Bourguiba et la tentation de la normalisation

Bourguiba et la tentation de la normalisation

Par Ahmed Abbes* et Mohamed Larbi Bouguerra**

Depuis plusieurs années, les États arabes rivalisent dans une course à la normalisation de leurs relations avec l’État colonial sioniste. Ce qui a abouti mardi 15 septembre 2020 à la signature de deux accords normalisant les relations d’Israël avec les Émirats et Bahrain sous l’égide du président américain Trump. 

Ces accords ont suscité chez les néo-libéraux tunisiens, qui ont toujours rêvé de normaliser les relations de la Tunisie avec Israël, un désir irrésistible de faire leur « coming out ». Pour se justifier, ils n’ont pas hésité à reprendre la propagande sioniste et les préjugés racistes anti-arabes, nous ressassant le mythe de Bourguiba, soi-disant visionnaire du conflit israélo-arabe, qui critiquait ouvertement les dirigeants arabes, particulièrement le leader égyptien Gamal Abdel Nasser, pour leur « fuite en avant » dans le conflit israélo-arabe. 

Dans son discours en 1965 dans un camp de réfugiés palestiniens à Jéricho, alors sous autorité jordanienne, Bourguiba déclara « La politique du ‘tout ou rien’ nous a menés en Palestine à la défaite et nous a réduits à la triste situation où nous nous débattons aujourd’hui. » Comparant à la lutte pour l’indépendance de la Tunisie, il ajouta « En Palestine, au contraire, les Arabes repoussèrent les solutions de compromis. Ils refusèrent le partage et les clauses du Livre blanc. Ils le regrettèrent ensuite. » Ses supporters veulent nous faire croire que la situation désastreuse actuelle en Palestine est entièrement la faute des Arabes qui sont incapables d’avoir une analyse lucide de la situation. Ils aiment rappeler cette citation du vieux leader « Je méprise la colère parce que chez les Arabes, elle empêche toute action lucide. C’est un alibi à l’inaction. On crie, on injurie, on lance des imprécations et on a ensuite l’impression de s’être délivré d’avoir accompli sa tâche. »  Chedli Klibi, proche collaborateur de Bourguiba et ancien secrétaire général de la Ligue arabe, écrivait en 2003 : « Convaincu que les Arabes avaient perdu la maîtrise de leur histoire depuis des siècles, Bourguiba avait un immense regret : n’avoir plus assez de vigueur – et n’être pas assez proche du théâtre des opérations – pour engager ce qu’il appelait le ‘bon combat’ afin d’aider le peuple palestinien et, par là même, sauver le monde arabe de l’enlisement. »

Cette analyse qui consiste à charger les victimes palestiniennes pour les désastres qu’ils subissent depuis 72 ans et à omettre même de mentionner les crimes de leurs bourreaux sionistes, est immorale et infondée. Elle est aussi immorale que la pression familiale subie par une victime de viol pour qu’elle épouse son violeur afin d’enfouir le secret et d’éviter la stigmatisation de la victime (alors qu’en réalité elle la lui fait vivre de façon continue et imprégnée). Elle est aussi infondée que le mythe qui la sous-tend de Bourguiba soi-disant visionnaire du conflit israélo-arabe. Celui-ci s’est fracassé suite aux révélations de l'historien israélien Michael M. Laskier au début des années 2000 sur les échanges entre le Maghreb et Israël au plus fort du conflit israélo-arabe. Ces révélations ont été faites dans un article intitulé « Israel and the Maghreb at the height of the Arab-Israeli conflict: 1950s-1970s » [Israël et le Maghreb au plus fort du conflit israélo-arabe : 1950-1970] publié en juin 2000 dans le Middle East Review of International Affairs (Vol. 4, No. 2 p. 96-108) et dans un livre intitulé « Israel and the Maghreb : from Statehood to Oslo » [Israël et le Maghreb: de l'État à Oslo] publié en 2004 par University Press of Florida. Elles sont basées sur une importante recherche des sources, y compris de nombreux documents provenant des Archives de l'État d'Israël et du ministère des Affaires étrangères israélien. 

