Comment Sidi Belhassen a quitté Tunis ?

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La noble généalogie du Cheikh Abû-l-Hassan Châdhilî selon le livre de l’Imâm Ibn Çabbâgh «Durrat el-asrâr wa tuhfat el-Abrâr», édition tunisienne de 1887/1304 indique qu’il se nomme ‘Alî fils de Abdallah, fils de Abd el-Jabbâr, fils de Tamîm, fils de Hurmuz, fils de Hâtim, fils de Qusay, fils de Yousuf, fils de Youcha’, fils de Ward, fils de Battâl, fils de Idrîss, fils de Mohammed, fils de ‘Issâ, fils de Mohammed, fils de Hassan, fils de ‘Alî ibn Abî Tâlib.

Il est né en 1197 à Ghumârah au Maroc.

Nous nous limiterons dans cet article à la partie de sa biographie décrivant son séjour en Tunisie principalement pour savoir dans quelles circonstances exactes il a quitté Tunis.

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Il était entré dans la ville de Tunis quand il était encore jeune homme, et pendant son séjour avait notamment effectué de nombreux voyages au Moyen-Orient au cours de l’un desquels durant un déplacement à la Mecque  il avait rapporté l'usage de la décoction de graines de caféier afin que ses disciples puissent se tenir éveillés durant les exercices de piété  nocturne qu'il recommandait. Il est ainsi considéré comme celui qui a introduit l'usage du café en Tunisie.
À une certaine époque, il avait élu domicile dans l'une des grottes de la colline qui porte encore son nom. Mais sa popularité avait porté ombrage au pouvoir et, sous l'instigation des oulemas, il avait été  forcé de s'exiler. Il était le contemporain d’Ali Ibn Asfour le célèbre grammairien andalou de Séville qui avait lui aussi vécu à Tunis et dont nous avons présenté la biographie dans un autre article. La date de sa naissance correspond aussi à l’arrivée en Tunisie du Calife Almohade Mohamed an-Naçir dans son expédition en Ifriqiya en 1205 accompagné d’Abdalwahid ben Abi Hafs, qu’il installa à sa place comme gouverneur de la région maghrébine pour permettre de contrer les nomades hilaliens.

30 ans avant lui, un autre saint célèbre était né à Béja, au Nord-Ouest de la Tunisie, il s’agit de Sidi Bou Saïd, ou plus précisément  Khalaf Ben Yahia Tamimi El Béji, en référence à sa ville d'origine.
Sidi Belhassen l’y avait rencontré et nous reviendrons après sur cet épisode.
Il faut que nous sachions déjà qu’en 1222 à la fin du règne d’Adalhahid Ibn Hafs, BelHassen avait entrepris un voyage à Bagdad pour demander l’adresse du pôle mystique local et était revenu au Maroc en 1223 pour apprendre de son instructeur et maître, le Cheikh Abû Mohamed Abdessalem Ibn Machich Ech Cherif El Hassani, descendant du Prophète comme lui, qu’il hériterait   de la fonction polaire (elqutâbah)en Irîqiyah (Tunisie). Il lui avait préconisé de demeurer dans un endroit nommé Châdhilah car Allah l’y avait nommé el-Châdhilî et de partir ensuite pour Tunis où des accusations seront portées contre lui devant les autorités.

A ce moment Abdallah fils d’Al Walid, à la mort de son père lui avait succédé sur le trône et proclamé l’indépendance de ce dernier par rapport aux Almohades.
C’était en 1224 que  Sidi Belhassen avait rencontré Sidi Bou Said. Ce dernier s’était auparavant (1210) retiré de la vie sociale après être retourné de Mecque passant la plupart de son temps dans une mosquée de Bab Bhar, probablement près de l'actuelle entrée de la rue de l'église menant à la mosquée Zitouna.
Dans son livre « Les vertus de mon Maître Abû Sa’îd al-Bâjî » le Cheikh Abû Fâris ‘Abd el-Azîz ibn el-Futûh, avait relaté que Sidi Belhassen lui avait dit :  « Quand j’entrais dans la ville de Tunis au commencement de ma vie spirituelle, j’allais voir les Maîtres qui s’y trouvaient car il y avait une chose que je voulais présenter à quelqu’un pour obtenir une clarification. Mais personne parmi eux ne put clarifier pour moi un certain état spirituel jusqu’à ce que j’entre chez le Cheikh Pieux Abû Sa’îd al-Bâjî. Il m’instruisit de mon état avant que je ne le lui révèle et exprime mes pensées intimes. Alors je reconnus qu’il était un Saint d’Allah, et je restai auprès de lui, profitant beaucoup de sa présence. »

