Bchira Ben M’rad, la pionnière du Mouvement Féminin en Tunisie

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Parler du mouvement Féminin en Tunisie ne peut pas se faire sans évoquer le nom de Bchira Ben Mrad qui a été la première femme tunisienne à penser dans les années 30 à créer une organisation féminine.

Avec le soutien de son père, le Cheikh El Islam Mohamed Salah Ben Mrad,  Bchira  a fondé en 1937, la première organisation féminine Tunisienne, à savoir l’Union Musulmane des Femmes de Tunisie.

Contrairement à ce que certains ont fait croire, le Cheikh Ben Mrad qui a été victime d’une grande injustice qui salit encore sa mémoire, a donné une éducation moderne à ses filles qu'il mêla étroitement à la vie intellectuelle et culturelle de la Tunisie.

Il est à préciser que le Cheikh a certes discuté certaines positions de Tahar Haddad concernant l’émancipation de la femme et a demandé de donner aux réformes  le temps nécessaire à leur compréhension et leur assimilation par une population colonisée et analphabète. Mais il a toujours reconnu que certaines idées de Haddad ne sont pas en opposition avec la Chariâ. Selon lui, l'émancipation de la femme tunisienne passait avant tout par l'instruction et l'éducation de celle-ci.

Bechira Ben Mrad revient sur la création sur l’UMFT

Ainsi donc, à l’occasion de l’anniversaire de la promulgation du code de statut personnel donnant plus de libertés juridiques à la femme tunisienne en date du 13 août 1956, soit il y a exactement 57 ans, Espacemanager a décidé de vous présenter une partie de l’œuvre de Feu Bechira Ben Mrad à travers un extrait d’une interview qu’elle a accordée quelque temps avant sa mort à la journaliste Noura Borsali qui a été diffusé au magazine Réalités, ainsi qu'à travers  un document édité par le Professeur Moncef Barbouch .

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Ainsi lorsqu’on lui a demandé l’origine de son idée avant-gardiste de créer la première organisation féminine de l’histoire de la Tunisie, Bchira Ben Mrad a déclaré :

« Ce qui m’a poussé à réfléchir à créer ce cadre, c’était avant tout la situation dans laquelle se trouvait notre pays. C’était l’époque coloniale et nos dirigeants étaient soit en exil, soit en prison. Je me souviens qu’un jour alors que je devais avoir 13 ou 14 ans j’ai entendu une discussion entre nos dirigeants sur la colonisation et sur la situation désastreuse que connaissait le pays. C’était dans le cadre d’une réunion qui s’est tenue chez Hédi Ben Othman, à Sidi Bou Saïd, et à laquelle ont assisté de nombreuses personnalités dont M. Mahmoud el Materi.

Je pense que c’est à partir de ce moment que fut enraciné en moi le sentiment patriotique et que j’ai eu l’idée de créer un cadre qui puisse nous permettre d’agir pour la cause nationale. A l’époque, les femmes n’étaient pas   présentes dans le Mouvement national. Et grâce, d’une part à mes lectures de l’Egyptienne Houda Echaaraoui, et d’autre part aux encouragements de mon père, Cheikh Mohamed Salah Ben Mrad, l’idée a commencé à germer dans ma tête.

Un jour, cela devait être en 1937, on m’a rapporté que Belhaouane et d’autres militants destouriens avaient organisé une kermesse qui devait leur permettre de collecter de l’argent en faveur des étudiants nord-africains en France et que cette kermesse n’avait pas réussi à atteindre ses objectifs. C’est alors que j’ai eu l’idée d’en organiser une avec les femmes.

