Colibe ou le rapport de la discorde

Colibe ou le rapport de la discorde

« On n'est pas complètement homme tant qu'on ignore la femme.»  Henri-Frédéric Amiel

La Tunisie célèbre non pas une, mais deux fois ses femmes dans l’année : le 8 mars (journée internationale des Droits de la Femme) et le 13 août, à l’échelle nationale pour célébrer le Code du statut personnel (CSP) visant à l’instauration de l’égalité entre l’homme et la femme dans nombre de domaines. Il donne à la femme une place inédite dans la société tunisienne et dans le monde arabe en général, abolissant notamment la polygamie, créant une procédure judiciaire pour le divorce et n’autorisant le mariage que sous consentement mutuel des deux époux.

Cette année, le 13 août est une date exceptionnelle et tant attendue par les tunisiennes et la société. Il n’est pas exclue que de nouvelles mesures soient annoncées pour faire progresser le statut de la femme et ses acquis après la remise du rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) au Président tunisien.

Un statut avant-gardiste en terre d’Islam

Présentes aux premières loges lors du combat pour l’indépendance, dans la construction de la Tunisie moderne, les femmes tunisiennes dont le statut avant-gardiste a toujours été considéré comme un cas à part au Maghreb, dans les pays arabes redoutent sa remise en cause et mis en danger par les islamistes et les traditionalistes qui veulent la renvoyer au foyer et à la soumission.

Les tentatives se sont succédées ces sept dernières années pour faire reculer les droits de la femme, ce 13 aout sera encore une fois l’occasion de faire entendre sa voix libre pour faire avancer l’égalité entre les hommes et les femmes. Il s’agit d’un message adressé à tous les conservateurs traditionalistes qui doutent encore aussi bien de la volonté de la femme tunisienne que de ses capacités à affronter tous les défis actuels et à venir.

La Commission des libertés individuelles et de l'égalité (« Colibe »), présidée par la députée Bochra Bel Haj Hmida, avait rendu son rapport comportant des « propositions de lois » pour faire correspondre l'arsenal juridique tunisien aux exigences d'égalité et de libertés individuelles et être conforme à la nouvelle constitution de 2014. 

33 réunions ont été tenues tout au long de dix mois qui ont permis de le coproduire par une équipe d’experts juristes, d’intellectuels, d’anthropologues et des islamologues. Ce qui a permis d’ouvrir un débat national enflammé sur des questions sociétales fondamentales : l’égalité entre homme et femme pour l’héritage, l’abolition de la peine de mort, la dépénalisation de l’homosexualité, les droits et les libertés de la personne, la protection des droits de l’enfant, la liberté de pensée, de croyance, de conviction et de conscience, et la liberté d’opinion et d’expression.

Ce rapport suscite polémiques et réactions opposées entre ceux qui approuvent son contenu et ceux qui le désavouent. Des oppositions qui ont toujours clivé la société tunisienne entre « modernistes » héritiers du Code du statut personnel (CSP) du président Habib Bourguiba et « conservateurs traditionalistes » défenseurs de l’identité musulmane de la Tunisie en s’appuyant sur les textes coraniques.

Attaqué par tous les conservateurs et les traditionalistes en commençant par les imams lors des prêches de vendredi dans les mosquées et par des associations religieuses qui ont mis d’énormes moyens de propagande à l’échelle du pays pour s’opposer à ce rapport « mécréant. »  Un appel national est lancé pour manifester le 11 août à Tunis où des dizaines de milliers de manifestants venus de toutes les régions du pays seront attendus dans la plus grosse artère de Tunis l’Avenue Habib Bourguiba deux jours avant la fête de la femme et l’annonce attendue du Président de la république sur le sujet. Une fronde construite sur de la désinformation, le mensonge et la haine pour soulever un mouvement populaire et violent contre ce rapport et sa Présidente.

L’autre camp moderniste de la société civile ne se laisse pas faire et réagit en apportant tout son soutien à ce rapport. Ainsi les organisations et associations de la société civile appartenant à la coalition civile pour les libertés individuelles estiment que ce rapport est conforme aux normes internationales des droits de l’Homme et aux orientations modernistes de l’Etat tunisien. A Tunis, 92 associations ont signé mardi 24 juillet un pacte pour l'égalité et les libertés individuelles. Un moyen de montrer leur soutien à la Commission pour les libertés individuelles et l'égalité. Une manifestation nationale aura lieu le 13 aout comme réponse à ceux de l’autre camp. Chacun montre ses muscles pour influencer l’annonce finale du Président.

Et ils sont où les partis politiques ? Pour l’heure, l’ensemble des partis politiques progressistes de Nidaa Tounes au Front Populaire en passant par Machrou3 Tounes observent un silence assourdissant et n’apporte aucun soutien au contenu du rapport et aux membres de la commission.

Seul Ennahdha a réagi. Ce parti estime que certaines propositions dans le rapport peuvent menacer l’entité de la famille et l’unité de la société. Noureddine Khadmi, ancien ministre des Affaires religieuses, est intervenu dans le cadre de l’association de la coordination nationale de défense du Coran, de la constitution, du développement et de l’équité, pour dénoncer la sédition (fetna) que ce rapport, contraire à la charia et à l’Islam, allait provoquer.