On apprend ainsi que le 25 juin 1952, quatre ans avant l’indépendance de la Tunisie, Bahi Ladgham, un très proche confident de Bourguiba, rencontra Gideon Rafael, membre de la délégation israélienne à l’ONU. Il sollicita un appui israélien pour l'indépendance de la Tunisie, en contrepartie d’un engagement des nationalistes tunisiens à faciliter l’émigration des juifs tunisiens vers Israël et à œuvrer, au sein du monde arabe, en faveur de la reconnaissance d’Israël. 

L’objectif recherché en dit long sur la myopie stratégique du leader et sur sa méconnaissance du sionisme. Les révélations de Laskier montrent que les principales motivations de Bourguiba n’étaient ni la défense des droits inaliénables du peuple palestinien, ni la recherche de la paix dans la région, mais plutôt une certaine jalousie, voire une jalousie certaine, à l’égard du leader égyptien Gamal Abdel Nasser et la recherche de menus avantages économiques et financiers pour la Tunisie, attitude que les dirigeants sionistes ont su exploiter.

La lecture des révélations de Michael M. Laskier nous conforte dans l’idée que « le grand homme », mégalomane, était facilement manipulable. Il pensait pouvoir résoudre les problèmes de son pays en s’activant dans l’ombre et en utilisant des expédients qui n’ont jamais abouti à des résultats tangibles. Les leçons de l’ennemi l’ont fort heureusement ramené constamment dans le droit chemin et lui ont appris, à la longue, qu’il n’y a rien à attendre des sionistes. La trahison de l’Egypte en 1977 lui a donné l’occasion d’occuper la place dont il rêvait depuis si longtemps en accueillant la Ligue Arabe à Tunis. Devenir l’hôte de l’OLP à Tunis, en 1982, lui a permis de redorer un tant soit peu son blason. 

Nous publions ci-dessous la traduction de la section de l’article « Israel and the Maghreb at the height of the Arab-Israeli conflict: 1950s-1970s » de Michael M. Laskier*** consacrée à la Tunisie [Traduction de J.Ch. pour TACBI] :
 
Israël et la Tunisie : Entre Bourguibisme et Nassérisme

Les premiers contacts entre Israël et la Tunisie ont eu lieu à New York en 1951-1952, au plus fort de la recherche de l’indépendance de la Tunisie, lorsque les représentants tunisiens ont pris contact avec la mission israélienne à l’ONU ou les dirigeants travaillistes israéliens, souvent grâce aux bons offices de politiciens américains. (2) Parmi les envoyés du parti du Neo-Destour qui ont rencontré les responsables israéliens se trouvait Bahi Ladgam, membre chevronné du bureau politique du parti et proche confident du dirigeant nationaliste de Tunisie et futur président, Habib Bourguiba. Au cours d’une réunion le 25 juin 1952 entre Ladgam et Gideon Raphael de la mission d’Israël à l’ONU, Ladgam a cherché du soutien à une résolution en faveur de l’indépendance tunisienne et a assuré Raphael que son parti ne se trouvait pas derrière les émeutes qui infestaient Tunis à l’époque. (3) Israël entretenait aussi des contacts avec un autre Tunisien, Salah Ben Youssef, devenu plus tard Nassériste et principal opposant politique à Bourguiba. Ben Youssef a approché les Israéliens le 9 février 1953 pour exprimer sa frustration devant le manque de soutien d’Israël à la Tunisie et a expliqué que les États arabes étaient les seuls à soutenir les efforts vers l’indépendance de la Tunisie et qu’il était inévitable que la Tunisie se range de leur côté à l’avenir. (4)

Bourguiba lui-même fut le premier à préconiser un accord avec Israël dans une interview de juin 1952 dans Le Monde. Deux ans plus tard, alors qu’il était en exil politique en France, Bourguiba a dit à Alec L. Easterman, chef du bureau politique du CJM (Congrès Juif Mondial) à Londres, qu’un futur gouvernement tunisien entrerait à la Ligue Arabe,  mais ne suivrait pas nécessairement la politique de la Ligue Arabe ni ne soutiendrait ses activités politiques. En tant qu’individu, Bourguiba a dit qu’il comprenait le nationalisme juif, mais en tant qu’Arabe, il se sentait obligé de considérer la création de l’État d’Israël comme une forme de colonialisme. Cependant, si l’on parle de politique pratique, il ne pourrait pas être d’accord avec l’élimination d’Israël et rechercherait la paix au Moyen Orient en jouant un rôle vital pour influencer les États arabes en ce sens. (5)