Nous avons alors informé les dirigeants destouriens comme Belhaouane et Mongi Slim de notre initiative. Bien qu’ils fussent sceptiques au départ, ils finirent par donner leur accord trois jours après. Nous avons alors préparé notre fête comme il se doit en sensibilisant les femmes (c’était avant la création de l’UMFT) en constituant d’abord un comité d’organisation composé de Naama Ben Salah, Tawhida Ben Cheikh, les filles Hajjaji (dont le père était ministre), Hassiba Ghileb et Nebiha Ben Miled. Nous avons réussi à regrouper des milliers de femmes à Dar el Fourati, rue El Mestiri et à collecter une très grosse somme d’argent  qui a été remise aux responsables destouriens et acheminée aux étudiants en France.  

Fort de cette réussite après (en 1937), nous avons créé, quelque jours après, l’Union Musulmane des Femmes de Tunisie, après information et accord de quelques destouriens comme Belhaouane, Mongi Slim, Jallouli Fares et Rachid Driss. ».

Bourguiba a essayé de l’effacer de l’Histoire

Après ce témoignage historique, voici le document édité par le Professeur Moncef Barbouch, qui retrace le véritable «chemin de croix» parcouru par cette illustre militante des droits de la femme :

« Je me remémore encore d’une époque où je m’apprêtais à effectuer un travail qui me tenait à cœur et de la plus grande importance ! Il s’agit de la réalisation d’une série de documentaires filmiques portant le titre : «Mémoire nationale», et j’ai décidé d’accélérer la réalisation de ce travail pour de nombreuses raisons.

J’étais en ce moment préoccupée au plus haut point et j’avais commencé de procéder à des enregistrements avec le cheikh Mohamed Salah Neifar –que Dieu lui accorde sa miséricorde- quand j’ai été contactée par l’un des plus justes dirigeants et des plus nobles et des plus rares militants de la Tunisie, ceux dont l’histoire reconnaitra le désintéressement et l’attitude résolue de soutien de la justice dans les circonstances les plus sombres par lesquelles le pays est passé.

C’est le professeur, le grand frère vertueux Abdelhak Lassoued qui m’a dit : « Veux-tu écouter une femme qui garde secrètes les étapes les plus importantes du militantisme national…Mais elle voudrait confier cela à des gens de confiance ». Cela a été pour moi une occasion irremplaçable et une grâce providentielle alors que je recherchais des gens contemporains et proches de Bourguiba et du mouvement national… et c’était vraiment une opportunité inattendue préférable à mille rendez-vous…Le jour convenu, et ce fut effectivement une occasion surprenante… le professeur (Lassoued) est venu me voir et nous sommes allés ensemble au rendez-vous que j’attendais impatiemment.

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Cette femme militante grandiose habitait au quartier Mellassine, non pas le quartier pauvre situé près du quartier Hellal mais le quartier Mellassine à Hammam-Lif près de la montagne Boukornine. Quand nous sommes arrivés au quartier pour rencontrer l’avant-gardiste Bchira Ben Mrad, j’ai remarqué les eaux stagnantes et les ordures dispersées partout et pour la première fois j’ai senti que cette femme qui était la fille d’une grande famille respectée et des plus nobles familles tunisiennes et dont le père – que Dieu ait son âme-était Cheikh du pays et Mufti Diar Ettounissia » J’avais pensé : «Elle a dû sûrement souffrir amèrement de son existence dans ce marécage».

Mon compagnon m’a prévenu à propos des pierres sur lesquelles nous allions marcher pour parvenir à atteindre l’immeuble populaire où habitait cette grande dame, et mon impatience de le rencontrer augmentait. J’avais en effet essayé de rassembler quelques renseignements à son sujet avant de la rencontrer et j’ai été surprise quand j’ai connu le nombre de lourds sacrifices qu’elle a consentis pour la gloire de la Tunisie…Et rapidement je me suis dit : « Bourguiba n’a pas seulement effacé l’histoire mais a effacé les êtres humains de la mémoire nationale et avait été extrêmement adroit dans cet exercice. C’est le «Zaïm» unique, le sportif unique, etc.…».

