Essebsi devant le Sénat français: "L’enjeu pour la Tunisie est de conforter la transition par une relance économique soutenue"

Essebsi devant le Sénat français: "L’enjeu pour la Tunisie est de conforter la transition par une relance économique soutenue"


En visite en France, le président Essebsi vient de faire un discours devant le Sénat français que nous publions ici en intégralité.

"Monsieur le Président du Sénat, Mesdames et Messieurs les Membres du Gouvernement, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, Mesdames, Messieurs, Chers amis. C’est au peuple tunisien, à ses martyrs d’abord mais aussi à tous ceux qui ont entrepris de démontrer au monde entier qu’en ce petit pays est né un grand dessein, que je dois l’honneur de m’exprimer devant vous aujourd’hui.

Notre dessein, c’est de construire, malgré les soubresauts, malgré l’agitation alentour, un havre de paix, de démocratie et de liberté. Un lieu où le débat public est perçu comme une force et où la diversité qu’elle soit d’ordre culturelle, religieuse ou sociale est perçue comme une richesse parce que la Tunisie est belle de cette diversité et que, pour reprendre Aragon, « Fou qui songe à ses querelles ; Au cœur du commun combat».

C’est au nom du peuple et de cette diversité que je vous salue et que je vous exprime mes plus vifs remerciements pour cette invitation. Et nous n’oublions pas, Monsieur le Président du Sénat, cher Gérard Larcher, que vous fûtes l’un des tout premiers hommes politiques français à condamner ouvertement, plusieurs jours avant le 14 janvier 2011, la manière dont le régime d’alors répondait au soulèvement populaire. Et nous n’oublions pas qu’en 2014, le Président du Sénat d’alors, Monsieur Jean-Pierre Bel, était aux côtés du peuple tunisien pour célébrer la naissance de notre Constitution.

Les slogans lancés au cours de la révolution ont puisé leurs sources dans les valeurs universelles de liberté, de justice et de démocratie. Comme le disait Pierre MendèsFrance, cher à nos deux patries, « la démocratie est d’abord un état d’esprit ».

En cette chambre haute du Parlement, temple de la démocratie, je peux affirmer que cet état d’esprit est aujourd’hui ancré dans notre vie politique, tout comme les valeurs démocratiques sont désormais ancrées dans notre Constitution.

Le processus n’a pas été facile et n’est pas achevé et je m’incline en mémoire de ceux qui l’ont payé de leur vie. Un terrorisme aveugle sans foi ni religion a fait des victimes parmi les leaders politiques, les soldats, les membres des forces de sécurité, les civils et, tout récemment encore, parmi nos hôtes.

Mais tout au long de ce processus, le peuple tunisien et sa classe politique ont pu démontrer et affermir leur maturité, dépasser les oppositions et construire le consensus. Nous avons refusé de voir en la religion un élément de dissension et nous gouvernons ensemble pour le renouveau économique et la justice sociale.

Ce n’est pas un hasard si la Tunisie a initié la vague des soulèvements arabes et a pu, en un temps si court, faire éclore les bourgeons que nous espérons annonciateurs d’un printemps. La Tunisie a toujours su marquer les esprits et contribuer à façonner son environnement régional. C’est en Tunisie qu’est né ce nom d’Ifriqya qui est devenu, par la suite, celui de tout le continent.

C’est en Tunisie, que phéniciens et berbères ont donné naissance à l’un des plus grands ports de Méditerranée. C’est en Tunisie qu’a été fondé l’un des plus hauts lieux de l’Islam, la grande mosquée de Kairouan et c’est de Tunisie que sont partis les fondateurs d’Al Qaraouiyine à Fès et d’Al Azhar au Caire.

La Tunisie de la Zitouna a donné à l’islam du juste milieu ses lectures les plus éclairées et parmi les plus brillants savants. Cette lecture ouverte de l’Islam n’est pas une innovation, c’est celle de la vieille orthodoxie malékite, bien antérieure aux doctrines rigides et extrémistes.

L’islam tunisien est également celui des réformateurs du 19ème siècle avec Kheireddine Pacha et d’illustres figures féminines telles qu’Aziza Othmana et Fatma El Fehria ainsi que des réformateurs sociaux à l’instar de Mohamed Ali El Hammi et Tahar Haddad. A chaque fois, la Tunisie, confiante en son identité et attachée à son héritage, a répondu par les mots et non par la violence, mobilisant le génie face à l’obscurantisme.

C’est ainsi que la Tunisie a été le premier pays arabe à abolir l’esclavage en 1848, à promulguer une Constitution en 1861, à donner le droit de vote aux femmes en 1957 et à initier, en 2011, un mouvement mondial et populaire de revendications démocratiques de la Kasbah à Tahrir, de la Puerta del Sol à Taksim, de Wall Street à Syntagma.