Les responsables israéliens étaient divisés sur le fait de maintenir ou pas des liens secrets avec la pré-indépendance de la Tunisie et du  Maroc. Certains pensaient que des contacts pourraient sauvegarder la position des Juifs du Maghreb, tandis que d’autres soutenaient que des canaux ouverts, comme dans la réunion entre Ladgam et Raphael, provoqueraient des réactions négatives de la part de la France. (6)

De fin 1953 à octobre 1955, lorsque Moshe Sharett a été premier ministre d’Israël et son ministre des Affaires étrangères, il n’a pas approuvé des liens secrets mais a soutenu la future coopération entre Israéliens et Maghrébins afin « d’empêcher l’extension du boycott arabe à l’Afrique du Nord et d’...établir un précédent à nos relations avec les pays arabes ». (7) Sous les gouvernements de David Ben-Gurion et de Levi Eshkol, Israël a choisi les deux voies, ouverte et détournée, une fois que la France a accordé en 1956 l’indépendance à la Tunisie et au Maroc. Ils ont vu dans le désaccord entre Nasser et Bourguiba une tendance qui pourrait affaiblir l’unité arabe.

En février 1956, quand la Tunisie et le Maroc s’apprêtaient à confirmer leur indépendance, Bourguiba a organisé une discrète réunion avec Ya’akov Tsur, ambassadeur d’Israël en France, dans laquelle l’aversion de ce dernier envers Nasser était absolument évidente. Tsur a compris qu’il était vital pour Bourguiba d’obtenir le soutien des Juifs américains pour s’assurer l’aide économique des États Unis (8)

Des réunions non officielles entre Israéliens et Tunisiens se sont poursuivies jusqu’à l’explosion de la crise de Suez pus tard cette année là. Le 3 octobre 1956, après la conclusion de l’indépendance de la Tunisie, Tsur a rencontré le ministre tunisien des Finances qui demandait l’aide d’Israël pour installer des coopératives agricoles. Tsur, qui a également rencontré un autre assistant de Bourguiba, a été autorisé à accéder aux requêtes des Tunisiens dans le but d’affaiblir le boycott économique arabe et de pénétrer la sphère maghrébine. Les parties se sont mises d’accord pour dire que Paris serait plus utile en tant que centre de coordination des projets conjoints sous l’égide de Pinhas Sapir, ministre israélien du Commerce et de l’Industrie. (9)

Le ministre israélien des Affaires étrangères a justifié l’aide à la Tunisie en avançant que Bourguiba ne s’identifierait pas à la politique économique de la Ligue Arabe envers Israël ; une coopération économique unie pourrait être mutuellement bénéfique ; et la fédération israélienne du travail pourrait collaborer officieusement avec son homologue tunisienne, ouvrant la voie à d’autres sortes de coopération institutionnelle. (10) Pourtant, aucune de ces possibilités n’est apparue à la suite de l’invasion de l’Egypte par les Anglais, les Français et les Israéliens en octobre-novembre 1956 et une fois que la Tunisie a rejoint la Ligue Arabe en octobre 1958.

En rejoignant la Ligue Arabe, Bourguiba n’a pas caché son aversion pour le panarabisme. Excepté pour une brève accalmie en 1961-1963, lorsque Nasser a manifesté sa solidarité avec la lutte de la Tunisie contre les troupes françaises qui tenaient une base navale dans la ville tunisienne de Bizerte, vers le milieu des années 1960, la rupture entre les deux dirigeants est devenue irréparable. Bourguiba a boycotté les réunions de la Ligue Arabe au sujet des désaccords relatifs aux questions inter-arabes et a même autorisé les Juifs à partir pour Israël via la France, permettant à l’Agence Juive de maintenir ses opérations à Tunis. Mais Bourguiba pouvait difficilement se permettre d’entretenir des liens avec Israël et il a en fait durci sa position. Dans une interview de 1959 avec un journal libanais, il a affirmé : « Si vous souhaitez mettre fin à l’existence d’un pays donné, vous devriez préparer des stratégies qui aboutiront à son élimination. Nous n’avons pas de liens commerciaux ou diplomatiques avec Israël. » (11) Des attaques supplémentaires ont soulevé des doutes à propos de l’image de la Tunisie en tant que force modératrice du monde arabe. (12) Un expert du Maghreb au Quai d’Orsay a apaisé les inquiétudes israéliennes en disant que la conduite agressive de Bourguiba à propos du conflit arabo-israélien avait pour but d’impressionner les autres États arabes ; à  l’avenir, il pourrait en réalité servir d’intermédiaire entre Israël et les Arabes. (13)

