Bourguiba, 19 ans après : « s’il n’en reste qu’un… »

Bourguiba, 19 ans après : « s’il n’en reste qu’un… »

Il y a dix-neuf ans jour pour jour, les Tunisiens incrédules, apprennent, par un communiqué laconique diffusé par l’agence officielle Tunis Afrique presse(TAP) la mort du premier président de la République Habib Bourguiba. Déposé par un « coup d’état médico-légal », le 7 novembre 1987, par celui qui était alors son premier ministre, Zine El Abidine Ben Ali, officiellement pour incapacité physique et mentale, il a passé le restant de sa vie reclus dans la résidence du gouverneur de Monastir. Au cours de ses rares apparitions, en compagnie de son successeur, il apparaissait comme un homme physiquement diminué, affecté et perdu dans cette Tunisie dont il est le bâtisseur.

Un rendez-vous manqué

L’annonce de sa mort a sonné comme une onde de choc dans l’opinion publique nationale et l’information a fait le tour du monde. Les télégrammes de condoléances ont afflué et certains chefs d’état étrangers ont annoncé leur venue en Tunisie pour assister à ses funérailles que des chaines de télévision se sont préparées à transmettre en direct. Sauf que, pour des raisons encore inexpliquées, cet évènement a totalement été passé sous silence. Ce qui est resté au travers de la gorge de tous ceux qui ont aimé Bourguiba dont les funérailles resteront à jamais gravées dans les mémoires comme un véritable affront et une insulte pour l'ensemble du peuple tunisien. Un rendez-vous totalement manqué qui prouve les hésitations et la peur du régime à cette époque. Les Tunisiens, les regards rivés sur l'écran s'impatientaient en regardant défiler devant leurs yeux des documentaires sur les animaux et les insectes et ne désespéraient pas de la retransmission des funérailles. Peine perdue. La télévision nationale a « boycotté » les obsèques et s'est contentée de quelques minutes dans le JT de 20h00 du 8 avril 2000. Avec l’oraison funèbre prononcée par son successeur. La télévision algérienne a fait mieux en consacrant plus de temps et plus d'images à l’évènement. Les chaînes arabes et européennes ont, à leur tour, diffusé des témoignages et des documentaires sur le premier président de la Tunisie, durant les journées ayant suivi sa mort. La foule a été empêchée de l'accompagner à sa dernière demeure, le mausolée qu'il a fait construire pour abriter sa dépouille. Même ses anciens ministres et compagnons de route n'ont pas réussi à se faufiler parmi les officiels et les délégations étrangères de haut niveau composées de chefs d'Etat et de gouvernement dont notamment feu Yasser Arafat, Abdelaziz Bouteflika et Jacques Chirac. «Des funérailles escamotées, manipulées, qui ont semé la frustration dans la population, et suscité la colère et l'amertume de la famille de l'ancien président», écrivait le journal Libération. Aujourd’hui encore, on ne sait pas encore comment et pourquoi a-t-on fait cette offense au «Combattant suprême» et au peuple tunisien. Tout comme cette photo placée sur son cercueil à la maison du parti qu'il avait fait construire au début des années 1970, montrant le Grand disparu sous le visage d'un vieil homme affecté par la maladie, qui poursuivra à jamais ses auteurs. On l’a choisie parmi des centaines d’autres jetées pèle mêle dans les archives de la présidence.  Une ultime offense à la mémoire du « père de la nation » avant le transport de son corps dans les soutes d'un avion estampillé «7 novembre». Un «symbole cruel» que les vrais destouriens ne pardonneront jamais. Car les autres l’ont abandonné à son triste sort, de peur ou d’ingratitude, préférant « l’artisan du 7 novembre » au « Combattant suprême ». Les quelques rares voix qui se sont élevées pour appeler à un meilleur traitement du père fondateur venaient des militants de gauche, comme Georges Adda, du parti communiste qui, dans une lettre adressée à Ben Ali en 1997, l'adjurait de rendre à Bourguiba, qu'il qualifiait du «plus vieux interdit de liberté du monde», «sa pleine et entière liberté de se déplacer et de recevoir».

Un référent consensuel

Après le 14 janvier 2011, les langues se sont déliées.  D’où « la réémergence de la figure tutélaire de Bourguiba qui avait su moderniser la Tunisie » et qui s'est transformé en un référent consensuel, pour la plupart de ses concitoyens. Aujourd'hui encore, cet héritage bourguibien est plus que jamais vivace dans les esprits des destouriens et autres qui en revendiquent la filiation. Les Grands Hommes, malgré les vicissitudes de la vie et l’ingratitude des humains, ne tombent pas dans l’oubli. Leurs œuvres les ressusciteront toujours. Ses enfants, filles surtout, célèbrent, chaque moment de sa vie comme s’il était là, avec eux, parmi eux qui veille sur son leg, un leg que le temps ne saurait effacer. Ils chantent sa gloire, se remémorent ses actions, les premiers pas d’un pays nouvellement souverain.

Son mausolée à Monastir est devenu le lieu le plus visité de la ville. Tous les politiques, ou presque, se déplacent spécialement pour se recueillir sur sa tombe. L'attitude de certains de le «vitrioler et de défigurer son action» ne pourrait altérer son héritage devenu la chose la mieux partagée par les Tunisiens qui le portent, plus que jamais, dans leur cœur. Même ceux et celles qui essaient de salir sa mémoire «d'une rétrospective sélective axée sur des aspects négatifs» de son œuvre, tentant de rallumer la discorde et raviver les passions, en ont pris pour leur grade.

Mais Bourguiba est aussi cet homme épris de la culture arabe et de la culture française. Un parfait bilingue, orateur hors pair qui savait haranguer la foule. Il récitait le Coran et apprenait par cœur les poèmes d’ Al Moutannabi, Chebbi et d’autres. Comme il récitait Vicor Hugo, Lamartine et Alferd De Vigny. Avec son ami, l’ancien président sénégalais, Leopold Sedar Senghor, il se régalait en faisant chacun étalage de ses connaissances de la langue de Molière et en chantant des poèmes. Exilé à saint Fort Nicolas, il a fait siens ces   deux vers du célèbre poète français Victor Hugo : « S'il en demeure dix, je serai le dixième ; Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! ». Ce sont les deux derniers vers du poème « Ultima Verba », que le poète avait écrit pour « énoncer la valeur de l’exil, répéter le pouvoir prophétique de la poésie et enfin de dresser la statue du poète proscrit ».

Cet homme qui a traversé le 20ème siècle et qui a combattu la France, connu ses prisons, avant de devenir l’un de ses meilleurs alliés, a marqué l’histoire de son pays. Avec Elyssa Didon, Hannibal et Khereddinne Pacha, ils sont considérés, par Habib Boulares dans son livre « Histoire de la Tunisie », comme les plus grands Tunisiens de tous les temps.

Dans son livre, « Bourguiba » publié au mois de février dernier en France, l’ancien rédacteur en chef du journal le Monde, Bertrand Le Gendre, décrit le parcours de ce « musulman nourri de lumières », de sa naissance, officiellement le 3 août 1903, dans « la petite ville de Monastir » jusqu’à sa mort, reclus dans cette même ville, le 6 avril 2000.

 « Sans Habib Bourguiba, la Tunisie ne serait pas, aujourd’hui, la seule démocratie du monde arabe. Oriental occidentalisé, musulman nourri des Lumières, il a conduit son pays à l’indépendance et l’a ouvert sur le monde moderne », lit-on dans le livre de Bertrand Le Gendre.

B.O

 

 

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