Un célibat surprenant de Khalil Pacha, premier mari de la princesse égyptienne Nazli

Un célibat surprenant de Khalil Pacha, premier mari de la princesse égyptienne Nazli


Dans un roman historique intitulé Lady Zeineb, j’avais tracé il y a quelques années  (en 2009) le parcours de vie de la princesse égyptienne Nazli Zeineb Fadhel (1853-1913) fille de Mustapha Pacha et nièce du vice Roi d’Egypte, le Khédive Ismaïl, qui avait concouru au mouvement de réformes en Tunisie durant la période coloniale.

Cependant, j’ai laissé dans cette biographie quelques zones d’ombre, tant il est vrai qu’une biographie ne peut jamais être complète et exhaustive.

Je reviens aujourd’hui sur quelques points qu’il a paru utile de revoir. Dans le roman indiqué qu’au début de sa vie conjugale, la  jeune princesse avait suivi son mari, Khalil Cherif Pacha ambassadeur de la Sublime Porte dans les capitales européennes où il avait été accrédité. Au cours d’un séminaire que j’avais tenu à la fondation Temimi, le 1er novembre 2014 sur les œuvres que j’avais écrites, si Abdejelil Temimi, le directeur de la fondation avait fait valoir au cours du débat qu’un « ambassadeur égyptien avait l’habitude de tenir périodiquement dans sa résidence de Gammarth sur la princesse égyptienne ». Je n’avais pas osé alors demandé au Dr Temimi ce qui s’y disait d’autant plus que je n’étais pas sûr qu’il le sache. J’estimais qu’ils ne devaient que reprendre ce que je disais dans mon livre ou dans celui d’un autre historien dont je m’étais inspiré qui lui-même avait écrit un ouvrage sur la princesse, à savoir le Dr Kerrou.

Pourtant récemment en naviguant nonchalamment sur Internet j’avais lu que le premier mari de Nazli durant son célibat avait été associé à un dossier artistique des plus brulants : celui du célèbre tableau de Gaston Courbet « L’Origine du Monde ».
Mes recherches ont également révélé d’autres informations assez surprenantes sur Khalil Pacha.

Il faut rappeler que Nazli avait  accompagné son père dans la résidence à l’étranger alors qu’elle a 13 ans  soit en 1866, au moment où le Khédive Ismaïl avait pris le pouvoir en Egypte. Elle n’y était revenue qu’à la mort de son oncle en 1875 alors qu’elle avait 22 ans.  C’est ainsi que la princesse avait passé les années où se formait son esprit et son existence entre l’Europe et l’Astana. Elle a ainsi eu une éducation combinant les traditions orientales qu’elle a acquises en Turquie et la culture occidentale qu’elle a pu capitaliser durant cette époque et s’en était abreuvée quand elle était retournée entre temps à Paris avec son premier époux après leur mariage en 1873. Elle avait suivi   Khalil Pacha  Chérif, Ministre des Affaires Etrangères de la Sublime porte  comme déjà dit dans plusieurs capitales européennes …et elle n’était revenue définitivement en Egypte qu’en 1879 après la mort de Khalil Pacha pour y ouvrir son salon « Villa Layard ». Nazli avait ainsi voulu reproduire l’atmosphère de liberté d’expression qu’elle avait rencontrée dans ces lieux de rencontres mais il c’est avéré que c’était son premier mari Khalil Pacha qui l’y avait initiée.

Il faut savoir tout d’abord que le premier mari de Nazli est né  en 1931. Au moment de leur mariage il était âgé de 48 ans alors qu’en en avait 20. A son décès elle en avait 26 et était restée célibataire dans son veuvage jusqu’en 1900 lorsqu’elle avait épousé en secondes noces Khalil Bouhajeb à l’âge de 47 ans et alors que ce dernier avait 10 ans de moins qu’elle. Voulait-elle inconsciemment reproduire un décalage qu’elle avait-vécu ?

Que c’était-il donc passé au cours de ce premier mariage atypique ? Son premier mari auparavant encore célibataire avait déjà couvert les capitales européennes dans son poste d’ambassadeur. Comme nous le verrons il avait  les mœurs assez dissolues (peut-être s’était-il rangé en se mariant ?) et Mustapha Pacha le père de Nazli noyé dans les problèmes qu’il avait eu avec son frère voyait sans doute dans ce mariage de sa fille  une bouée de sauvetage.
 
Revenons sur le parcours de Khalil Pacha : Il est né en 1831. Son père a émigré de Constantinople en Egypte pour servir comme capitaine de Mehmet Ali qui cherchait à rendre l’Egypte autonome par rapport à l’empire ottoman. Khalil a reçu son instruction dans une école égyptienne à Paris. Son premier poste public a été d’être commissaire de l’exposition universelle tenue à Paris en 1855. Il accède par la suite à la carrière diplomatique et devient ambassadeur plénipotentiaire dans plusieurs capitales dont Paris.