L’effondrement de la République Arabe Unie en 1961, les efforts de l’Egypte en 1963 pour ressusciter l’unité arabe, l’implication militaire de Nasser au Yémen, et l’émergence d’un sommet arabe en tant que moyen d’arriver à des dialogues entre Arabes ont poussé Bourguiba à promouvoir le particularisme d’État plutôt que le panarabisme. (14) Dès le début de 1964, Bourguiba a exprimé son scepticisme à propos de la paix au Moyen Orient. Il a proposé que les Palestiniens s’organisent dans le cadre d’un mouvement de Front de Libération Nationale (FLN) dans le style des Algériens, et il a pensé que le meilleur moyen de résoudre le conflit arabo-israélien était de réinstaller les Juifs israéliens hors de la région. Bourguiba savait pourtant qu’une réinstallation était irréaliste et il avait des doutes sur des options militaires arabes efficaces contre Israël. Par ailleurs, il pensait que l’Occident ne permettrait jamais aux États arabes de remporter une guerre contre les Juifs. (15)

En mars 1965, Bourguiba a présenté un véritable défi aux dirigeants arabes dans un discours qu’il a prononcé en Jordanie, les exhortant publiquement à reconnaître Israël en contrepartie de négociations dans l’esprit de la Résolution 181 de l’ONU (1947) qui recommande la partition de la Palestine, et de la Résolution 194 (1948) demandant le retour des réfugiés arabes chez eux. (16) Alors qu’en octobre 1966, il attaquait Israël en tant qu’État sioniste qui dépossédait les Arabes musulmans et chrétiens, il appelait à une « solution équitable » au conflit arabo-israélien. (17)

Bourguiba était un homme doué d’une grande aptitude et d’une grande intelligence, mais aussi quelqu’un d’une grande vanité. Il était frustré que la petite taille de la Tunisie et ses maigres ressources l’empêchent de jouer un rôle aussi important dans les affaires du monde que l’Egypte. (18) Certains ont pensé que Bourguiba a été amené à promouvoir des politiques créatives pour attirer l’attention et, étant donné le statut marginal de la Tunisie dans les affaires arabes, l’aide économique de l’Occident. En appelant à des négociations entre Arabes et Israéliens et en prenant la tête des quelques États arabes qui refusaient de rompre les relations diplomatiques avec l’Allemagne de l’Ouest après l’ouverture d’une ambassade à Tel Aviv, Bourguiba a-t-on pensé, espérait s’assurer le soutien économique des États Unis et de l’Europe et, simultanément, discréditer Nasser en le présentant comme anti-occidental et va-t-en guerre.

En effet, en mai 1965, le ministre tunisien des Affaires étrangères Habib Bourguiba junior (fils du président) est allé à Washington en quête d’un soutien financier au plan de développement économique de la Tunisie sur quatre ans. Le Département d’État a poussé les Israéliens à « convaincre » les Allemands et les Français à accorder 20 millions de dollars d’aide à la Tunisie, et Israël à acheter du vin tunisien. (19) Les Israéliens sont intervenus au nom de la Tunisie sans coordination préalable avec Tunis. On espérait qu’en dépit du rôle relativement marginal de la Tunisie dans les affaires inter-arabes, Bourguiba pourrait obtenir l’aide de dirigeants arabes modérés et, ensemble, déjouer ou saboter les efforts d’union entre Egyptiens et Syriens pour une unité arabe.

Concernant la proposition irréaliste de Bourguiba mettant en cause la Résolution 181 de l’ONU, certains observateurs israéliens ont pensé que Bourguiba ne croyait pas sérieusement que telle ou telle résolution de l’ONU d’avant 1949 pouvait servir de base à des négociations ; il voulait briser les barrières psychologiques qui empêchaient un dialogue arabo-israélien.