En 1228, Abu Zakariya Yahya avait détrôné Abdallah pour jouir seul du pouvoir et forcé son frère à se contenter du titre de Cheikh et de se consacrer à la vie religieuse. Au même moment il s’était proclamé le  Calife de fait et s’était préparé à envahir le Maroc. Il avait établi sa capitale à Tunis, puis étendu sa domination vers Constantine et Bougie, puis vers Alger (1235) et d’autres villes et régions algériennes. Entretemps Sidi Bou Saïd était décédé (1231). A la même période (1230) il avait été procédé à Traduction en latin des commentaires d'Averroes des œuvres d'Aristote.
Abu Zakariya Yahya aurait aussi pris prétexte en rompant avec les Almohades du Maroc que le Calife Almohade Al Mumen   avait embrassé le sunnisme. D’autres prétextes de rupture avec le souverain de Marrakech  avaient aussi été évoqués comme la renonciation  au culte du Mahdî ibn Tûmart et le massacre à l’occasion de nombre de hauts notables almohades.

Profitons de la description de cette période pour dire aussi qu’Abu Zakariya Yahya avait fondé en 1234 l’école El Chammayyia près du Souk Ecchammayyne (bougies) considérée comme la première medressa connue à Tunis. Il avait aussi fait construire entre 1231 et 1235 la mosquée de La Kasbah.
En Andalousie, le  caudillo hispano-musulman, Muhammad ibn Yûsuf Ibn-Houd qui avait détrôné  Idriss parti en campagne au Maroc était mort (1238), laissant al-Ahmar (1232-1273) dirigeant principal des Taifa.

Le prince Al Ahmar qui avait en 1237 établi sa capitale à Grenade et - comme Muhammad I - fondé la dynastie nasride, n'était pas assez fort, soit de dominer toute l'Espagne musulmane soit de retenir l'infiltration constante tout au long de ses bords castillans du Nord.
Abu Zakariya Yahya lui avait alors envoyé  un escadron  de dix-huit navires qui avait échoué à entrer dans le port de Valence ou de débarquer  à Peñíscola. Le roi de Valence Ziyan ibn Saad Ibn--Mardanîsh avait alors le 28 septembre 1238 capitulé en laissant la ville aux  Catalans et aux Aragonais.
Mais Abu Zakaria conserve la domination de l’Afrique du Nord. En 1242 il avit menacé Tlemcen et soumis diverses tribus rebelles en reconstituant ainsi l’ancien royaume des Zirides à la fin du Xème siècle.
C’est à cette époque qu’aura lieu une rencontre décisive entre Abu Zakaria et le Mystique Soufi Sidi Belhassen Chedli. Il était resté auparavant   quelque temps à Tunis jusqu’à ce qu’un grand nombre de personnes l’ait rejoint et il était devenu très populaire.

En 1243 il avait visité le palais du Sultan et fait l’objet d’une forme de procès de la part du juriste Ibn El Barra et des savants de Zakaria.
Le juriste Abû el-Qâsim Ibn el-Barâ avait entendu  parler de lui. A cette époque, celui-ci était chef des juges (qâdî-el-jamâ’ah). Envieux du Cheikh el- Châdhilî. Il s’était tourné i vers lui pour lui chercher querelle mais fut incapable d’emporter la maîtrise sur lui. Il  était allé  donc dire au Sultan : « Il y a ici un homme de Châdhilah, un homme qui vole les ânes, qui prétend être un Cherîf. Une grande foule l’a déjà rejoint ! Il est en train de lever ta terre contre toi en prétendant être un Fatimide. »

