Le gouvernement et après : le grand malentendu et des paradoxes à la pelle

Le gouvernement et après : le grand malentendu et des paradoxes à la pelle

Beaucoup de Tunisiens ont poussé un ouf de soulagement lorsque aux alentours de 3h du matin de ce jeudi 27 février au terme d’une très longue séance plénière, le président de l’ARP annonçait que le gouvernement formé par Elyès Fakhfakh a obtenu l’investiture de la représentation nationale.

Enfin le pays est doté d’un exécutif près de quatre mois et demi après les élections législatives dont il est issu. Le pays ne pouvait attendre plus longtemps.

Cet accouchement au forceps devait mettre un terme à une période d’incertitude qui n’a que trop duré, pouvait-on imaginer. Ce n’est pas aussi sûr. Car à la première épreuve, tout l’édifice, péniblement échafaudé risque de tomber comme un château de cartes.

A l’évidence, les échéances électorales de 2019 ont enfanté des institutions qui comportent les germes de leur neutralisation et à plus au moins bref délai de l’implosion de l’ensemble si on n’y prend garde et on ne cherche à anticiper des solutions aux problèmes qui émergeront inéluctablement.

En effet, un grand malentendu préside à tout l’édifice issu des élections présidentielles et législatives précédentes. Ainsi, un président de la République jusque-là sans aucune expérience des affaires publiques a été élu à une très large majorité sans que lui-même ne fasse l’effort d’exposer aux électeurs un programme qu’il ne possède d’ailleurs pas.

La légitimité des urnes devrait lui donner les moyens légaux de mettre en œuvre les changements qu’on attendait de lui et qui devraient modifier le quotidien de la grande masse de jeunes qui l’a porté à la plus haute charge de l’Etat.

Sauf que les prérogatives que lui reconnait la Constitution ainsi que les usages de la seconde République ne lui permettent que des pouvoirs étriqués avec lesquels il ne peut pas avoir prise sur les problèmes multiformes du pays.

S’escrimer avec les textes

Ainsi doit-il s’escrimer avec les textes, les institutions et les personnes pour imposer sa marque et mettre en place ses idées. S’il en fait trop il sera taxé d’introduire une nouvelle dictature. S’il n’en fait pas assez, il décevra les espoirs de ceux, nombreux qui ont cru en lui.

En recevant les ministres de l’Intérieur et de la Santé (du gouvernement chargé d’expédier les affaires courantes) et en leur donnant des instructions sur des sujets qui ne rentrent pas dans ses attributions même s’ils concernent la sécurité nationale (dans son sens le plus large), le président Kaïs Saïed a montré qu’il ne va rester enfermé dans ses prérogatives stricto sensu.

De même, il a pris des libertés avec les consultations prévues par la Constitution dans le choix de la « personnalité la plus apte » à former un gouvernement, lorsque le premier parti à l’ARP a échoué à obtenir la confiance pour son candidat.

Avec l’épée des élections législatives anticipées qui feraient suite à la dissolution de l’assemblée législative, suspendue au-dessus de la tête des partis représentés au Parlement, il est parvenu à imposer l’homme de son choix ainsi que d’ailleurs la coalition gouvernementale chargée de prendre les rênes du pays.

Mais à l’évidence, l’un et l’autre sont contestés par ceux-là mêmes qui leur ont accordé leur confiance pour conduire les affaires du pays. D’ailleurs à la première épreuve, cette coalition aurait pu voler en éclats.

On a frôlé la catastrophe lors du débat qui a eu lieu le mardi 3 mars à l’ARP sur la proposition de loi déposée par le mouvement Ennahdha prévoyant l’introduction d’un seuil (de 5%) lors des prochaines élections législatives (qui ne devraient avoir lieu théoriquement qu’en 2024 !?). Ce test n’est pas aussi anecdotique qu’il n’y parait. Il est un révélateur grandeur nature de toutes les incohérences de l’équipe formée autour d’Elyès Fakhfakh.

Les paradoxes au sein de ce gouvernement sont à la pelle. A entendre les responsables des partis en principe alliés au sein de la nouvelle équipe au pouvoir, peu de choses les rapprochent et un grand fossé les sépare. Que ce soit au niveau des options économiques ou des orientations sociales, peu de dénominateurs communs se retrouvent entre un parti Ennahdha ultralibéral et un Mouvement Echaâb d’obédience dirigiste et socialisante.

Qu’en sera-t-il des rapports avec le FMI et sur le sujet de l’indépendance de la Banque Centrale, questions cruciales s’il en est, à propos desquels les avis divergent du tout au tout. Elyès Fakhfakh aura certes à arbitrer mais en mettant à des postes clés ses fidèles lieutenants, il devient partie prenante des tiraillements qui ne manqueront pas d’émerger, ce qui ajoutera à la confusion. D’autant plus, que ne disposant pas de soutien partisan, il risque d’être mis en minorité, perdant ainsi de son autorité et de son leadership.

