Election présidentielle : le scrutin de toutes les incertitudes

Election présidentielle : le scrutin de toutes les incertitudes

 

7.081.307 Tunisiens inscrits sur le registre électoral sont appelés aux urnes dimanche pour élire le successeur du président défunt Béji Caïd Essebsi décédé le 25 juillet dernier. Ce scrutin anticipé qui a pris la classe politique tunisienne de court est celui de toutes les incertitudes. Puisqu’à quelques heures de l’ouverture des bureaux de vote dans le pays personne ne peut pronostiquer le résultat du scrutin. Seule certitude, cependant c’est qu’il y aura un second tour, probablement en octobre, car le vote du dimanche s’annonce serré. La crainte est que l’écart entre les vainqueurs potentiels soit si mince que des contestations pourraient surgir mettant en danger le processus démocratique encore fragile en Tunisie. Il faut espérer néanmoins que l’affluence des électeurs aux urnes soit élevée et que le taux de participation dépassera largement celui enregistré au cours du dernier scrutin national, celui des municipales où il n’a été que de 33,7%.

Avec 26 candidats sur un total de 98 prétendants, la dispersion des voix est une fatalité, d’autant plus que les trois familles politiques principales dans le pays seront représentées par plus d’un candidat. Même les islamistes qui ont évité de présenter un candidat officiel au cours du précédent scrutin de 2014, et dont le parti Ennahdha a beaucoup hésité entre un candidat de ses propres rangs et le soutien d’un autre venu de l’extérieur, ont fini par désigner l’un de leurs leaders historiques, Abdelfattah Mourou pour porter les couleurs de leur parti. A ses côtés, pas moins de quatre candidats sont idéologiquement proches, dont l’ex-secrétaire général Hamadi Jebali sans parler des crypto-islamistes, à l’image de l’ancien président provisoire Moncef Marzouki qui avait capté l’électorat nahdhaoui au cours du précédent scrutin présidentiel.

Si dans les démocraties ayant choisi le scrutin à deux tours, le premier est fait pour choisir et le second pour éliminer, force est de constater que pour la famille dite moderniste et centriste, ce choix est difficile puisqu’une dizaine de candidats prétendent porter cette étiquette. Les plus emblématiques sont le chef du gouvernement en exercice, Youssef Chahed et le ministre de la Défense nationale, Abdelkarim Zebidi. Comme ils s’adressent au même électorat leurs partisans se sont écharpés d’une façon si rude que toute possibilité de rapprochement entre les deux camps devient impossible. Chacun a mis l’accent sur ses atouts, le premier en avançant qu’il dispose d’un parti politique, Tahya Tounes à même de pouvoir réaliser ses promesses de campagne, alors que le second considère que sa qualité d’indépendant lui permet d’être au-dessus de partis et d’œuvrer au service de l’intérêt général. Dans cette même famille figurent des prétendants, plus ou moins sérieux comme l’ancien chef du gouvernement Mehdi Jomaa, président du parti Al Badil Ettounsi, l’ancienne ministre-directrice du cabinet présidentiel Salma Elloumi qui dirige le parti Amal ou l’ancien ministre de la Santé, Saïd Aïdi, leader du parti Bani Watani.

Même la gauche qui habituellement présente un candidat unique a délégué pas moins de trois prétendants à la fonction suprême qui sont des poids lourds de cette sensibilité politique, de sorte que la troisième place qui lui était acquise auparavant serait hors de portée. Cette famille politique qui a toujours constitué un réservoir pour l’opposition sera, par ce comportement, lourdement laminée, ce qui est une perte non négligeable pour la démocratie.

La nouveauté de ce scrutin est l’émergence d’une force nouvelle dite de l’antisystème, qui est la conséquence logique de l’échec des partis politiques traditionnels à trouver des solutions aux problèmes du pays. Le désenchantement de l’électorat est grand devant l’incapacité de la coalition gouvernementale constituée des partis Nidaa Tounes et Ennahdha au pouvoir depuis les précédentes élections de 2014 à faire face efficacement à la dégradation du pouvoir d’achat, à l’effondrement des indices économiques et sociaux, ainsi qu’à l’extension de la pauvreté et de la misère, particulièrement dans les régions démunies du versant occidental du pays. Deux candidats, de sérieux prétendants à la fonction, représentent cette force politique nouvelle.

Le premier est le magnat des médias, Nabil Karoui qui a sillonné le pays et mis en place une plateforme caritative à travers l’association « Khalil Tounes » qui lui a servi de rampe de lancement. Il est sous les verrous sous l’accusation d’invasion fiscale et de blanchiment d’argent. Lui se dit victime d’une cabale politico-judiciaire qui fait de lui « le premier prisonnier politique d’après la révolution » selon ses mots. En effet il fait porter la responsabilité de ses déboires judiciaires au chef du gouvernement Youssef Chahed lui-même candidat à cette même élection. Celui-ci nie toute interférence dans les affaires de la justice dont il ne cesse d’affirmer qu’elle est indépendante. Néanmoins l’opinion publique a remarqué que lorsque Karoui est devenu le favori des sondages d’opinion, une loi a été proposée par le gouvernement pour l’exclure du processus électoral, une loi d’ailleurs votée par le Parlement et que l’ex-président Caïd Essebsi avait refusé de promulguer. Devant sa détermination à aller jusqu’au bout, une affaire qui date de 2016 et qui est basée selon ses dires sur une délation de la part de l’ONG, I Watch lui a valu d’être interdit de voyager, de voir ses biens et avoirs gelés avant de faire l’objet d’un mandat de dépôt exécuté dans les heures qui ont suivi son émission dans des conditions rocambolesques.