Nonobstant les arguments sur ses objectifs, le ministère des Affaires étrangères sous Golda Meir et son successeur  Abba Eban n’a épargné aucun effort pour s’approcher de Bourguiba et faire croître son prestige. En novembre 1965, à l’occasion de la visite de Bourguiba au Liberia, à la demande des services de sécurité du Liberia et à la connaissance du chef des services de sécurité de Tunisie, le Mossad israélien a renforcé le personnel de sécurité local dans le dispositif de sécurité de Bourguiba. (20)

Tout aussi intrigante fut la démarche du ministère des Affaires étrangères pour promouvoir la candidature de Bourguiba au Prix Nobel de la Paix en 1966. Voulant épargner son embarras, il fut décidé qu’une tierce partie s’occuperait de l’affaire. Ainsi, le professeur de l’Université Hébraïque Nathan Rottenstreich, conjointement avec l’ambassadeur d’Israël à Washington, ont choisi le recteur de l’Université du Brésil pour recommander Bourguiba au comité du prix. Il était clair dès le début que Bourguiba ne recevrait pas le Prix Nobel, qui était attribué à des personnes qui résolvait véritablement des conflits, mais comme quelqu’un du ministère des Affaires étrangères l’a fait remarquer : « Il est important que nous puissions porter à l’attention de Bourguiba que nous sommes derrière cette initiative ». (21)

Dès 1966, l’ambassadeur d’Israël en France, Walter Eytan (avec l’aide du Mossad) a entamé des conversations secrètes en Europe avec Mohamed Masmoudi, l’ambassadeur de Tunisie à Paris, avec la bénédiction de Bourguiba. Simultanément, le responsable de l’Orient au Congrès Juif Mondial a maintenu des liens directs avec Bourguiba et son fils, ainsi qu’avec Masmoudi. Les Bourguiba ont préféré que leur contact personnel avec Israël soit maintenu indirectement via le responsable de l’Orient, tandis que tous les autres canaux directs entre Israéliens et Tunisiens passeraient par les diplomates en Europe. Parce que le ministère israélien des Affaires étrangères ne pouvait avoir de lien direct avec les Bourguiba jusqu’en 1967, il a continué à s’appuyer sur le responsable de l’Orient, sans lui parler cependant de ses liens non officiels avec Masmoudi. Il semble que Masmoudi et les Bourguiba aient coopéré avec Israël à ce sujet. Par ailleurs, Abba Eban a lui aussi rencontré Masmoudi à au moins une occasion chez le baron Edmond de Rothschild.

Il y a eu au moins cinq parties dans la composition de ces délibérations non officielles. Premièrement, on a fait savoir aux Tunisiens que les Israéliens appréciaient le défi de Bourguiba au Nassérisme, même s’ils s’opposaient aux résolutions de l’ONU d’avant 1949 sur lesquelles il appuyait ses propositions de paix. En mars 1966, lors d’une réunion à Tunis avec Bourguiba et son fils, le responsable de l’Orient [au CJM] a dit que le ministre des Affaires étrangères Eban l’avait autorisé à faire l’éloge de Bourguiba « pour ses sages efforts d’homme d’État vers une nouvelle approche de la paix et de la conciliation entre les États Arabes du Moyen Orient et Israël » et pour le combat « pour permettre de mettre fin à la politique intransigeante et dangereusement démagogique de Nasser vers une guerre arabe pour détruire l’État d’Israël ». Bourguiba a dit au responsable de l’Orient que de nombreux dirigeants arabes savaient que ses opinions étaient solides mais qu’ils n’avaient pas encore le courage de le soutenir ; ils étaient encore obsédés par « la fiction d’un pouvoir nassériste ». Faisant référence aux partisans du panarabisme, Bourguiba les a décrits comme sans scrupules, ruinant toute démarche pour régler les tensions entre Arabes et Israéliens par la voie de conciliations. Par dessus tout, Israël et la Tunisie avaient besoin de s’exercer à la prudence, de gagner du temps et de laisser ses idées imprégner progressivement la mentalité arabe. Bourguiba était prêt à accepter le contact pour une coopération au plus haut niveau, mais refuserait de faire quoi que ce soit qui impliquerait, directement ou indirectement, d’entrer dans des relations diplomatiques avec Israël. (22)