Mais il se fait bientôt en plus une réputation dans le monde artistique parisien. Son nom est vaguement familier à toute personne qui s’intéresse à la carrière de Dominique Ingres (1780- 1867) ou de Gustave Courbet (1819-1877). Il avait détenu une collection de tableaux de peinture d’une valeur inestimable qu’il avait dû malheureusement céder en raison de ses multiples dettes de jeu.

En 1866, Courbet avait peint « L’Origine du monde » qui a un drapé académique, classique et néo-classique. À l'époque de la réalisation du tableau, le modèle préféré de Courbet est une jeune femme, Joanna Hiffernan, dite « Jo ». C'est son amant James Whistler, peintre américain admirateur et disciple de Courbet, qui la lui a présentée.

La commande de L'Origine du monde avait donc été attribuée  au départ à Khalil-Bey fraîchement débarqué dans la capitale française. Avant d’être en poste à Paris en 1866, ce dernier avait été à Athènes et à Saint-Pétersbourg. Il avait été présenté par Sainte-Beuve à Courbet et  commandé  une toile à ce dernier pour sa collection  personnelle de tableaux érotiques. Celle-ci comptait entre autres Le Bain turc d'Ingres (1862) et Le Sommeil, un autre tableau de Courbet connu aussi sous le titre «  Les Dormeuses ». Mais Khalil-Bey avait été ruiné par ses dettes de jeu en 1868, lors de la vente de sa collection (Théophile Gautier fait la préface du catalogue), l'antiquaire Antoine de la Narde  fit l'acquisition de « L’origine du Monde ». Edmond de Goncourt le vit ensuite chez ce marchand d'art en 1889. Selon Robert Fernier, le baron François de Hatvany l'acheta à la Galerie Bernheim-Jeune en 1910 pour l'emporter à Budapest où ce collectionneur hongrois le conserva jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Le tableau est alors encore caché par une autre peinture de Courbet, Le château de Blonay. Cette dernière sera plus tard détachée du cadre commun, puis acquise par le musée des beaux-arts de Budapest.
 
Le dernier propriétaire du tableau fut Jacques Lacan. Avec l'actrice Sylvia Bataille, il en fit l'acquisition en 1955 pour l'installer dans sa maison de campagne de Guitrancourt dans les Yvelines. Le cache original ayant disparu, le psychanalyste demanda à André Masson, son beau-frère, de construire un cadre à double fond et de peindre une autre œuvre par-dessus. Celui-ci réalisa une version surréaliste de L'Origine du monde, intitulée Terre érotique, et beaucoup plus suggérée7. Le public new-yorkais eut toutefois l'occasion d'admirer pour la première fois L'Origine du monde en 1988 lors de l'exposition Courbet Reconsidered au Brooklyn Museum. Elle sera aussi exposée en 1992 à l'exposition Masson, à Ornans.

Après la mort de Lacan en 1981, puis de Sylvia Bataille-Lacan en 1993, le ministère de l'Économie et des Finances accepta que les droits de succession de la famille fussent réglés par dation de l'œuvre au musée d'Orsay, en 1995.
Dans son essai historique L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet en 2006, Thierry Savatier met en doute l’hypothèse du modèle et avance, entre autres hypothèses, une possible source photographique. Dans la quatrième édition de cet essai, en 2009, il ajoute une postface exposant l'hypothèse selon laquelle la femme posant pour le tableau était enceinte au moment où elle a été représentée, à en juger par la forme de son abdomen.

Après Thierry Savatier, l'historien Gérard Desanges reprend en 2011 une autre hypothèse (1) selon laquelle le modèle aurait pu être Jeanne De Tourbey (surnommée « La dame aux violettes »), et qui aurait été  la maîtresse du diplomate turc Khalil-Bey, le commanditaire de L'Origine du monde. Les auteurs précisent toutefois qu'ils ne disposent pas de témoignages de l'époque pouvant étayer cette hypothèse.

Marie-Anne Detourbay, dite mademoiselle Jeanne de Tourbey (1837-1908), par son mariage comtesse de Loynes, avait tenu un salon littéraire et politique sous le Second Empire et la Troisième République. Elle eut pour premier protecteur Marc Fournier, directeur du théâtre de la Porte-Saint-Martin, qu'elle ruina et qui dut la « céder » au prince Napoléon, cousin de Napoléon III, qui l'installa magnifiquement dans un appartement de la rue de l'Arcade, à deux pas de l'avenue des Champs-Élysées. Elle ne tarda pas à y recevoir une assemblée exclusivement masculine où l'on voyait "le Tout-Paris des Lettres" : Ernest Renan, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Lucien-Anatole Prévost-Paradol, Émile de Girardin.
Par sa meilleure amie, la comédienne Joséphine Clémence d'Ennery, alias Gisette, Gustave Flaubert la connut, tomba fort amoureux d'elle et lui écrivit des lettres enflammées.

