Quel avenir économique pour la Tunisie ?

La Tunisie a été régulièrement félicitée pour ses performances économiques mesurées en termes de croissance des investissements directs étrangers,

d'accumulation des réserves et, surtout, de croissance économique.

La situation actuelle met, quant à elle, clairement en évidence l’échec du modèle. Etre l'économie la plus compétitive du continent ne suffit pas lorsque les fruits de la croissance ne sont pas accompagnés par plus d'emplois, la réduction des inégalités et moins de corruption.

On avait tout simplement oublié que dans libéralisme il y a libertés! Et pour notre part, n'oublions pas que Mohamed Bouazizi s'est immolé parce que l'Etat ne lui a pas permis d'exercer sa liberté d'entreprendre d'abord, de s'exprimer et de demander des comptes ensuite!

Dans une société démocratique, où les libertés sont respectées, où la séparation des pouvoirs est claire, où les lois sont appliquées de manière efficace et équitable, et où les citoyens élisent librement leurs dirigeants, les tiennent pour responsables et peuvent les remplacer si ils ne répondent pas à leurs aspirations, les décisions sont susceptibles d’être:

- plus équitables, servant les intérêts de la majorité plutôt ceux de quelques-uns,
- plus efficaces, parce que débattues plus largement. Les options les plus viables sont alors plus susceptibles d'être sélectionnées,
- plus crédibles et donc plus mobilisatrices car les citoyens ont alors plus confiance dans les promesses faites par le gouvernement qui ne défend plus une caste dominante.

A l’inverse, nous pouvons faire, en Tunisie le même constat que celui fait par Ahmad Galal en Egypte. L'ancien régime a poursuivi un modèle de développement servant ses intérêts et ceux de sa clientèle. Le modèle économique retenu était d’inspiration libérale : accélération des investissements et croissance économique en s'appuyant sur les forces du marché, l'initiative privée et l'intervention minimale de l'État. Cependant, l’intérêt des clientèles était placé au dessus de l’efficacité économique que ce soit dans l’attribution des diverses licences, l’attribution des marchés, le respect des règles de la concurrence,… Les dirigeants avaient compris que la croissance économique requiert des champions. Mais parce que la classe entrepreneuriale se confondait très étroitement avec la classe politique, ce système n’était pas libéral.

C’était un système corporatiste, d’inspiration libérale, en ce qu’il s’appuyait sur l’argument de l’efficacité économique pour justifier les inégalités, mais sans aucune des libertés économiques qui garantissent cette efficacité. Ce système a alors été dans l’incapacité de distribuer efficacement la croissance économique et le régime a tenté de pallier ce déficit en mettant en place des politiques de soutien des prix ou de lutte contre la pauvreté. Ces politiques étaient dans l’incapacité de répondre aux vrais problèmes économiques et sociaux :

- la croissance n'a pas créé suffisamment d'emplois productifs pour absorber les nouveaux entrants sur le marché du travail ;

- le secteur informel s’est étendu, avec de petits entrepreneurs sans accès au crédit formel, sans accès aux contrats avec les grandes entreprises et/ou l’Etat, sans protection de la loi pour leurs activités et sans protection sociale pour leurs employés (ce secteur informel a parfois reçu la protection non pas de l’Etat mais des puissants et ce dans le cadre d’un système mafieux typique).

En fait, comme l’écrit Phelps, « le mal essentiel fut de priver la masse des citoyens de la possibilité de se développer en empêchant les moins favorisés d'accéder aux emplois, de lancer leur entreprise et d'occuper des postes qui leur auraient permis de rivaliser avec les privilégiés ».

Face à ce constat d’échec, le risque serait de considérer le secteur privé comme par essence corrompu ou de rejeter le modèle de croissance dans sa globalité et de proposer de le remplacer par un système purement distributif. Car pour distribuer, il faut qu’il y ait de la richesse produite et susceptible d’être distribuée.

Ce qu’il faut plutôt en conclure c’est la nécessité:

- d’une réforme en profondeur de la gouvernance mettant notamment fin au contrôle politique de l’ensemble de la sphère économique dans l’intérêt d’un groupe,
- d'une levée des freins à l’entrepreneuriat (la suppression du contrôle bureaucratique au travers des licences et autres obstacles),
- d'une gouvernance susceptible de garantir le respect de règles claires en matière d’investissements et de concurrence et de garantir une transparence totale dans l’intervention de l’Etat.

Ce n'est qu'à ces conditions que la modernisation du système économique pourra s'amorcer et les deux (développement économique et réforme de la gouvernance) vont de pair. Pour se développer, le système économique a également besoin d’un secteur financier qui soit réellement mobilisé pour soutenir l’entrepreneuriat et la prise de risque et non pas un secteur financier qui concentre toutes ses capacités de financement sur les seules entités adoubées par l’Etat.