Comment se conjugue le futur ?

Si la relation entre le président de la République et le président de l’ARP qui est aussi le chef du premier parti au Parlement est en voie de devenir chaque jour un peu plus conflictuelle, par la force des choses, la question qui se pose est aujourd’hui et elle est déterminante :

Comment va fonctionner le binôme Kaïs Saïed et Elyès Fakhfakh. Le chef du gouvernement est certes conscient que sans le blanc-seing du président de la République, il n’aurait pas accédé à la fonction éminente qu’il occupe, mais cela va-t-il se conjuguer dans le futur. Jusqu’ici les exemples des deux derniers chefs du gouvernement Habib Essid puis Youssef Chahed dans leurs rapports avec Feu l’ancien président Béji Caïd Essebsi n’augurent rien de bon.

Le chef de l’Etat a anticipé toute velléité de prééminence du locataire de la Kasbah en faisant connaître haut et fort qu’il n’y aura pas deux timoniers à diriger le bateau. Beaucoup y ont décelé un message adressé à Rached Ghannouchi alors que la réalité est qu’il s’agit d’une mise en garde claire envers le chef du gouvernement. Kaïs Saïed a certes affirmé que le gouvernement n’est pas le sien mais celui d’Elyès Fakhfakh comme le stipule la Constitution, mais qu’en sera-t-il dans la réalité.

Verrons-nous le conseil des ministres transférer ses travaux au Palais de Carthage comme le permet d’ailleurs la Loi suprême qui dispose qu’en ce cas le président de la République en préside les travaux. Les ministres seront-ils convoqués à la présidence de la République pour recevoir les instructions du chef de l’Etat quand bien même il ne s’agirait que de recommandations.

Certes on nous promet des rapports apaisés et une collaboration à la loyale entre les deux têtes de l’Exécutif, ce qui serait une bonne chose mais, les grains de sable peuvent s’accumuler pour gripper la machine, surtout si les entourages s’emmêlent, chacun voulant défendre le domaine réservé de son patron. Surtout que ni l’un ni l’autre ne disposeront d’un délai de grâce et qu’ils devront faire vite pour répondre aux attentes multiples et variées du pays.

De la nature des relations qu’ils établiront avec la représentation nationale dépendent beaucoup de choses. C’est là d’ailleurs où le bât blesse. La majorité est-elle aussi unie qu’elle ne le devrait autour du chef du gouvernement censé être son chef comme il est d’usage dans un régime parlementaire.

Quand bien même les partis et blocs membres de la coalition ont signé un document contractuel de référence, il ne s’agirait que d’un engagement moral, qui comme les promesses ne valent que pour ceux qui veulent bien y croire.

Le Parlement, l’antre des problèmes

Ce qui risque d’ajouter à la confusion c’est l’état du Parlement écartelé, tiraillé, quasi-ingouvernable. Chaque séance plénière est un véritable calvaire où les députés se lancent mutuellement des invectives et des insultes plus qu’ils n’avancent dans le travail législatif qui leur revient. Les scènes auxquelles l’opinion publique assiste médusée, puisque les travaux sont télévisés ne font pas honneur à la représentation nationale.

Le discrédit qui en résulterait pour l’ensemble de la classe politique pourrait d’ailleurs être fatal pour la démocratie naissante qui perdrait toute crédibilité. On n’imagine pas d’ailleurs que la législature irait à son terme dans ces conditions à moins que les groupes ne concluent un gentleman agreement dont on voit mal qu’il puisse être imaginé par des groupes qui veulent en découdre.

La formation du gouvernement signe-t-elle la fin des problèmes du pays. A l’évidence, il n’en est rien. Puisque, pour résumer nous avons un président de la République à la légitimité incontestable qui n’a que peu de pouvoirs, un chef de gouvernement sans légitimité qui conduit les affaires du pays, un gouvernement formé autour d’une majorité parlementaire qui se déchire et une assemblée législative au bord de la paralysie.

Cela n’est pas de bon augure. A moins que des hommes et des femmes de bonne volonté n’associent leurs efforts pour sortir le pays de l’ornière. Mettre tout à plat : régime politique, mode d’élection, partage des pouvoirs, etc.. « Un dialogue national » sous l’égide de personnalités et d’organisations dont l’autorité morale est indiscutable est plus que jamais nécessaire pour que l’exception tunisienne, si complexe soit préservée. Le plus tôt serait le mieux.

RBR

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