Les partis politiques en Tunisie: De quelle bonne gouvernance parle-t-on ?

Les partis politiques en Tunisie: De quelle bonne gouvernance parle-t-on ?

Par Nouha Belaid 

Depuis la révolution du 14 janvier 2011, de nombreuses initiatives politiques ont eu lieu au point que nous enregistrons aujourd’hui plus de 209 partis politiques dont certains de leurs membres sont présents actuellement dans l’Assemblée Nationale des Représentants du Peuple (ANRP) et d’autres sont actifs sur la scène politique. 

D’ailleurs, l’un des grands apports juridiques de la révolution était l’adoption dès 2011 d’un texte libéralisant la création de partis politiques. En effet, le décret-loi nº 2011-87 du 24 septembre 2011 portant sur l’organisation des partis politiques consacre dans son premier article la liberté de constitution des partis politiques. L’article 5 de ce même décret-loi précise qu’il est « interdit aux autorités publiques d’entraver ou de ralentir l’activité des partis politiques de manière directe ou indirecte ».

Mais il s’agit presque de 10 ans depuis la date de la révolution tunisienne, alors qu’il est quasi-impossible de parler de la bonne gouvernance des partis politiques en Tunisie. En effet, combinée au monopole exercé en 2014, par « Ennahdha » et « Nidaa Tounes », la démultiplication des partis n’a pas arrangé les choses  et les alliances du pays n’ont mené nulle part en l'absence d’une bonne formation à la vie politique.

La gouvernance actuelle des partis politiques en Tunisie

Tel que confirmé par Wafa Tamzini, « le rôle des partis politiques en Tunisie a longtemps été confiné à un jeu d’acteurs, dont le scénario était directement écrit par le chef du parti qui était, jusque 2010, également systématiquement le chef de l’État ». 

Il s’agit d’une confusion entre État et le parti, dont l’origine est la conception très personnelle que développait Habib Bourguiba à propos du pouvoir et du rapport de ce dernier à la patrie. 

Ceci était également le cas, par la suite, avec Zine El-Abidine Ben Ali. Ce dernier a permis de mettre en place « une opposition légale, avec des partis autorisés, le tout sous contrôle direct du Rassemblement constitutionnel démocratique, parti succédant au Parti socialiste destourien ». 

Ce n’est qu’à partir de 2011, avec l’adoption du décret-loi nº 2011-87 du 24 septembre 2011 portant sur l’organisation des partis politiques, que sera légalisée réellement la liberté de constitution des partis politiques. De même, théoriquement, selon la Constitution, le Président de la République doit être politiquement neutre, avoir un rôle inclusif et parler au nom de tous les Tunisiens et non pas d’un seul parti politique. 

Quant à l’ANRP, l’éventail des partis représentés au sein du Parlement, est très large et s’étend des partis islamistes à l’extrême gauche en passant par les partis séculiers, les centristes et les conservateurs.

Au sein du parti politique, la loi sur les partis politiques oblige les partis à publier leurs statuts et leurs rapports financiers, mais selon Isabel Schäfer, ces documents sont rarement mis à la disposition des citoyens. D’ailleurs, elle ajoute : « à quelques exceptions près, tous les partis tunisiens souffrent d’un manque de démocratie interne ». Certains partis n’organisent pas d’élections internes, sinon les responsables sont nommés par le fondateur du parti ou par le chef du parti. De plus, la nomination des membres dans les instances de direction et les congrès électifs sont ajournés sans fixer une date ultérieure. 

Sur le plan financier, les cotisations ne sont pas régulièrement demandées auprès des adhérents du parti politique. Certains citoyens adhèrent même au parti sans payer des cotisations. Ceci nous pousse à mettre l’accent sur la source de financement des partis politiques surtout que les cotisations des membres sont minimes et ne sont pas collectées de manière systématique. 

De même, les partis ne reçoivent pas de financement de l’État à l’exception des aides financières pendant les campagnes électorales. Donc les partis dépendent essentiellement des bailleurs de fonds individuels et des donneurs, sachant que la loi sur les partis politiques en Tunisie interdit le financement étranger des partis politiques. Ceci n’a pas empêché certains partis de recevoir néanmoins – par des voies indirectes – des dons de l’étranger.