Pour bien comprendre l’inquiétude du Sultan devant la menace exprimée par Ibn el-Barâ, il faut peut-être se souvenir du contexte politique de la région à cette époque : l’Ifrîqiyâh, islamisée au cours du VIIe siècle, est placée par le Calife Abbasside Hârûn el-Rachîd sous l’autorité d’un émir local qui fonde sa propre dynastie, les Aghlabides. Mais cette dynastie est détrônée au début du Xe s. par les Fatimides chi’ites, qui proclament l’indépendance de leur nouveau Califat (909) par rapport au Califat central sunnite de Bagdad et s’installent au pouvoir pendant près d’un siècle et demi. Cela ne fait donc, au moment où se déroule cet épisode de la vie du Cheikh (1243-1244 ?), que deux cents ans que les Fatimides ne sont plus la dynastie régnante. La calomnie d’Ibn el-Barâ apparaît ainsi tout à fait plausible aux yeux du Sultan : un «fatimide» convoite le pouvoir en exploitant le mécontentement populaire local, selon une modalité analogue à celle qu’avaient jadis mise en œuvre les Fatimides contre les Aghlabides.

Le Cheikh Belhassen Chedli selon l’Imâm Ibn Çabbâgh  auteur de la biographie  lui avait  raconté :
J’ai dit :
- Ô mon Seigneur, pourquoi m’as-tu nommé el-Châdhilî, alors que je ne suis pas du village de Châdhilah ?
- On me répondit :
- Ô ‘Alî , je ne t’ai pas appelé par le nom al-Châdhilî. Et en vérité, tu es
« châdhdhoun» (1): isolé solitaire « lî »: pour Moi ; c'est-à-dire que tu es dédié exclusivement à Mon Service et Mon Amour (lî khidmatî wa mahabatî) (2).
Ibn el-Barâ avait rassemblé un groupe de juristes (fuqahâ) dans le palais (Qasbah). Le Sultanétait resté derrière un voile (3) tout le temps que le Cheikh fut présent. Les juristes le questionnèrent nombre de fois au sujet de sa généalogie, et le Cheikh ne cessa de leur répondre tandis que le Sultan écoutait.

Ils discutèrent avec lui de toutes les sciences et il répondit d’une façon qui les réduisit au silence. Durant tout ce temps, ils ne purent, quant à eux, lui répondre sur les fondements des sciences initiatiques. Le Cheikh ne conversa donc avec eux que des sciences « acquises », car, en cela, il était leur égal (avec eux sur un pied d’égalité).

Le Sultan dit alors à Ibn al-Barâ :
- Cet homme fait partie des plus grands Saints, tu n’as aucun pouvoir sur lui !
- Par Allah, répondit-il, vraiment, s’il devait sortir maintenant, les habitants de Tunis se soulèveraient contre toi, et ils te chasseraient d’entre eux. En ce moment même, ils sont rassemblés devant ta porte !
Les juristes se retirèrent et le Sultan ordonna au Cheikh de s’asseoir.
Le Cheikh el-Châdhilî dit :
- Il se peut qu’un de mes compagnons rentre.
Et c’est alors qu’un de ses compagnons entra et lui dit :
- Ô mon Maître, les gens sont en train de parler de toi et disent qu’ils se sont comporté de telle et telle manière à ton encontre.
Puis il se mit à pleurer devant lui. Le Cheikh sourit alors et répondit :
- Par Allah, si je n’avais pas le scrupule d’agir conformément à la loi exotérique, je serais certainement sorti par ici ou par là. Et le mur se fissura dans chacune des directions qu’il avait pointées du doigt.
Puis il dit :
- Apporte-moi une cruche, de l’eau, et un tapis de prière. Salue mes compagnons, dis-leur que nous ne seront absents d’eux qu’aujourd’hui et que nous n’accomplirons la prière du maghreb qu’avec eux, inchâ allah.

