Abdelaziz Belkhodja: "Le pouvoir est aujourd’hui un cadeau empoisonné"

Abdelaziz Belkhodja: "Le pouvoir est aujourd’hui un cadeau empoisonné"

 

Pourquoi Kais Saied a gagné les élections alors que personne ne l'attendait? Ennahdha est-il capable de présider le gouvernement? Kais Saied a-t-il tort de refuser d'habiter au Palais de Carthage? Comment remettre sur le rail l'économie du pays? Autant de questions que tente de répondre ici Abdelaziz Belkhoja, dirigeant au sein du parti "Au Cœur de la Tunisie", dans cette interview accordée à Espace Manager.

Espace Manager: Que pensez-vous de la victoire de Kaïs Saïd?

Abdelaziz Belkhoja: D’abord, je pense que toute victoire politique est aujourd’hui un véritable cadeau empoisonné devant la situation dramatique du pays et de l’État. À part ça, la victoire de Kaïs Saïed est logique. Les Tunisiens sont à bout de nerfs, ils ne croient plus en la politique ni même en l’État. Avec Saïed, ils ont choisi un symbole de la rigueur matérielle et morale et non un homme politique. M. Saïed a obtenu un véritable plébiscite qui lui accorde une grande légitimité. Maintenant, comment va-t-il user de cette légitimité?

Justement. Que peut faire Monsieur Kaïs Saïed avec une légitimité aussi importante et un pouvoir si faible?

Pour le moment, à part l’opération de nettoyage, qui est une très bonne idée mal exécutée, son capucin, son coiffeur et son refus d’habiter Carthage sont inconvenants face à la situation dramatique que vit le pays. S’il a un problème avec le Palais de Carthage, qui est, c’est vrai, incompatible avec l’esprit républicain, il pourrait le transformer en un grand musée de Carthage et habiter dans l’une des villas présidentielles de Gammarth. Là, ça aurait du sens. Sinon, une importante légitimité offre normalement un grand pouvoir politique, or, de par la Constitution de 2014, nous sommes dans une situation politiquement absurde où le tenant de la légitimité - le président -  a peu de pouvoir et où le tenant du pouvoir - le gouvernement - a peu de légitimité. S’il le désire, M. Kaïs Saïed peut peser lourd, politiquement, contre toute déviance ou échec du gouvernement. En clair, si le gouvernement faillit à sa mission, Saïed pourra le recadrer. 

Est-ce que la Constitution lui permet ce rôle?

La Constitution n’est qu’un cadre juridique. Pour faire un parallèle, Caïd Essebsi a démis le gouvernement Essid en inventant une procédure politique, « l’accord de Carthage » et en y associant la coalition au pouvoir. Saïed ne dispose ni d’un parti ni d’une coalition, mais par sa grande légitimité, il peut inventer une autre procédure politique, peut être même utiliser le peuple, ce qui est d’ailleurs parfaitement compatible avec sa vision du pouvoir.

Mais si la majorité gouvernementale tient bon et refuse de démettre le gouvernement?

On assistera alors à un bras de fer politique qui pourrait déboucher sur des manifestations, un peu comme lors du sit-in du Bardo. Ça dépendra de la volonté et de la force mobilisatrice de Saïed, des organisations nationales et de la société civile. Si le gouvernement tombe, Kaïs Saïd sera appelé à choisir un nouveau CdG. Si ce dernier est rejeté par l’Assemblée, Kaïs Saïed pourra alors la dissoudre et appeler à des législatives anticipées.

Cela changera quoi? 

D’après son programme, Kaïs Saïed a un projet qui se résume en deux idées politiques, pour réaliser son projet, il lui faut une majorité à l’Assemblée. En cas de législatives anticipées, logiquement, le peuple lui accordera cette majorité. Dans ce cas, nous serons, pour la première fois depuis 9 ans, dans une situation où le tenant du pouvoir aura les moyens de sa politique et sera responsable devant le peuple.

N’est-ce pas dangereux pour un pays dont la démocratie est encore fragile?

Nous sommes déjà dans une situation très dangereuse, les institutions et les pouvoirs eux-mêmes ne jouent pas leur rôle. M. Kaïs Saïed, réputé pour son intégrité, pourrait redonner à la République son sens originel, mais pour rester réalistes, nous n’avons pas, aujourd’hui, les moyens de réformer profondément l’État. Ni les moyens ni les hommes d’ailleurs. 