… En rentrant je l’ai saluée, elle m’a souhaité la bienvenue et m’a demandé de m’assoir près d’elle mais j’ai senti en ce moment que mon instinct ne m’avait pas trahi. J’ai effectivement senti que j’étais en présence d’une grande et imposante Dame, acceptant avec patience les épreuves que Dieu lui faisait subir les derniers jours de sa vie alors qu’elle était fière, j’avais rarement vu une femme qui lui ressemblait…Des larmes m’avaient mouillé les yeux et j’avais essayé de cacher cela, alors qu’un dicton m’est venu à l’esprit : اِرحَمُوا عزيزَ قوْم ذ َلّ ou « Ayez de la miséricorde pour la personne chère à ses gens, devenue servile ». (Il s’agit en fait d’un message de clémence du Prophète Mohamed issu d’un Hadith).

Avec des paroles polies, elle a souhaité la bienvenue à mon compagnon qu’elle disait considérer comme son fils valeureux et a ordonné à l’une des dames de céans de nous apporter une boîte, ce qu’elle fit après quelques minutes et comme elle gémissait pendant qu’elle ouvrait son trésor précieux et son secret caché, en regardant les objets et en les mettant en ordre, elle a commencé à parler : « J’ai emmené Bourguiba au Bey pour le lui présenter et durant ces jours il voulait entrer dans le mouvement national, et voici quelques photos qui m’appartiennent où je l’accueille au moment où il retourne au pays ».

Et elle m’a remis une photo en noir et blanc dans laquelle Bourguiba descend du paquebot et sur sa tête le tarbouch alors qu’elle était voilée, avançant en le précédant sur l’échelle du bateau.

La photo qui l’a suivie montre des manifestations sur des bateaux en pleine mer et sur les chemins de fer et elle les avait commentées en disant «Ce sont des photos de manifestations sortant en Tunisie de Bizerte à Ben Guerdane lorsque les autorités coloniales ont exilé mon père le Mufti du pays après le Congrès du Destin en août 1946…et après son retour en Tunisie en venant de France, Bourguiba l’avait écartée et exilée alors qu’elle l’avait présenté au Bey, l’avait soutenu et l’avait aidé matériellement et moralement et avait cru en lui et ses semblables».

« Et voici des reçus, et voici des lettres de X et Y demandant davantage de fonds pour compléter leurs études à Paris ». J’ai su de sa part que c’était la première femme à organiser des fêtes et à créer des occasions pour collecter des fonds servant à la poursuite des études des futurs cadres dirigeants de la Tunisie. Elle dépensait également pour leur compte à partir de ses fonds propres pour permettre de former une jeunesse consciente et instruite qui guiderait la Tunisie de demain. La récompense de ces personnes a été qu’ils l’ont abandonnée comme proie à Bourguiba qui lui a fait goûter –que Dieu lui accorde sa miséricorde- toutes les variétés de tourments. Elle m’a lu quelques lettres dont certaines contiennent : « Mama B’chira, envoie moi plus de fonds pour payer le loyer de la pension » et l’autre : « si tu ne m’envoies pas d’argent, je vais interrompre mes études », etc.… La plupart de ces personnes sont devenues des ministres et des dirigeants, et cette héroïne a vécu dans l’humiliation et la pauvreté alors qu’ils profitent de la vie. Et personne n’est venu à son secours alors qu’elle patiente en acceptant son destin.

J’ai vu ce jour de nombreuses photos avec des personnalités de renommée internationale et nationale, et avec des discours dans les tribunes mondiales, alors qu’elle expliquait la cause tunisienne et défendait son pays à un moment où Bourguiba n’était pas encore apparu dans la scène comme un leader unique. Cette femme seule avait procédé à la création de la première association féminine qui est l’Union Féminine Musulmane de Tunisie) en 1937. Alors que beaucoup d’associations féminines ont été créées après « l’indépendance » dont « Les femmes démocrates » nulle d’entre elles n’a défendu celle qui a été à l’avant-garde de celles qui ont postulé à l’obtention de leurs droits. Cette femme est l’héroïne et le leader madame Bchira Ben M’rad que Dieu l’accueille dans sa miséricorde. Son grand-père le cheikh Ahmed Ben M’rad était un mufti hanéfite et son père le Cheikh Mohamed Salah Ben M’rad Cheikh Islam hanéfite auteur du célèbre ouvrage « Al Hidad âla Imraat El Haddad » …

Les Femmes ne l’ont pas défendue !