L’autre représentant de l’antisystème est le professeur de droit, Kaïes Saïd dont l’émergence et la montée dans les sondages d’opinion restent une énigme surtout qu’il a refusé tout soutien d’un quelconque parti politique comme il s’est contenté d’une campagne électorale à minima réduite à des visites dans les cafés et les marchés.

La nostalgie à l’ancien régime n’est pas absente de ce scrutin. Sa représentante emblématique est l’ancienne dirigeante de l’ex-RCD dissous, Abir Moussi qui fait de l’exclusion des islamistes du jeu politique le cœur de son programme. Ses idées confortées par l’échec des gouvernements successifs depuis 2011 dont le parti Ennahdha a été partie prenante tout au long de cette période trouvent un écho favorable auprès d’une grande partie de l’opinion publique en quête d’un Etat fort et d’une autorité restaurée dans ses droits.

Dans ces conditions de grande confusion et de totale incertitude, l’électeur se trouve désemparé. Il est partagé entre un vote sanction, un vote utile ou un vote de dispersion. En effet, s’il fait le choix que lui dicte sa conscience, en procédant à l’évaluation des atouts et des inconvénients des uns et des autres, à travers son suivi des candidats ou des débats qui les ont réuni, il va se retrouver à encourager la dispersion des voix, ce qui n’est pas de nature à ancrer une démocratie stable. L’émiettement du paysage politique voire son atomisation est une menace pour le processus électoral dans la mesure où il ne permet pas l’émergence d’un leadership ayant une autorité certaine pour mettre en œuvre un programme cohérent et salvateur.

S’ils ne vont pas dans cette direction, deux voies s’offrent aux électeurs, soit ils optent pour le vote-sanction, soit ils choisissent le vote utile. Sanctionner toutes les forces qui sont à leurs yeux responsables de la situation de déliquescence de l’Etat et de détérioration des indicateur économiques et sociaux risque de toucher de plein fouet les partis de gouvernement et leurs représentants les plus en vue. Youssef Chahed risque de faire les frais de ce vote-sanction, surtout qu’il fait l’objet de tirs croisés de ses alliés dans l’actuel gouvernement et de feux amis de la part de son ministre de la Défense, Abdelkarim Zbidi. D’ailleurs on a remarqué dans ce cadre, le désistement en faveur de ce dernier du leader de Machrouu Tounes, Mohsen Marzouk dont le mouvement politique fait d’ailleurs partie de l’actuel gouvernement.

Du reste en ralliant Zbidi, Marzouk comme d’ailleurs l’autre candidat qui se trouve à l’étranger étant sous l’effet d’un mandat d’amener, Slim Riahi, cherchent à mettre en place ce qu’il est convenu d’appeler un vote utile en faveur du ministre de la Défense. Comme ce fut le cas en 2014 lorsque toutes les forces anti-Ennahdha se sont liguées en faveur du président défunt Béji Caïd Essebsi qui avait remporté le scrutin grâce à ce vote utile en faveur de sa personne et du projet moderniste qu’il représentait. Mais ce procédé a des relents négatifs puisque l’ex-chef de l’Etat s’était empressé de faire alliance sinon de cohabiter harmonieusement avec le parti adverse dès qu’il en avait eu la capacité.

En tout état de cause, la menace la plus sérieuse au processus électoral et à la transition démocratique reste la non-acceptation par les candidats les plus en vue des résultats de ce scrutin. Déjà le fait qu’un candidat sérieux, à savoir Nabil Karoui ait été privé de mener une campagne électorale et même de pouvoir voter est un sérieux revers pour ce processus. Les coups bas, les invectives et les attaques personnelles qui ont émaillé la campagne électorale ne peuvent qu’entacher ce scrutin et en altérer les résultats. De même que l’argent politique sale dont certains candidats ont fait étalage tout au long de la campagne et de la précampagne électorale.

Outre le fait que ce premier tour de l’élection présidentielle pourrait donner lieu à un duel improbable de candidats au second tour, on pourrait s’attendre aussi à des résultats très proches des candidats arrivés en tête ou dans les places de second et des suivants, ce qui pourrait ouvrir la voie à des contestations à n’en plus finir. Ceci pourrait conduire à de possibles recomptages des voix avec toute la confusion que cela impliquerait.

Un scénario qui donnerait des sueurs froides à l’Instance supérieure indépendante des élections qui aura sur le bras, un autre scrutin non moins important, celui des législatives dont la campagne démarre d’ailleurs en même temps que le silence électoral de la présidentielle.

RBR

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