Dans son rapport général portant sur le financement des campagnes électorales des élections présidentielles 2019, rendu public mardi 10 novembre 2020, la Cour des comptes a mentionné que cinq partis seulement sur un total de 221 ont présenté leur état financier annuel relatifs aux ressources et dépenses pour la période 2014-2019, conformément au décret-loi n°87 portant sur l’organisation des partis politiques en Tunisie. De plus, ce rapport a confirmé que certains partis politiques ont reçu durant la campagne électorale des virements dont la source n’est pas connue.

En outre, certains propriétaires de médias tunisiens sont proches de certains partis et leur accordent certains avantages quant à la présence publique des partis, sinon certains hommes politiques détiennent déjà des médias en Tunisie. C'est l'exemple de Nabil Karoui, propriétaire principal de « Nesma TV ». Ainsi le rapport de la Cour des comptes a mentionné qu’il n’a eu aucune réaction de la part de l’ISIE contre la publicité politique assurée par certains titres de presse écrite et la presse électronique à l’exception de deux cas.

Ainsi, les alertes lancées par la Cour des Comptes appellent à revoir le cadre législatif qui réglemente les élections en Tunisie. Ceci dit, le financement étranger des partis politiques est toujours faisable quand il s’agit d’un lobbying politique mondial, mais l’éthique en matière de gouvernance des partis politiques s’impose.
 
Les défis des partis politiques tunisiens

Selon le statisticien Hassan Zargouni, « la vie des partis ne compte pas pour l’opinion » surtout que la crise socio-économique risque de tout remettre en cause en absence de la satisfaction des citoyens des politiciens.

En effet, le paysage politique souffre d’une forte fragmentation vu le grand nombre des partis politiques, dont la plupart sont des très petits partis. Ceci a eu bien évidemment des répercussions négatives sur les électeurs potentiels. Aujourd’hui, de nombreux citoyens ne connaissent ni ces partis ni leurs candidats, et ce, en l'absence d’une classe politique bien formée et d’un programme politique rigoureux. 

De même, la présence d’un seul leader à la tête d’un parti politique contribue réellement au morcellement du paysage politique, car la Tunisie a besoin d’une élite politique. Ce manque de démocratie interne pourrait provoquer une crise au sein du parti tel qu’il a été le cas avec  Nidaa Tounes et « l’affaire » relative aux ambitions politiques de Hafedh Caïd Essebsi, fils du fondateur du parti et ex-Président de la République Béji Caïd Essebsi. 

Par la suite, le « tourisme partisan » empêche l’évolution des partis politiques. C’est le fait que les députés, notamment les membres éminents et les responsables de parti changent fréquemment d’un parti à un autre. Ceci nuit partiellement à l’image du parti en l'absence de stabilité et de solidarité entre les partisans du parti en question.

Isabel Schäfer confirme que « les partis politiques sont rarement vus comme des représentants des intérêts de la population ou comme un instrument pour la formation d’une opinion politique, mais plutôt comme un moyen pour défendre des intérêts personnels ou des idéologies particulières ou pour pouvoir participer au jeu politique » .

De l’autre côté,  la scène politique tunisienne fait face à trois défis : améliorer l'offre politique, instaurer une gouvernance participative et mettre en place une dynamique d'invention de nouvelles solutions ». Ce qui rend nécessaire pour les partis politiques de se remettre en question, de tirer les leçons du passé et de placer l’intérêt des Tunisiens avant toute chose. Les partis politiques doivent travailler sur la stabilité du paysage politique.

Pour une gouvernance meilleure des partis politiques tunisiens

D’après la dernière étude de DRI, l’examen de la situation des principaux pays démocratiques a permis d’identifier un noyau de mesures visant à moraliser la vie politique notamment en matière de transparence et de déontologie. « Il s’agit notamment des mesures anti-corruption, de la prévention des conflits d’intérêts, de la limitation des emplois familiaux, du contrôle de l’utilisation des indemnités liées à l’exercice du mandat ».

Ainsi, afin d’assurer une bonne gouvernance des partis politiques tunisiens, certaines valeurs devront être présentes, à savoir : la transparence, l’intégrité, la redevabilité, la responsabilité (envers qui/quoi? Les principes démocratiques ? L’intérêt général ? Un fonctionnement adéquat du gouvernement ?), la démocratie participative (au moment de la prise de décision politique et la formulation des politiques publiques), la parité (organes et adhérents du parti, dimension genre, jeunesse), la réactivité (vis-à-vis de qui/quoi ? Les principes démocratiques ? L’intérêt général ?), l’approche consensuelle, la tolérance, l’équité, la solidarité, une culture du débat et une saine émulation d’idées, le respect des droits de l’homme, la non-violence, et la séparation du parti et de l’Etat, du parti et du gouvernement.