Dans le cadre de cette gouvernance renouvelée, le rôle de l'Etat serait alors :

- de faciliter le fonctionnement des marchés grâce à l'exécution des contrats,
- la protection des droits de propriété et la protection contre les comportements anticoncurrentiels,
- d’adopter des mesures pour parvenir à une société plus égalitaire,
- de mettre en place des garanties pour protéger les consommateurs et les travailleurs contre l'exploitation en garantissant des conditions de travail décentes et une rémunération équitable,
- d’œuvrer à une intégration dans les marchés mondiaux.

La question qui se pose alors est celle des modalités de la transition du système corporatiste décrit plus haut à un système économique réellement respectueux des droits et des libertés.  Le système précédent a su générer de la croissance mais n'a pas su la partager. Sous prétexte de mieux la partager, nous ne devons pas pour autant tuer la croissance. Car il existe une relation paradoxale entre la stabilité d'une nation, son ouverture et ses capacités en termes de croissance. Un pays stable et ouvert peut espérer générer une très forte croissance mais c'est également, dans une moindre mesure, le cas des pays où la stabilité est garantie par un système dictatorial. La courbe exprimant le potentiel de croissance en fonction de l'ouverture politique est en forme de bol: décroissante d'abord puis croissante. En fait, elle est même plutôt en forme de J car la partie croissante monte beaucoup plus haut que la partie décroissante et c'est pour cela que, sur le plan économique également, l'ouverture et les libertés sont une valeur même si elles peuvent avoir, dans un premier temps, un impact négatif sur la croissance.

La Tunisie a jusqu'à présent généré une croissance plutôt élevée. Aujourd'hui, elle est au bas de la courbe: plus d’ouverture a apporté plus d’instabilité et une croissance quasi-nulle voire négative. Mais la Tunisie est aussi très proche du point à partir duquel plus d’ouverture pourrait progressivement conduire à une plus grande stabilité et à un potentiel de croissance bien plus élevé que les 4 a 5% dont l'ancien pouvoir était si fier.

La Tunisie est ainsi à la croisée des chemins : l’ouverture et ses avantages à moyen terme au prix d’une période difficile à court terme ou repli sur soi à court terme, au détriment de la prospérité et en définitive de la démocratie!

Dans l’immédiat, ce qu’il faut avant tout éviter, c’est l’entrée dans un cercle vicieux : pauvreté et augmentation du chômage entraînant une augmentation du populisme et de l'extrémisme qui, à leur tour, conduisent à l'isolationnisme et de là, à l’accroissement de la pauvreté et du chômage.

La transition a donc un coût, elle nécessite un soutien à l’économie pour éviter la tentation du retour en arrière sur la courbe en J. Le soutien demandé à la communauté internationale par la Tunisie, avait notamment pour objectif de lisser cette transition d'une économie administrée vers une économie plus libre et porteuse d'ambitions économiques et sociales. Il est ventilé en deux volets : une aide immédiate et un soutien à un plan de développement portant sur les infrastructures, les PME, les services, l'intermédiation financière, etc.

Bien sûr, le développement économique ne peut se faire sans une réforme en profondeur de la gouvernance et le soutien au développement ne peut se résumer à des aides budgétaires immédiates. Mais les deux volets (aide immédiate et plan de développement) ne sont pas en opposition et sont, bien au contraire, complémentaires. Car pour fleurir, la démocratie a besoin d’un cadre économique et social apaisé et d’anticipations porteuses d’espoir.

La liberté réclamée par les peuples pourra alors se décliner en liberté de s’exprimer et droits politiques, liberté d’entreprendre et droit à plus de bien être, liberté de circuler et droit à s’ouvrir au monde. Ces libertés et ces droits doivent bien sûr être à la fois protégés et encadrés et c’est là le rôle de l’Etat ; encadrés dans l’intérêt du citoyen et de la collectivité et non pas dans l’intérêt d’un groupe quel qu’il soit.

Ces libertés et ces droits doivent aussi être reconnus et protégés par la communauté internationale pour que les échanges soient source de croissance partagée et non d’exploitation. En cela, le dernier volet, celui de la liberté de circuler et du droit à s’ouvrir au monde, n’est pas une simple option. Il est, au contraire, fortement imbriqué aux deux autres. La mobilité, notamment des jeunes, les échanges culturels et humains, la coopération décentralisée entre associations, régions, ONG,… sont essentiels pour que chaque pays puisse jouer pleinement sa partition dans le concert des Nations.

 

Par Elyes Jouini,
Economiste et Universitaire,
Ancien Ministre auprès du Premier ministre