Alors que la récession la plus grave pointe à l’horizon, le débat sur le régime politique a-t-il un sens ?

Alors que la récession la plus grave pointe à l’horizon, le débat sur le régime politique a-t-il un sens ?

 

Bien avant les élections de 2019, on nous a prévenus que le quinquennat qui arrive sera celui de l’économique et du social par excellence. Exit le questionnement sur l’identité réglé par la Constitution. Exit aussi toutes les questions en lien avec le politique puisque le pays devrait connaitre une stabilité telle que la population allait vaquer à ses occupations sans se soucier des sujets qui fâchent. A l’évidence cela ne s’est pas passé comme prévu.

Sans s’attarder sur les résultats des élections, car la souveraineté revient au peuple et son verdict est indiscutable, il convient de mentionner que l’on s’est trouvé devant une situation pour le moins compliquée. Le président de la République a été élu à une majorité plus que confortable alors qu’il ne dispose ni d’un parti politique ni d’un programme bien défini, alors que de l’autre côté on se trouve devant un parlement fragmenté dont le premier parti n’est pas parvenu à aligner le quart des élus, alors qu’il lui revient de droit la formation du nouveau gouvernement dont le chef détient l’essentiel des pouvoirs de l’exécutif.

Tant et si bien qu’à l’arrivée on est devant un chef de l’Etat légitimé par les urnes mais sans réels pouvoirs, avec à ses côtés un chef du gouvernement dont il a proposé le nom et qui est censé détenir la réalité du pouvoir, au milieu d’une équipe constituée de partis politique antinomiques pour la plupart, appelée à une solidarité gouvernementale de façade, au moment où leurs formations politiques se déchirent au Parlement et par médias interposés.

Un tableau surréaliste

Dans ce tableau surréaliste que donne la Tunisie, il ne faut pas oublier l’Assemblée des représentants du peuple devenue une caisse de résonnance des maux d’un pays qui marche à cloche-pied. La majorité qu’on y trouve et qui a permis l’élection de sa présidence (le président et ses deux vice-présidents) et la constitution de son bureau ne correspond guère, loin s’en faut, à celle ayant été rassemblée pour la formation de la coalition gouvernementale.

Il n’est point étrange dès lors que souvent on n’arrive pas à déceler celui qui soutient le gouvernement de celui qui s’y oppose. Une majorité volatile, mouvante et insaisissable qui rend le travail du gouvernement encore plus compliqué.

La « transhumance partisane » (que je préfère au tourisme partisan), ce mal endémique qui ronge le parlement tunisien, est si fréquente que ne se passe pas une semaine sans que le président de l’Assemblée ne donne une « nouvelle répartition des groupes parlementaires ».

Dans ce climat, pourquoi jeter la pierre au chef du gouvernement si ses partisans cherchent à rassembler sous son nom un grand groupe parlementaire lui permettant d’assurer ses arrières et de travailler dans une certaine sérénité.

La pire récession

C’est dans cette atmosphère délétère que survient la grave crise sanitaire ayant mis le pays quasiment à l’arrêt pour prévenir la propagation du Coronavirus. Alors que le pays accumule depuis des années les difficultés financières et n’arrive pas à faire redémarrer son économie dont la croissance reste atone, cette crise va aggraver la situation.

Ses répercussions seront dramatiques. En effet, selon les prévisions les plus optimistes la récession sera la pire que le pays ait jamais connu depuis l’indépendance de la Tunisie en 1956. Elle avoisinera les 4% à la fin de l’année. Ce qui équivaut à un recul de 6,7% par rapport aux prévisions du budget 2020 qui tablait sur une croissance de 2,7%.

Pour la chiffrer, cela ferait plus de 7 milliards de dinars de manque à gagner, soit plus que le budget de développement annuel. On rappelle que selon le budget de l’Etat pour 2020, les dépenses de développement s’élèvent à 6,9 milliards de dinars et 11,678 milliards de dinars seront consacrés au remboursement du service de la dette.

Mais au lieu de faire face à cette crise et de s’y préparer de la meilleure manière en mettant en place les politiques les plus appropriées et de mobiliser la population dans cette phase délicate, que voit-on au juste ?

Légitimité vs Légalité

Le président de la République soulève dans deux interventions devant l’institution militaire à Kébili et à Fondouk Jedid la question de la légitimité en rapport avec la légalité, en fustigeant « les menteurs, les hypocrites et autres fourbes » qui n’admettent pas la différence entre les deux concepts, avec ce que cela induit. En filigrane, le chef de l’Etat se croit le seul détenteur de la légitimité.

Pour légale qu’elle soit l’ARP ne peut se prévaloir de cette même légitimité, selon lui. Est-ce de sa part une manière d’afficher sa prééminence ? On peut le penser d’autant plus qu’il suggère la possibilité de retirer la délégation de pouvoir accordée aux députés, ce qui accentue la vulnérabilité de ces derniers tout en mettant en avant de façon indirecte le projet défendu par Kaïs Saïed qui tend à renverser les institutions de bas en haut avec un vote sur les personnes et non sur les listes de partis politiques.

A défaut d’une formation politique pour porter le projet présidentiel, c’est la puissante centrale syndicale, l’UGTT, un acteur incontournable de la scène politique tunisienne qui est venue prêter main forte à Kaïs Saïed dans un accord gagnant-gagnant dont les termes commencent à prendre forme.