Ainsi, la Tunisie est-elle à la fois singulière et complètement méditerranéenne, arabe, musulmane, africaine et inscrite dans une dynamique mondiale.

Notre histoire ouverte aux influences multiples nous a permis d’éviter des écueils, mais le message que nous portons aujourd’hui est celui de la parfaite compatibilité entre chacune de ces cultures et les valeurs de la République. Les peuples arabes et musulmans aspirent comme tous les autres, à la démocratie, et le respect des libertés de croyance et de conscience y est possible. C’est ce qu’est venu affirmer notre Constitution. Nous croyons en la possible coexistence pacifique entre les peuples et les religions. Elle est inscrite dans notre histoire.

Aussi, sommes nous frappés d’une grande tristesse lorsque la barbarie s’exprime de la manière la plus odieuse comme cela a été le cas au Bardo, comme cela a été le cas à Paris en janvier dernier et je tiens à saluer la mémoire de ses victimes, au nombre desquelles Yoav Hattab, Elsa Cayat, François-Michel Saada et Georges Wolinski étaient des enfants de Tunis.

Le refus de la barbarie s’exprimait déjà au cours de la seconde guerre mondiale, par la bouche d’Habib Bourguiba qui, le 8 avril 1943, à son retour d’exil, rappelait à l’ensemble de la population et à ses militants son rejet du fascisme et son soutien à la résistance gaulliste.

Néanmoins, nos acquis ne sauraient occulter les graves dangers qui risquent de grever le processus de transition démocratique.
La situation économique et sociale du pays s’est dégradée. Les finances publiques ont été déséquilibrées.

La croissance s’est affaiblie. L’investissement privé s’est ralenti et le taux de chômage a fortement augmenté. Les exemples historiques sont nombreux qui montrent que des révolutions échouent par dégradation des situations économiques.

A tout cela s’ajoute le prix très lourd que nous payons en raison de la situation en Libye. N’oublions pas que l’intervention en Libye s’est faite en soutien aux aspirations du peuple libyen à la démocratie. La réussite de la transition tunisienne est de ce point de vue essentielle. Elle peut être un exemple vivant et proche d’une transition réussie, d’une prospérité renouvelée et renforcée et d’un débat pacifié.

L’enjeu, aujourd’hui, pour la Tunisie, est de conforter sa transition politique par une relance économique soutenue. La création d’emplois reste évidemment la première priorité et un vaste programme de réforme des systèmes de formation professionnelle et d’éducation est en cours de préparation.

Mais nous savons également que le rétablissement de la sécurité et l’apaisement du climat social sont des conditions nécessaires pour le redressement de la situation économique.

Pour l’ensemble de ces actions, la Tunisie a besoin aujourd’hui que ses partenaires et amis se tiennent à ses côtés. Pour investir à nos côtés, pour mobiliser avec nous des investisseurs potentiels mais surtout pour nous accompagner sur les actions les plus structurantes et de plus longue haleine que sont la formation, la réforme administrative et, en ce lieu de représentation des collectivités territoriales de la République, je voudrais tout particulièrement mentionner la mise en place d’une nouvelle gouvernance régionale et locale.

Pour atteindre ces objectifs, la coopération décentralisée entre villes, entre gouvernorats tunisiens et régions françaises jouera un rôle essentiel. A cet effet, nous appelons à une politique volontariste en matière d’échanges, de partenariat et d’investissement, fondée sur la complémentarité.

Nous appelons à l’instauration, avec nos partenaires, d’un cadre permanent de réflexion, à la mise en place d’une fondation pour promouvoir l’intégration verticale Europe-Méditerranée-Afrique en y incluant le Golfe. La France assumera en mai prochain la présidence du dialogue 5+5 .Travaillons ensemble à faire de la Méditerranée le centre d’un espace de prospérité partagée et non pas un mur qui ne sera jamais assez haut pour garantir la sécurité des uns et contenir la désespérance des autres.

Au sud, la Tunisie continuera à œuvrer pour faire du Grand Maghreb une aire de coopération économique renforcée. Ensemble, nous pouvons faire de la Méditerranée un lieu d’échanges culturels, une force économique et un modèle de développement environnemental.

Car nous partageons les mêmes valeurs, une même histoire et nous avons une culture et une langue en partage. La Tunisie continuera de jouer son rôle de pont entre les cultures, les continents, les religions, un pont entre les jeunesses d’Europe, du monde arabe et d’Afrique.

Alors permettez-moi de conclure mon allocution en saluant ces jeunesses, en appelant au renforcement de leurs liens, en les appelant à être les gardiens et les acteurs des liens déjà forts et anciens entre nos deux pays. Vive l’amitié entre la Tunisie et la France !"