Bourguiba et la hauteur des mots

 Bourguiba et la hauteur des mots

Jérôme Mathy, analyste et conseiller, spécialiste de la Tunisie a publié dans sa page Facebook un extrait du discours du président Habib Bourguiba qu’il prononça à Montréal, le 11 mai 1968, lors d'un sommet de la francophonie.

Avec ce commentaire : « Relire les mots prononcés à cette occasion, en saisir la hauteur, toute la sublime intelligence, cette élégance des grands, ce sera là, en ce jour, mon hommage à sa mémoire, à sa famille, et à tous les vrais patriotes de ce pays que j'aime tant. A ceux-là je dis qu'ils trouveront toujours de l'autre côté de la Méditerranée, en France, des amis fidèles ».

Extrait du discours

« La langue française est pour vous, hommes et femmes du Québec, une partie de vous-mêmes dont vous avez su, et à quel prix, assurer la pérennité. A nous, il semblerait qu’elle soit venue du colonisateur. Et pourtant, il ne nous semble pas que ce soit à lui, en tant que tel, que nous la devons. Il est même de mon devoir d’évoquer, à ce propos, le souvenir de notre grand Premier Ministre Kheireddine.

C’est lui, en effet, dont le turc était la langue maternelle, qui, le premier a ouvert à des jeunes de chez nous le chemin des universités de France ; c’est lui qui, le premier, a introduit le français dans l’établissement secondaire qu’il a créé, ce Collège Sadiki auquel tant de mes compagnons de lutte, comme moi-même, après bien d’autres devanciers, sont en grande partie redevables de ce qu’ils sont devenus et de ce qu’ils ont accompli pour le salut politique et pour le devenir culturel de la Tunisie. Kheireddine, ce fut l’une des lumières offertes à la Tunisie deux décennies avant l’établissement du protectorat.

Je peux bien dire que, dès cette époque et en dépit du jeu d’influences diverses qui s’exerçaient alors sur notre pays, l’intelligentsia tunisienne avait déjà opté pour la langue française et pour une culture ouverte sur le monde moderne.

Cela n’empêche pas le protectorat français de s’établir en Tunisie dès 1881. Il ne me semble pas, tout au long des soixante-quinze ans qu’il a duré, que la langue française soit apparue comme l’instrument de la domination qu’il nous fallait subir. Pourquoi ?

Sans doute parce que c’est une des langues du monde par laquelle s’enseignent le mieux les philosophies de la liberté.

Je me souviens qu’en 1924 déjà, lorsqu’à l’oral du baccalauréat on me donna à choisir les deux philosophes sur lesquels je souhaitais être interrogé, je nommais ces deux grands philosophes de la liberté que sont J.J. Rousseau pour son « Contrat Social » et Claude Bernard pour son « Introduction à l’étude de la médecine expérimentale ».

Langue des philosophies de la liberté, le français allait constituer en outre pour nous, un puissant moyen de contestation et de rencontre.

Au défi de la sujétion, doublé de toutes sortes de prétentions à l’annexion ou à la co-souveraineté, grâce à la langue française tout autant que grâce à l’arabe, par la parole et par les écrits, par la presse même, lorsque la fortune le permettait, toujours, d’ailleurs de façon hasardeuse, nous pouvions opposer à l’oppression notre contestation fondamentale et notre revendication de la liberté, de la dignité, de l’identité nationale.

Et c’est par la langue française que nous avons pu forger une nouvelle représentation de notre volonté nationale, que nous avons pu la communiquer, la propager, la faire entendre, la faire comprendre. Dans le monde francophone, bien sûr, mais au-delà même des frontières de cet univers linguistique, c’est à travers l’usage de la langue française que nous avons pu faire entendre la voix de la Tunisie dans le concert des nations. Ainsi, avons-nous pu puiser partout dans le monde, sur le continent américain et jusqu’aux Nations-Unies, non seulement le réconfort mais le soutien dont nous avions besoin pour mener jusqu’à la victoire notre lutte pour la reconnaissance de notre identité et de notre dignité nationales, en bref pour l’indépendance.

Jamais nous n’avons ressenti dans l’emprunt d’une langue étrangère –mais j’ai dit que c’était un choix – une diminution de notre Être national, alors même que notre existence nationale était contrariée. Jamais nous n’avons éprouvé de ce fait une quelconque « déculturation ». C’est sans doute que nous avons su parallèlement préserver l’héritage de notre propre culture et l’intégrité de notre propre langue, elle est aussi langue de culture et ample véhicule de communication avec le monde arabe dont nous sommes partie intégrante et vivante.

C’est sans doute aussi parce que, en raison de notre double enracinement dans une culture ancienne mais toujours vivante et dans une culture adoptée mais fortement intégrée, rien ne permettait au colonisateur, comme il a pu le tenter d’ailleurs, de faire table rase de notre culture nationale et de dénationaliser notre Être collectif.

Nous avons au contraire conscience, non seulement d’avoir enrichi notre culture nationale, mais de l’avoir orientée, de lui avoir conféré une marque spécifique que rien ne pourra plus effacer. Nous avons aussi conscience d’avoir pu forger une mentalité tunisienne qui est une mentalité moderne, et d’avoir insufflé au peuple tunisien, en tout premier lieu à son élite, la capacité nécessaire pour assimiler les techniques du monde d’aujourd’hui.

C’est pourquoi, une fois l’indépendance acquise, nous avons maintenu dans notre système d’éducation et dès les classes primaires, l’enseignement du français. C’est pourquoi l’usage du français a conservé sa place en Tunisie, alors même que le peuplement de souche francophone diminuait en nombre, non il est vrai, en qualité.

Nous n’avons pas eu à nous poser des questions dramatiques, nous n’avons pas eu à délibérer, ce fut de l’adaptation de notre système et de nos programmes d’enseignement aux réalités nouvelles et aux besoin spécifiques d’un pays ayant accédé à l’indépendance politique, mais ayant encore à effectuer les investissements matériels, plus encore que les investissement humains, nécessaires à la lutte contre le sous-développement, c’est-à-dire au combat pour l’indépendance économique et la libération sociale.

Mais, sur le plan de la langue, nous n’éprouvions, et n’éprouvons pas d’avantage aujourd’hui, de complexe. Nous avions maintenu notre choix d’adoption du français au temps de la colonisation.

Nous n’avions pas de raison de renoncer à notre bilinguisme après l’indépendance. Nous ne pouvions d’ailleurs nous permettre aucun gaspillage d’énergie, aucune perte de temps et, en fait, aucune fallacieuse illusion dans ce domaine de la langue.

Nous avions trop conscience de la nécessité du sérieux et du réalisme qui requièrent cette aventure qu’est l’exercice de la liberté et cette aventure que représente, pour un pays aux maigres ressources naturelles, l’édification de l’État et la structuration de l’économie, pour nous hasarder à quelque hypothétique retour en arrière, aux sources d’une culture unique, pour succomber aux chimères d’un sentiment qui eût été générateur de régression ».

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