L’appel lancé par le secrétaire général de l’organisation ouvrière, Noureddine Taboubi pour l’organisation d’un référendum populaire destiné à évaluer le régime politique en place depuis 2011, en fait défini par la Constitution de 2014, est une première manifestation des termes de cet accord.

A charge du président Saïed maintenant de soutenir les desiderata des syndicats face à un projet de budget rectificatif en cours de préparation qui ne prévoit que la portion congrue aux salariés car n’y figurent ni augmentations salariales, ni recrutement de fonctionnaires, ni régularisation de certaines catégories dites vulnérables.

L’impossible révision de la Constitution

Taboubi dit sans broncher que la « crise que vit le pays est une crise politique par excellence ». Sans se demander s’il est le mieux placé pour juger d’une crise politique, quand son rôle est d’améliorer les conditions sociales des affiliés à son organisation, on peut qu’être surpris de le voir s’impliquer dans une bataille politique qui ne peut que retarder la satisfaction de ses revendications.

Se rend-il compte que ce faisant, il ouvre la boite de Pandore. En effet, un référendum populaire sur le régime politique ne peut avoir lieu que dans le cadre d’une révision de la Constitution. Celle-ci dispose dans l’article 143 que l’initiative de la révision de la Constitution revient au Président de la République ainsi qu’au tiers des députés de l’Assemblée des représentants du peuple. L'initiative émanant du Président de la République bénéficie de la priorité d'examen.

Cependant, « toute proposition de révision de la Constitution est soumise par le Président de l’Assemblée des représentants du peuple à la Cour constitutionnelle afin de donner son avis en ce qu’elle ne porte pas atteinte aux matières dont la révision est interdite par la Constitution. L’Assemblée des représentants du peuple examine à son tour la proposition pour approbation du principe de révision, à la majorité absolue. La révision se fait à la majorité des deux tiers des membres de l'Assemblée des représentants du peuple. Le Président de la République peut, après l’accord des deux tiers des membres de l’Assemblée, soumettre la révision au référendum, l’adoption se fait dans ce cas à la majorité des votants. » (Article 144).

Donc, aucune révision n’est point possible en l’absence d’une Cour Constitutionnelle. Mais même si cette institution est mise en place, ce qui n’est point facile puisque l’ancienne ARP a échoué à élire les quatre membres qui lui reviennent malgré plusieurs tours de scrutin, il n’est pas certain que les deux tiers de l’actuelle assemblée puissent se mettre d’accord sur un texte d’une révision constitutionnelle qui pourrait être proposée à un référendum populaire.

Il n’est pas dès lors raisonnable de présenter  des propositions dans ce sens quand on sait qu’elles ne pourront pas être mises en application. A moins de chercher à déstabiliser le pays et à berner le peuple, ce qui est un comportement irresponsable.

L’élargissement du gouvernement

Dans le même temps, des voix s’élèvent à l’ARP et au sein du premier parti en son sein, en l’occurrence le Mouvement Ennahdha pour l’élargissement de la coalition gouvernementale en vue d’y intégrer le parti Qalb Tounes.

L’idée est séduisante sur le papier car l’union nationale en temps de crise est la meilleure chose qui puisse être envisagée. Mais, il paraît de plus en plus que le chef du gouvernement  Elyès Fakhfakh soit réticent à un élargissement de son gouvernement car il connaît les difficultés de l’exercice et ne veut pas se retrouver de nouveau à bâtir des équilibres fragiles et instables d’une équipe basée essentiellement, quoiqu’en dise sur les quotas partisans.

Que faire alors ? Se suffire de ce qu’on l’a et essayer de gérer au mieux une situation déjà bien difficile et autrement compliquée. C’est ce qu’il faut faire en mettant entre parenthèses du moins pour les années 2020 et 2021 tiraillements partisans, divergences politiques et autres conflits entre les responsables de l’Etat surtout les plus hauts placés.

L’heure doit être à l’entente la plus large possible sur les priorités nationales en lien avec le traitement des répercussions de la crise du Covid-19. Des Assises nationales sur les voies et moyens de sortie de la crise doivent être organisées sous l’autorité du président de la République à cette fin dont devra être issu un plan ou une feuille de route autour de laquelle un consensus devrait être atteint.

Pour apaiser le pays

Néanmoins, pour apaiser le pays, il est indispensable de mettre en place au plus vite la Cour Constitutionnelle qui doit jouer son rôle d’arbitre entre les pouvoirs et de stabilisateur de la vie publique.

Rached Ghannouchi doit choisir entre son poste de président de l’ARP et ses fonctions de président du Mouvement Ennahdha. D’ailleurs les statuts de celui-ci disposent que le président exerce ses fonctions à plein temps. Le mieux pour lui serait de demeurer à la tête du parti qu’il a créé et où son autorité est indiscutable.

Quant au parti destourien libre qui joue le trouble-fête à l’assemblée il est appelé, s’il est attaché aux institutions de l’Etat républicain comme il le prétend, à s’assagir et à s’impliquer dans la construction de la démocratie tunisienne naissante et non d’agir pour sa destruction ou du moins pour son rabaissement.

Les autres partis dont les représentants ont été nombreux à soutenir son actuel sit-in, ils se doivent de l’inciter à davantage de raison pour préserver le bateau Tunisie du naufrage.

RBR

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