Parmi les citations de ses paroles : « Il faut que la femme marque sa contribution dans la vie, il faut lui octroyer une éducation religieuse utile pour qu’elle s’apprête à porter et à garder le gage que Dieu lui a confié ». Il ne fait pas de doute que ce message a la signification d’une vue conservatrice qui traduit l’influence de l’environnement familial sur B’chira Ben M’rad. Ce à quoi elle a appelé est l’éducation et elle a dit dans ce sens : « la femme tunisienne a évolué, a élevé son degré de réflexion et est devenue capable de gérer son environnement, elle exprime ses préférences, déplore et apprécie et désapprouve et comprend l’état du pays dans tous ses aspects. Elle participe aux activités dans les associations caritatives, sociales et scientifiques. Je suis heureuse de tout cela et j’entends parfois ce qui me dérange comme les demandes en mariage et les choses de ce genre.

A la fin des jours de la militante, Ben Ali, le président déchu, a entrepris de créer un prix qui porte son nom : « Le prix Bchira Ben M’rad ». Sa situation avec ce prix me rappelle le proverbe populaire disant : « Il a vécu à espérer un mystère, quand il est mort on lui a épinglé une branche de dattes».

…Sachant pertinemment les graves injustices dont elle a été victime à l’époque de Bourguiba, Ben Ali lui avait pourtant promis une maison convenable où elle puisse terminer le reste de ses jours et cette promesse n’a pas été tenue jusqu’à sa mort.

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Quand j’ai vu l’amas formidable de documents et de preuves et le parcours dynamique de cette femme vertueuse, j’ai décidé d’enregistrer une séance avec elle…

Le 24 avril 1990, je quittais mon pays natal avec mon épouse vers la France et le destin a voulu que je rencontre le fils valeureux de la Tunisie, le professeur Abdelhak Lassoued et sa femme ensemble dans le même voyage. Nous en étions heureux et j’ai dit : « C’est une occasion de compléter la discussion concernant mon projet prometteur…mais ma joie n’a pas duré longtemps parce que j’ai été arrêté le même jour à l’aéroport de Tunis-Carthage. Mes rêves de réaliser mon projet sur « la mémoire nationale » se sont évaporés. Et trois mois après mon arrestation j’ai fui de l’ombre du pouvoir injuste dirigeant la Tunisie…et une période de 21 ans est passée depuis cela alors que je suis encore décidé de réhabiliter cette femme héroïque.

En 1993, mon héroïne a rejoint le créateur –Nous reviendrons tous à Dieu et que Dieu lui accorde sa miséricorde et l’accueille dans son Paradis- . Est-ce que ce qui a été pris parmi ses documents et son trésor précieux sera conservé et ce que je récupérerai un jour a donné les sources documentaires et enregistrements qui m’ont été subtilisés de ma maison au début des années 1990 lorsque je m’étais enfui?

J’espère que je terminerai ce travail même avec le peu qui me reste en reconnaissance pour une Dame qui a ignoré superbement les hommes qui l’ont trompée et qui ont voulu discréditer son parcours militant… »

Nous l’espérons aussi et nous souhaitons vivement qu’un effort collectif de toutes les forces démocratiques doit être entrepris pour faire connaitre aux nouvelles générations les mérites de Bchira Ben Mrad, cette femme exceptionnelle qui avait tout sacrifié non seulement pour la cause de la femme tunisienne mais aussi  et surtout pour celle de l’indépendance de la Tunisie..

Kaïs Ben Mrad