Deuxièmement, dans sa réunion avec le responsable de l’Orient le 4 octobre 1966 à Paris, Masmoudi a recommandé que les contacts économiques entre Tunisiens et Israéliens soient facilités par les Juifs d’Orient ayant des postes essentiels dans la finance. La Tunisie et Israël seraient ainsi assurés contre l’attaque « de leurs ennemis » parce qu’ils organiseraient entre eux des arrangements tortueux, tandis que tous deux pourraient tirer un bénéfice économique des éléments pertinents juifs non israéliens. (23) De même, Mohamed Sfar de Tunisie a rencontré les Israéliens à Paris à propos des investissements « juifs ». Il n’a jamais dit aux directeurs de banque et au industriels tunisiens que les potentiels investissements « juifs » qu’il représentait étaient d’inspiration israélienne, puisque l’implication directe d’Israël devait rester camouflée. Les projets discutés avec Sfar comprenaient la construction d’un hôtel à Mahdia, en tant qu’entreprise de collaboration de Sfar et une société possédée conjointement par Israël et le baron Edmond de Rosthchild ; développer une fabrique de verre à Tunis ; et fournir l’équipement de l’hôtel via une entreprise britannique. (24)

Troisièmement, les Tunisiens attendaient d’Israël qu’il fasse pression sur les Français pour améliorer les relations franco-tunisiennes, qui s’étaient détériorées depuis 1961, et influer sur les États Unis et l’Allemagne de l’Ouest pour  qu’ils accordent une assistance économique et une aide militaire. (25)

Quatrièmement, la Tunisie n’a pas fait mystère de son désir de développer le tourisme. Dans les derniers mois de son poste au ministère des Affaires étrangères, Golda Meir a exhorté l’ambassadeur d’Israël à Washington à s’assurer du soutien des Juifs américains en demandant aux communautés locales d’ajouter la Tunisie à leur liste des destinations touristiques. On lui a dit que, en cas de succès de cette tentative, « nous trouverons le moyen d’informer les Tunisiens que c’est nous qui avons initié ces opérations en signe de bonne volonté ». (26) En fait, les tournées de groupes organisées par les Juifs américains sont arrivées en Tunisie en 1965. (27) Le responsable de l’Orient a lui aussi informé Bourguiba junior qu’Israël était prêt à offrir son savoir-faire dans le domaine du tourisme et que la tendance croissante au voyage dans le monde juif, spécialement les Juifs américains, pouvait avoir un important potentiel financier pour le tourisme tunisien. (28)

Le dernier sur la liste était l’aide au développement agricole. Comme le responsable de l’Orient l’a dit à Bourguiba junior, Israël était universellement connu pour avoir développé des industries agricoles modernes et avait transmis son expérience et ses techniques à nombre de nouveaux États africains. Le gouvernement israélien, a-t-il dit, était « tout à fait partant et prêt à les mettre au service de la Tunisie ». (29)

En dernière analyse, Bourguiba était réticent à l’idée de nouer des liens directs sur la durée avec Israël, et il est alors difficile de savoir si quelque chose est sorti de la plupart de ces propositions. Les pertes arabes de territoires et l’émergence de l’Organisation de Libération de la Palestine, ont engendré de nouvelles réalités qui ont laissé peu d’options pour un accord de paix. Pas complètement désillusionné, Bourguiba a confié en octobre 1967 au responsable de l’Orient que les dirigeants arabes finiraient bien par négocier avec Israël, mais qu’on n’arriverait pas à une paix permanente tant qu’Israël insisterait sur le principe du « ce que nous avons conquis, nous le gardons ». Il laissa entendre que, à la lumière des circonstances récentes, il vaudrait mieux pour lui qu’il réduise son approbation manifeste d’une initiative de paix au Moyen Orient. (30)

