Crisis Group : comment Kais Saied a fait intrusion dans le paysage politique tunisien?

Crisis Group : comment Kais Saied a fait intrusion dans le paysage politique tunisien?

Un rapport de Crisis Group signé par le chercheur Michael Ayari, un des meilleurs spécialistes de la Tunisie, explique comment l’actuel président, Kais Saîed, cherche à placer l’indépendance économique au cœur de son projet politique. Extraits

« …. La thématique de la défense de la souveraineté nationale, qui a joué un rôle décisif dans l’émergence de nouvelles personnalités et partis politiques à l’issue du cycle électoral de fin 2019, est apparue en plusieurs étapes depuis 2013. Au cours de 2013, dans un contexte de reflux du « printemps arabe » à l’échelle régionale, de faible rendement économique et social de la troïka et de montée de la violence jihadiste, l’idée que l’affaiblissement de l’Etat sape la souveraineté du pays a gagné du terrain dans la société tunisienne. Cette idée se traduit alors par une certaine nostalgie pour l’ancien régime (1956-2011). La scène politique se polarise entre islamistes et anti-islamistes, les seconds accusant les premiers de « vendre le pays à leurs alliés du Golfe », de ne pas croire à la Tunisie mais plutôt à la « nation islamique » (oumma), et d’affaiblir ainsi l’Etat à dessein pour mieux le pénétrer et le détruire.

Kais Saïed, est le principal représentant de la nouvelle vague « souverainiste ». Cette approche a porté ses fruits : en tête du premier tour de l’élection présidentielle anticipée du 15 septembre 2019 avec environ 18 pour cent des suffrages, il a quasiment été plébiscité au second tour, le 13 octobre 2019, avec près de 73 pour cent, soit plus de 2,7 millions de voix pour un taux de participation de près de 57 pour cent. Des jeunes des quatre coins du pays ont peint spontanément son portrait. L’atmosphère politique semblait passer de la résignation à l’espoir. 

 Saïed est devenu une figure médiatique après le départ de Ben Ali, en tant qu’expert constitutionnaliste. Il était présent lors des sit-in populaires de la Kasbah en janvier-février 2011.  Il a pris position à plusieurs reprises pour le processus de justice transitionnelle.  Ses discours insistent sur le respect de l’équité régionale par la force du droit et la lutte pour la redistribution régionale et locale du pouvoir central.

Néanmoins, son orientation idéologique est beaucoup moins claire. Ses compagnons de route se partagent principalement entre membres de la gauche islamique tunisienne, inspirée de penseurs iraniens de la révolution de 1979, et ex-dirigeants d’extrême gauche, fondateurs d’une sorte de club d’idées en 2011, le Front des forces de la Tunisie libre. Pour Saïed et ses partisans, le peuple dans son ensemble doit redevenir le principal acteur politique. Cette idée est clairement formulée dans son slogan de campagne, « le peuple veut », entendu lors des sit-in de la Kasbah et de la Kasbah II en janvier-février 2011. Pour beaucoup, son côté rigide et juridiste, sa diction méticuleuse en arabe classique et sa frugalité personnelle, illustrent le caractère légal rationnel et impersonnel des institutions, que les partis politiques auraient fait disparaître en investissant l’administration publique.

Le formalisme juridique de Saïed semble répondre à l’exigence populaire d’une application du principe d’égalité devant la loi, une égalité qui passe par la moralisation et la restauration de l’autorité publique, la stricte neutralité du pouvoir judiciaire et le démantèlement des réseaux de « passe-droit ».  Il défend l’idée d’un rétablissement de services publics forts dans le domaine de l’éducation, de la santé et des transports, et cite en exemple la Tunisie des années 1960.

Saïed critique la Constitution et le régime parlementaire mixte qui en découle. D’après lui, la Constitution de 2014 et le mode de scrutin proportionnel qui en est le prolongement auraient perverti la volonté populaire au profit d’un cartel de partis politiques. Il réprouve ainsi le régime politique défini par cette Constitution. Il voue aux gémonies les organisations partisanes et propose la mise en place d’une nouvelle architecture institutionnelle et politique basée sur la démocratie locale et la révocabilité.  Les « supporteurs » de Saïed, comme ces derniers se qualifient, se sont abstenus aux élections législatives du 6 octobre 2019, dont le taux de participation a difficilement dépassé les 40 pour cent, car celui-ci n’avait présenté ni parti politique ni liste indépendante.

Il a également fait campagne sur le thème de la promotion d’une certaine indépendance économique. Il a mis l’accent en particulier sur la lutte contre la corruption de l’élite et sur la redistribution du pouvoir politique aux catégories les plus lésées de la population, deux mesures qui permettraient au pays de mieux résister à la pression de l’étranger, notamment dans le domaine économique.

En outre, son apparence jugée intègre et austère renvoie l’image d’une certaine Tunisie frugale qui peut « se passer de l’argent des bailleurs de fonds et que personne ne peut acheter », comme le note un sociologue. La probité de Kaïs Saïed en témoigne : mode de vie simple, habitat dans un quartier populaire, tournée dans les cafés de l’intérieur du pays dans une voiture bon marché, refus de remboursement public des frais de campagne du premier tour qui s’élèveraient à moins de 4000 dinars (environ 1400 dollars).

Par ailleurs, les électeurs de Saïed sont nombreux à dénoncer le prétendu pillage des ressources naturelles et à souligner leur potentiel apport décisif à la lutte pour l’indépendance économique. Nombre de ses sympathisants, en partie de jeunes Tunisiens estimant qu’ils méritent une meilleure condition sociale (diplômés chômeurs par exemple), affirment que la Tunisie est riche en ressources naturelles. Ils expliquent qu’il est nécessaire, dans un premier temps, d’éradiquer la corruption en restaurant l’autorité de l’Etat. Selon eux, cela faciliterait l’obtention de l’indépendance réelle du pays face aux grandes puissances. Il ne resterait plus ensuite qu’à redistribuer librement les richesses pour qu’advienne la prospérité, ce qui sous-entend que l’Occident est un obstacle à cette prospérité.

Le discours de Kaïs Saïed défend également une certaine souveraineté sur le plan identitaire. La dimension arabo-musulmane de l’identité tunisienne serait selon lui menacée par des interventions étrangères en tout genre, y compris dans les espaces intimes.  Saïed s’est notamment prononcé à plusieurs reprises pour la criminalisation de toute tentative de normalisation diplomatique avec l’Etat d’Israël.  Il s’est opposé à l’abolition de la peine de mort et à l’égalité hommes-femmes en matière d’héritage et a également émis un avis mitigé sur la question de la dépénalisation de l’homosexualité, les trois points controversés du rapport de la Colibe … ».

Cliquer sur le lien suivant : https://www.crisisgroup.org/fr/middle-east-north-africa/north-africa/tunisia/b73-tunisie-eviter-les-surencheres-populistes

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