D’autres demandent un référendum sur le sujet. Pour rappel, dans les grandes démocraties, les réformes sociétales ont été toujours réalisées par vote aux assemblées nationales par les députés. L’exemple de l’abolition de la peine de mort par François Mitterrand est l’exemple le plus éclatant alors que 63% de français était contre.

La loi du 17 janvier 1975 relative à l'Interruption Volontaire de Grossesse (IVG), dite loi Veil a été adoptée par l’assemblée nationale française sans passer par le référendum par 284 voix contre 189, grâce à la presque totalité des votes des députés des partis de gauche et du centre, malgré l'opposition d'assez nombreux députés de la droite. Le vote fait l'objet de débats houleux ou même haineux, comme le montre l'interpellation de la ministre de la Santé Simone Veil par le député Jean Foyer : « N'en doutez pas : déjà des capitaux sont impatients de s'investir dans l'industrie de la mort et le temps n'est pas loin où nous connaîtrons en France ces « avortoirs », ces abattoirs où s'entassent des cadavres de petits hommes et que certains de mes collègues ont eu l'occasion de visiter à l'étranger ». La France a rendu un ultime hommage à Simone Veil au Panthéon, où cette figure populaire du XXe siècle reposera désormais, avec son mari, au milieu des héros de l'Histoire de France au Panthéon.

Essebsi est-il le digne héritier de Bourguiba ?

La présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates déclarait « on a voté une belle Constitution en 2014, qui a reconnu un éventail large de droits et de libertés individuelles. Et donc il est temps qu'il y ait une harmonisation de tous les textes juridiques tunisiens avec cette Constitution.»

L’année dernière, BCE déclarait lors de la fête de la femme : « Le code du statut personnel est un des textes les plus importants de notre nation. Il a permis la mise en place de nouveaux équilibres sociaux et l’émergence de la dignité. Ceux qui l’ont rédigé ont eu le courage de le faire ! »

Et sur l’héritage : « Il ne faut pas croire que ceci va à l’encontre de la religion. Notre constitution est celle d’un état civil. Cette égalité n’est pas une affaire religieuse mais qui concerne les hommes».

Une année après, il est temps que le dire et le faire vont ensemble. Il est temps que le Président Essebsi, l’héritier de Bourguiba selon ses dires assume ses responsabilités et passe à l’action en faisant progresser les acquis de la femme tunisienne pour être le digne disciple du grand Bourguiba. En coulisses, on raconte que la plupart des propositions de la Colibe seront rejetées par le Président de la République à l'exception d'une : l'égalité successorale. Si vraiment, c’est le cas, pourquoi tant de temps et d’efforts perdus alors qu’il avait depuis un an de proposer un projet de loi à l’Assemblée des Représentant du peuple et que la loi aurait dû être votée depuis.

Le mérite de BCE pour le moment est bel et bien d’avoir relancé le débat, de faire réagir et  de chercher à provoquer de telles réactions hostiles pour dévoiler le vrai visage conservateur et rétrograde d’Ennahdha au peuple et montrer que les islamistes n’ont pas évolué sur les sujets de société et qu’ils sont les champions du double langage.

La République c’est l’égalité entre les citoyens

L’égalité est inscrite dans la nouvelle constitution de 2014 mais la réalité est autre. Alors, pourquoi ce mot déchaîne-t-il tant de passions, tant de virulence, dès que l’on veut agir, non seulement en so.n nom, mais pour aboutir à l’égalité dans les actes, à l’égalité dans les faits. La raison est simple : c’est que vouloir l’égalité, c’est forcément s’attaquer aux inégalités. Et comme personne n’osera clairement affirmer sa préférence pour l’inégalité, alors, hypocritement, on vous traite comme si l’égalité était la pire des choses ; comme si l’égalité au lieu d’être une fierté, devenait une honte. Sans l’égalité, alors c’est la République qui devient un mot vide, un mot creux, un mot qui en somme n’engage à rien ! En choisissant l’égalité, on ne choisit jamais la voie de la facilité. Voilà pourquoi, en choisissant l’égalité, nous choisissons la voie la plus juste ! La voie de l’avenir ! L’égalité, il faut l’affirmer, il faut l’enseigner, il faut la revendiquer. L’égalité, il faut la soutenir, il faut l’instaurer. L’égalité, voilà un combat qui mérite d’être mené !

Il ne saurait y avoir de démocratie sans un véritable partenariat entre hommes et femmes dans la conduite des affaires publiques où hommes et femmes agissent dans l'égalité et la complémentarité, s'enrichissant mutuellement de leurs différences.

Henri-Frédéric Amiel écrivait « On n'est pas complètement homme tant qu'on ignore la femme.»

Soyons des « hommes ». Là où il y a une mobilisation populaire, là où il y a une volonté, il y a toujours un chemin pour réaliser cette merveille l’égalité.

A.K

NB : Pour les arabisants : le lien pour accéder en ligne au rapport complet : https://colibe.org/wp-content/uploads/2018/06/Rapport-COLIBE.pdf

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