Pour le moment, la grande priorité, c’est la politique économique. Si ni l’Assemblée ni M. Kaïs Saïed ne trouvent la personne idoine, c’est à dire quelqu’un qui a les solutions pour sortir le pays de sa crise économique, toutes les réformes institutionnelles, même celle du programme de M. Kaïs Saïed, ne constitueront qu’un mince et éphémère paravent devant les exigences populaires. 

La panacée serait de remettre l’économie debout et parallèlement, de réformer l’État?

Relancer l’économie est l’urgence absolue, c’est une question de mois avant l’accélération de la dégringolade. Les solutions existent, il faut juste les personnes idoines. Sinon, concernant la réforme de l’État, je pense sincèrement qu’il serait plus judicieux de corriger les dysfonctionnements plutôt que d’inverser la pyramide comme le veut M. Saïed.

Est-ce que Ennahdha est capable de mettre en place un gouvernement apte à relancer l’économie?

Non, Ennahdha dispose de quelques spécialistes dans leur domaine mais il lui manque un chef d’orchestre, quelqu’un capable de concevoir une politique économique et de l’appliquer. Ça ne court pas les rues. Par contre, s’asseoir autour d’une table et mettre en place une politique économique en écoutant les spécialistes, ça, c’est possible. Mais aujourd’hui, ce sont les questions de pouvoir qui prévalent, des questions dérisoires devant l’état du pays car si rien n’est fait intelligemment, dans 6 à 8 mois, le peuple sera devant le Bardo et la Kasba.

Rached Ghannouchi a plusieurs fois montré sa capacité d’écoute !

Je ne pense pas que Rached Ghannouchi, aujourd’hui, pense à l’intérêt de la Tunisie, ni même à celui d’Ennahdha, il doit penser à sa personne qui est arrivée en fin de parcours et de ce fait, il va courir le risque de présider le gouvernement. 

Pour la transparence politique, c’est très bien, car il sera enfin, après une décennie de catastrophes, responsable de ses faits et actes. Le problème est que si Ghannouchi agit ainsi, la chute de son gouvernement, inéluctable, mettrait le projet de Kaïs Saïed au devant de la scène. Or le projet de Kaïs Saïed est idéaliste, il s’agit d’un aventurisme institutionnel. Dans l’état actuel de la Tunisie, il pourrait déboucher sur un chaos.

Selon vous, quelle serait la meilleure solution pour le pays?

Idéalement, que les députés conscients des enjeux oublient les allégeances partisanes, forment une grande coalition de salut public, oublient les ridicules questions d’identité et lancent les réformes nécessaires pour remettre le pays debout. Qu’ils utilisent l’exécutif comme un simple exécutant et qu’ils se préparent politiquement pour les prochaines élections autour d’un mouvement intelligent, réaliste, nationaliste, progressiste puissant et transversal aux partis. 

Quels députés ou quels partis pourraient jouer ce rôle?

C’est un projet transversal, ça concerne tous les députés qui défendent les valeurs nationalistes-progressistes et qui sont conscient des nécessités de voter des lois rigoureuses. Les autres députés sont des béni oui-oui sans conscience, de simples suiveurs ou des profiteurs. Les premiers pourraient se réunir autour d’un programme de Salut Public et mettre en place une stratégie et les tactiques appropriées. 

D’éventuelles personnalités politiques derrière ce projet?

Le temps des personnalités et des égos est fini, aujourd’hui, nous sommes à l’ère des réseaux, de l’efficacité, les projets priment sur les individus, il faut des équipes, les capacités et les moyens existent, il faut les faire bouger dans le sens de l’intérêt général tout en étant très attentif. Je crois aux équipes. Un homme seul, même le plus grand génie de l’univers, ne peut rien faire.

Monsieur Kaïs Saïed ne pourrait-il pas jouer un rôle dans cette « prise de conscience progressiste »?

Je ne sais pas. M. Saïd est pour moi une énigme. Je sais qu’il est intègre, qu’il a un projet très ambitieux, mais avec qui et avec quels moyens va-t-il le réaliser? La Tunisie a-t-elle la capacité d’adopter un train de réformes constitutionnelles majeures alors qu’elle est dans une situation économique déplorable? Je ne le pense pas. 

Si M. Kaïs Saïed et avec lui Ghannouchi ne réalisent pas que la Tunisie va s’effondrer économiquement dans les mois qui viennent, ils n’arriveront à rien. L’islamisme de Ghannouchi comme le réformisme constitutionnel de M. Saïed sont des projets idéalistes sans aucun rapport avec les réalités du pays.

Propos recueillis par Cheker Berhima

 

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