementale, Tahya Tounes? La disparition de Béji Caïd Essebsi le met dans de sales draps. Pour preuve dès le lendemain c’est un ministre du gouvernement Chahed qui est porté aux nues et non le chef du gouvernement lui-même comme on aurait dû le constater. En effet c’est le ministre de la Défense nationale, Abdelkarim Zbidi qui a été propulsé aux devants de la scène, tout le monde lui trouvant des qualités pour accéder à la magistrature suprême.

De nature discret, peu porté sur les médias, bénéficiant de la considération que les Tunisiens portent à l’armée nationale, sa proximité avec le chef de l’Etat disparu -puisqu’il était le dernier à avoir été reçu par le président Essebsi dans son bureau quelques jours avant son décès- lui donnent une aura certaine qui lui profitera s’il se présente aux suffrages des Tunisiens, ce qu’il n’a pas encore fait bien qu’on prévoie qu’il ne va pas tarder à le faire.

C’est d’ailleurs pour montrer qu’il n’a pas perdu la confiance du président défunt que le chef du gouvernement Youssef Chahed s’est prêté à la longue interview qu’il a accordée à la chaine de la télévision nationale Al-Wataniya 1(avec d’autres médias à savoir Hannibal-TV, la radio nationale, et Shems-FM). Ainsi s’est-il appesanti avec force détails sur sa rencontre avec le président de la République alors qu’il était en soins intensifs lors de son premier malaise comme pour démentir les rumeurs sur le refus du chef de l’Etat défunt de le recevoir. D’ailleurs il a reconnu que le président Essebsi lui avait fixé un rendez-vous avant de l’annuler, ce qui reste pour lui a-t-il dit « une énigme ».

Au cours de cette interview, Youssef Chahed a indiqué sans ambages que sa décision concernant son éventuelle candidature à l’élection présidentielle a été prise et qu’il la fera connaître ultérieurement, arguant qu’il était venu comme chef de gouvernement et il ne voulait pas de mélange du genre. Surtout que l’on risque de le critiquer pour avoir utilisé les moyens de l’Etat dans une campagne électorale avant terme.

Mais voilà plusieurs jours après cette interview aucune annonce n’est rendue publique. Le comité politique du Mouvement Tahya Tounes réuni samedi s’est contenté de proclamer dans un communiqué qu’il a décidé de « demander à son président Youssef Chahed de se porter candidat à l’élection présidentielle et de convoquer une réunion extraordinaire de son Conseil national pour le jeudi 8 août 2019 pour examiner cette question ». Ce qui lui laisse peu de temps avant la clôture du dépôt des candidatures fixée pour le lendemain 9 août.

Pourquoi ces atermoiements ? Est-ce à dire que des concertations sont menées entre les deux premiers partis du Parlement pour arrêter le nom d’un candidat commun qui ne pourrait être que Youssef Chahed. Le président de Majlis Choura d’Ennahdha, Abdelkarim Harouni l’a laissé entendre.

Car à l’évidence en prenant ses distances à un moment de Béji Caïd Essebsi et en se rapprochant de Youssef Chahed dont il a défendu le maintien à la tête du gouvernement le parti islamiste compte avoir un jeune leader de l’autre camp pour préserver la politique de consensus (le fameux tawafok) qui lui a permis de demeurer au pouvoir depuis les élections de l’Assemblée nationale constituante en octobre 2011.

Si le mouvement islamiste lui tend la main, Chahed va-t-il ne pas la saisir ? Il est fort peu probable qu’il le fasse. Quand bien même cela risque de lui valoir d’être taxé « d’homme d’Ennahdha » et de lui coûter les suffrages de la famille politique à laquelle il dit appartenir, la famille centriste, moderniste et démocratique dont le projet est aux antipodes de celui des islamistes.

Sacré dilemme !

RBR

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