On apporta ce qu’il avait demandé, et le Cheikh el-Châdhilî accomplit l’ablution rituelle puis se dirigea intérieurement (tawajjaha) vers Allah.
Le Cheikh raconta :
« Ayant eu envie de faire des prières contre le Sultan, on me dit : « Allah ne sera pas satisfait de toi si tu fais une imprécation contre une créature, par impatience». A cet instant, je fus inspiré de réciter : « Ô Celui dont le Trône déborde des Cieux et de la Terre, dont la garde ne Lui coûte aucune peine. Et Il est le Très Haut, l’Immense (4)». Je Te demande de croire en Ta Protection, d’une foi par laquelle mon cœur s’apaisera du souci de rechercher la subsistance et de la crainte des créatures […] »

Le Sultan avait une esclave qui était de toutes ses femmes la plus chère à ses yeux. Une grande maladie s’abattit sur elle si bien qu’elle mourut subitement et qu’il s’en attrista profondément. Elle fut lavée dans une chambre de sa résidence et des gens procédèrent à son ablution mortuaire, l’enveloppèrent puis la sortirent à l’extérieur pour la prière sur les morts. Ils avaient oublié un encensoir dans la pièce et avant même que les gens ne s’en soient rendu compte, un feu se propagea jusqu’à ce que tout ce qui se trouvait dans cette pièce fût consumé, y compris les lits, les vêtements ainsi que d’autres objets de valeur. Le Sultan sut alors que son affliction était venue de l’influence de ce Saint.

Le frère du Sultan, Abû ‘Abdallah el-Lihyânî, en entendit parler alors qu’il se trouvait dans son jardin à l’extérieur de la ville et vint chez lui. Il avait une foi intense dans le Cheikh et le visitait souvent. Il dit à son frère:
- Dans quelle affaire Ibn el-Barâ t’a-t-il conduit ? Il t’a conduit, par Allah, à la ruine, toi et tous ceux qui sont avec toi !
Puis il alla auprès du Cheikh et lui dit :
- Ô mon Maître, mon frère ne sait pas de quoi tu es capable, et c’est Ibn el-Barâ qui l’a attiré dans de telles choses. Il commença alors à embrasser ses mains et à demander pardon pour son frère.
Le Cheikh Abû l-Hassan lui répondit :
- Par Allah, ton frère ne possède pour lui-même aucune autorité sur le bien ou le mal, la mort ou la vie, ou la résurrection. Comment posséderait-il donc une autorité sur ces choses-là pour d’autres ? Ceci est gardé dans l’Ecriture.
Abû ‘Abdallah al-Lihiyâni sortit en accompagnant le Cheikh vers sa maison. Ce dernier resta là-bas quelques jours et disposa ainsi de ses appartements qui étaient proches de la mosquée Balât. Puis il ordonna à ses compagnons de voyager vers l’Orient. Il alla voir Ibn al-Barâ et lui dit: « Vois ! Je te laisse toute la ville de Tunis. »

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Après son départ de Tunis, ses disciples se réunissent en une confrérie, qui s'organise sous le nom de Chadhiliyya, et dont on peut voir la zaouia au sommet de la colline de Sidi Belhassen.
En 1246, Jaen la plus grande et la plus fortifiées des villes andalouses est prise par Ferdinand III de Castille et al Ahmar devient son vassal. La même année un envoyé extraordinaire du Roi Abu Zakaria  Yahia à Séville a été renvoyé et l'allégeance à Marrakech a été refusée. Par le pacte de Jaen la principale exclusion assurée de Grenade à partir de la reconquête chrétienne d'al-Andalus est assurée, ce qui permit au  royaume musulman, sous la dynastie des Nasrides descendant d’al-Ahmar, de se maintenir jusqu'en  1492. En 1249 finit  le règne d'Abou Zakaria yahya. Après 1250 il ne resta aux musulmans andalous que Grenade et le petit royaume de Niebla. Les Mérinides succèdèrent aux Muahhidines  avec leur  capitale à Fès. Sidi Belhassen s’était retiré en Égypte où il  mourut en 1258.

Par Hatem Karoui, Ecrivain

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(1) Dans le texte arabe, il est précisé « Avec un redoublement de la lettre dhel
(2) Dans la version manuscrite arabe, les mots « châdhdhoun-lî » et « châdhilî » sont écrits de la même façon  
(3) Ce comportement est à rapprocher de celui que l’on trouve au début du XXè siècle (aujourd’hui !) chez les grands savants qui se déplacent dans les salons littéraires masculins fréquentés par plus jeunes qu’eux et qui ne  veulent pas dévoiler leur présence tout en écoutant les conversations pour donner leur avis ensuite, c’est le cas  du Cheikh Salem Bouhajeb dans le salon de Nazli à la Marsa
(4) Extrait du Verset de l’Escabeau (Sourate 2, verset 255).