Vers 1862 elle rencontra Ernest Baroche, fils du ministre de Napoléon III, maître des Requêtes au Conseil d'État et directeur du Commerce Extérieur au ministère de l'Agriculture (et industriel du sucre) qui en fut extrêmement amoureux, et se serait fiancé avec elle.

Commandant du 12e bataillon des Mobiles de la Seine, il fut tué au combat au Bourget le 30 octobre 1870 - le lendemain de la mort de son père, enfui à Jersey - lui laissant l'énorme somme de 800 000 francs-or - équivalente à 2,4 millions d'euros - ce qui lui permit d'épouser en 1872 l'authentique comte Victor Edgar de Loynes, officier carabinier démissionnaire.
Ce mariage la fit accéder dans la haute société, mais les époux ne tardèrent pas à se séparer, le comte partant pour l'Amérique où il disparut; bien que le mariage n'ait été que religieux car la famille de son époux s'étant opposée à leur union civile, elle conserva l'usage de ses nom et titre (ce nom est encore porté par une famille des Deux-Sèvres).

Ses réceptions gagnèrent en prestige; désormais, elle recevait tous les jours entre 5 et 7 heures. Sa « surface mondaine » s'accrut encore lorsqu'elle s'installa sur l'avenue des Champs-Élysées même. Aux célébrités du Second Empire succédaient celles de la Troisième République naissante, nouveau régime que la comtesse de Loynes n'aimait guère : Georges Clemenceau, Georges de Porto-Riche, Alexandre Dumas fils (qui aurait été son amant), Ernest Daudet, Henry Houssaye, Pierre Decourcelle, et bientôt toute une pléiade de jeunes écrivains et musiciens emmenés par Maurice Barrès, qui lui offrit ses deux livres Huit jours chez M. Renan (1890) et Du sang, de la volupté, et de la mort (1894), luxueusement reliés pour elle par Charles Meunier en 1897 - réf. : "Vente de très beaux livres des XIXe et XXe siècles" à Paris-Drouot le 4 juin 1986 - arch. pers.) Paul Bourget, Marcel Proust, Georges Bizet et Henri Kowalski.

Au cours de années 1880-1885 elle rencontra chez Arsène Houssaye le critique Jules Lemaître, de quinze ans son cadet, et qui allait devenir l'homme de sa vie. Sous son impulsion, il devait fonder en 1899, la Ligue de la patrie française dont il deviendrait le premier président.

Portaient haut les couleurs du Nationalisme ils mirent leurs espoirs politiques - comme, entre autres personnalités, la duchesse d'Uzès - dans le général Boulanger puis ils furent passionnément anti-dreyfusards (V. Affaire Dreyfus), ce qui entraîna la rupture avec certains de leurs amis comme Georges Clemenceau, qui aurait été son intime, Georges de Porto-Riche ou Anatole France.

Elle reçut alors dans son salon Édouard Drumont, Jules Guérin, ou Henri Rochefort. « Vers 1901, [...] tous les soirs, un peu avant sept heures – on dînait très exactement à sept heures chez Mme de Loynes – M. Jules Lemaître remontait la rue d'Artois [...] pour se rendre au fameux entresol où l'attendait une femme blondie, fardée, et qui paraît de satins clairs une soixantaine largement dépassée. [...] Dans son salon, Mme de Loynes opposait crânement ses cheveux décolorés, ses rides et ses atours tapageurs au portrait qu'avait fait d'elle Amaury-Duval : une jeune femme brune, aux cheveux sages, strictement vêtue de velours noir1. »

À la fin de sa vie, en janvier 1908, Mme de Loynes aida Charles Maurras et Léon Daudet à fonder l'Action française (quotidien) en offrant 100 000 francs-or.

La comtesse de Loynes a été inhumée au cimetière Montmartre, où elle a rejoint ses parents (30e division, 8e ligne, no 20, chemin Guersant). On pensa un temps que sa tombe, longtemps abandonnée, avait été détruite pour défaut d'entretien et la concession reprise, mais elle est jusqu'à ce jour restée en place, seulement dissimulée par une végétation luxuriante.
Il est donc probable que Khalil Pacha ait  à un certain moment fréquenté son salon , d’abord seul et peut-être plus tard en compagnie de son épouse lady Nazli.

Par Hatem Karoui, Ecrivain



(1)Voir également à ce sujet : http://www.apophtegme.com/ROULE/salons.pdf