Pendant la Guerre du Moyen Orient d’octobre 1973, Bourguiba a soutenu l’attaque égyptienne et syrienne contre Israël et, comme les autres États du Maghreb, il a envoyé des troupes pour soutenir l’effort des Arabes. Malgré sa préférence pour « le particularisme d’État » plutôt que pour l’unité pan-arabe, il a flirté quelques temps à partir de 1970 avec Mouammar Kadhafi à propos d’une union entre la Tunisie et la Libye. En octobre 1976, Bourguiba a à nouveau agité devant les États arabes et l’OLP la nécessité d’accepter la Résolution 181 de l’ONU sur la partition de la Palestine. L’initiative de paix de Sadate en novembre 1977 a enterré ce genre de proposition une fois pour toutes. Dans les années 1980, Bourguiba a fait preuve d’une profonde solidarité avec l’OLP, lui permettant en 1982 d’installer son quartier général à Tunis après son expulsion du Liban, ce qui a conduit en 1985 et 1988 à des représailles militaires et des opérations de commando par Israël sur le sol tunisien. Il a également accepté que le quartier général de la Ligue Arabe soit transféré du Caire à Tunis lorsque les États arabes se sont écartés de l’Egypte parce qu’elle avait un accord de paix avec Israël. Ceci n’exclut pas les discussions secrètes entre Israéliens et Tunisiens après 1967, mais celles-ci, si elles ont eu lieu, correspondaient à peu de chose. La politique anti-Islam de Bourguiba a conduit à la révolution de palais de Zine al-Abidine Ben Ali du 7 novembre 1987. Ben Ali, à la suite des Accords d’Oslo de 1993, a suivi l’exemple du Maroc en ouvrant en 1995 un  bureau de liaison à Tel Aviv et en permettant à  Israël de faire de même à Tunis. En 1997, le directeur de ce bureau a été rappelé pour protester contre la politique moyen-orientale du Premier ministre Netanyahou, mais un nouveau représentant, Tariq Aziz, a été envoyé en Israël après les élections israéliennes de 1999.

Notes

2) Michael M. Laskier, North African Jewry in the 20th Century. (New York: New York University Press, 1994), p. 283.
3) Ibid, pp. 284-285.
4) Israel UN Delegation, February 18, 1953, Israel State Archives (ISA), Foreign Ministry (FM), 3043/18.
5) Conversation with Bourguiba, August 9, 1954, secret, ISA/FM, 2541/21A.
6) See footnote 2 (p. 284-285).
7) A. Barkai to the Bern Legation, Jerusalem, February 14, 1956, ISA/FM, 2542/7.
8) Y. Tsur to FM, Paris, February 6, 1956, top secret, ISA/FM, 2541/26.
9) R. Dubek to FM, Jerusalem, October 3, 1956, ISA/FM, 2541/26.
10) R. Dubek to FM, October 12, 1956, ISA/FM, 2541/26.
11) al-Hayat (March 19, 1959).
12) Oslo Dagbladet (June 2, 1961).
13) Z. Zak to FM, June 13, 1961, ISA/FM, 3316/3.
14) Avraham Sela, The Decline of the Arab- Israeli Conflict. (Albany: State University of New York Press, 1998), p. 81.
15) Y. Vered to Y. Meroz, Jerusalem, secret, February 7, 1964, ISA/FM, 3549/4.
16) Sela, The Decline of the Arab-Israeli Conflict, p. 80.
17) Habib Bourguiba’s Speech at the UN General Assembly, October 10, 1966.
18) Peter Mansfield, Egypt’s Nasser, (Baltimore: Penguin Books, 1969), p. 91.
19) D. Yenon to the FM, Washington, May 4, 1965, secret, ISA/FM, 3549/4.
20) Embassy in Monrovia to FM, November 24, 1965, secret, ISA/FM, 3549/2.
21) S. Bar-Hayyim to A. Harman, Jerusalem, October 20, 1965, ISA/FM, 3549/2.
22) A. L. Easterman to A. Eban, London, March 1966, ISA/FM, 4027/6.
23) Conversation with Mohamed Masmoudi, London, October 21, 1966, ISA/FM, 4097/4.
24) Note sent to FM, ISA/FM, 4097/4.
25) M. Gazit to A. Eban, Jerusalem, May 3, 1966, top secret, ISA/FM, 4077/3.
26) Bar-Hayyim to A. Harman, Jerusalem, June 4, 1965, top secret, ISA/FM, 4077/3.
27) Same as Footnote 22.
28) Ibid.
29) Ibid.
30) Easterman to A. Eban, London, October 27, 1967, ISA/FM, 4097/4.

* Ahmed Abbes, mathématicien, directeur de recherche à Paris, coordinateur de la Campagne tunisienne pour le boycott académique et culturel d’Israël (TACBI) et secrétaire de l’Association française des universitaires pour le respect du droit international en Palestine (AURDIP).

** Mohamed Larbi Bouguerra, Professeur honoraire à la Faculté des Sciences de Tunis, membre de l'Académie tunisienne Bait al-Hikma, membre de la Campagne tunisienne pour le boycott académique et culturel d’Israël (TACBI).
*** Michael M. Laskier, Professeur au Département des études du Moyen-Orient, Faculté des études juives, Université Bar-Ilan, Ramat-Gan, Israël

Votre commentaire