Un parti politique est appelé d’ailleurs à  la formation et au recrutement de l’élite politique, à la formulation des politiques publiques, à l’articulation et l’agrégation d’intérêts, à la proposition de politiques publiques et options ou offres politiques différentes/ alternatives construisant une pluralité de choix dans le système politique, à l’éducation civique, à la socialisation politique et mobilisation, et à l’organisation du gouvernement et de l’opposition selon les règles du jeu politique. Les partis politiques doivent également viser à la consolidation et à la défense de l’intégrité de l’Etat.

Ainsi, afin d’assurer cette bonne gouvernance, certaines directives sont à entreprendre, selon EISA:

-Les partis politiques sont disposés à avoir un code éthique et un code de conduite ;

-Les partis politiques doivent avoir des procédures transparentes et démocratiques en matière de vote et d’appel pour toutes les élections internes ;

-Les partis doivent procéder à des audits financiers périodiques. Des rapports périodiques doivent être soumis au comité d’audit interne du parti ; 

-Les partis politiques doivent assurer une gouvernance démocratique interne, en termes de participation des membres, de système d’information, de gestion du patrimoine, des comptes, des audits, de l’administration et des élections internes ;
-Les partis politiques doivent avoir des élections crédibles et régulières à différents niveaux pour différents postes, avec des mandats nouveaux ou renouvelés pour leurs dirigeants ;

-Les partis politiques doivent clairement définir ce pour quoi ils existent et se distinguer sur une base idéologique et/ou programmatique ;

-L’adhésion au parti politique doit être volontaire, ouverte et non discriminatoire ;

-Les partis doivent avoir des politiques et des processus d’élaboration et de formulation de politiques qui sont inclusives et participatives pour leurs adhérents ;

-Les manifestes et les politiques des partis doivent se traduire en un agenda de supervision ou de contrôle du gouvernement en cours ;

-Les partis politiques devraient organiser des conférences régulières conformément aux dispositions constitutionnelles basées sur un ordre du jour et des PV, ainsi que des réunions régulières des structures exécutives ;

-Les partis politiques devraient avoir des procédures idoines ou appropriées pour la prise de décision ;

-Les partis politiques devraient recruter et promouvoir les femmes, la jeunesse et les groupes marginalisés dans les organes du parti, et aux postes stratégiques de direction au sein du parti et dans le gouvernement, ainsi que comme candidats du parti aux emplois publics à tous les niveaux.

-Les partis politiques doivent rendre disponibles les documents fondamentaux détaillant et définissant leurs fonctions, leurs règles et leurs règlements internes, leurs visions, et leurs programmes politiques ;

-Les partis doivent avoir des fonctions internes de communication qui diffusent l’information à propos des décisions, politiques, débats et dates importantes des conférences, des congrès ; de même qu’au sujet des noms et coordonnées des titulaires de postes, des structures du parti, à l’intention de tous les membres du parti ;

-Les partis politiques doivent viser et s’efforcer de conquérir le pouvoir étatique ou gouvernemental uniquement par des moyens constitutionnellement légitimes ;

-Les dirigeants doivent pratiquer l’ouverture et accepter la critique et les idées différentes.

-Les partis doivent faire une revue de leurs structures de gestion afin de s’assurer qu’ils respectent la parité homme-femme ;

-Les partis politiques doivent assurer des discussions intra-partis libres, et tolérer la critique de ses politiques et dirigeants, et des points de vue discordants de ses membres ;

-Les partis politiques doivent avoir des mécanismes internes de gestion des conflits.

Pour résumer, la gouvernance actuelle des partis politiques en Tunisie empêche l’évolution de la scène politique en Tunisie face aux défis rencontrés. Les conflits qui émergent souvent au sein des coalitions politiques ne sont que de vifs exemples, et aucun changement n’aura réellement lieu si ces directives citées plus haut ne seront pas entreprises. 

La naissance d’une force politique représentée par un parti politique, sur des bases solides, contribuera à la présence d’une élite politique et par la suite d’un gouvernement de compétences politiques via le processus démocratique des élections.
 

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