Habib Jemli, un ballon d’essai : Attention zone de turbulences ?

Habib Jemli, un ballon d’essai : Attention zone de turbulences ?

 

« Ma crainte est que Habib Jemli ne soit qu’un ballon d’essai », Noureddine Taboubi dixit. Le mot est enfin lâché et par un homme qui fait autorité dans le pays en raison de ses fonctions à la tête de la puissante centrale syndicale UGTT. Il ajoute que ce ne sont pas des supputations de sa part mais de mots qui sont parvenus à ses oreilles, puisqu’ils sont chuchotés en coulisses.

Alors que l’homme entame la seconde moitié du premier mois de ses consultations, les bruits qui ont accompagné sa désignation-surprise se révéleront-ils justes. Anonyme au bataillon jusqu’à la veille de sa nomination, Habib Jemli la soixantaine bien sonnée n’a jamais fait partie des figures marquantes de la politique, ni d’autres domaines d’ailleurs, dans le pays. Dépourvu de charisme, un élément essentiel pour les fonctions auxquelles on le destinait, sans expérience dans la direction des hommes encore moins d’un pays, le seul atout, celui d’être un homme indépendant ne peut résister à l’analyse, car c’est le Mouvement Ennahdha qui l’a nommé sur son quota dans le gouvernement de la Troïka, fin 2011 comme secrétaire d’Etat à l’agriculture et qui le rappelle en 2019 pour lui confier les clés de la Kasbah. Qu’il soit proche du parti islamiste, sans en être adhérent encarté c’est possible, mais de là à prétendre comme il le fait qu’il est « un indépendant qui peut dire non à Ennahdha » est un pas qu’il a franchi allègrement mais qui ne convainc personne.

Le seul élément qui plaide en sa faveur est qu’il ait été choisi à une très large majorité par le Conseil de la Choura la plus haute instance d’Ennahdha. Outre le fait que cette quasi-unanimité est suspecte, ce conseil n’a aucune légitimité sur le plan national. De plus sachant sa composition, il n’aurait agi que sur ordres de la direction du parti et de son président en personne. Car l’homme semble malléable, discipliné et quoiqu’il dise il ne peut qu’obtempérer aux ordres du chef du parti.

A l’évidence Rached Ghannouchi voulait quelqu’un qui lui soit totalement dévoué et il ne pouvait trouver de meilleur. L’exemple de Youssef Chahed qui a désobéi à son mentor, feu Béji Caïd Essebsi est encore dans tous les esprits pour que le leader nahdhaoui n’en tienne pas compte.

Mais l’homme fait-il l’affaire?

En deux semaines de consultations, Habib Jemli a reçu à tout-va, chefs de partis politiques, dirigeants d’organisations nationales, quelques figures politiques ou économiques. Mais aucun n’a paru satisfait de sa rencontre. L’un d’eux, le président de l’UPR, Lotfi Mraïhi est même sorti complètement blasé, appelant la bonté divine à être aux côtés de la Tunisie. A part le verre de thé qui lui a été servi, il n’a rien retenu de bon de l’entretien. Il dira plus tard, que le chef de gouvernement désigné lui a paru « sans vision, sans programme » pour ne pas dire sans aptitude pour la fonction qu’il s’apprête à remplir.

Le secrétaire général démissionnaire d’Ennahdha, Zied Ladhari n’est pas allé du dos de la cuillère en qualifiant les rencontres de Habib Jemli de « folkloriques » au cours de l’émission « Rendez-vous 9 » sur la chaine Attasia rappelant que Jemli a reçu deux fois en trois jours le président du parti El-Rahma Saïd Jaziri. Il s’est d’ailleurs demandé si le chef du gouvernement désigné était entouré au cours de ses entretiens à Dar Dhiafa par des conseillers « des hommes d’expérience, des hommes d’état conscients des défis auxquels le pays fait face » comme ce fut le cas lors des consultations menées par ses prédécesseurs Habib Essid et Youssef Chahed.

Ne cachant pas qu’il n’est pas satisfait de ces consultations, Ladhari a estimé que c’est le Mouvement Ennahdha qui assume la responsabilité du choix de Habib Jemli comme chef de gouvernement en se déclarant étonné de ce choix car d’habitude le Mouvement fait « triompher l’intérêt du pays sur celui du parti »

Dans le post où il a annoncé sa décision de démissionner de toutes ses fonctions à Ennahdha, l’ancien ministre du développement, de l’investissement et de la coopération a estimé que son parti aurait dû choisir pour le gouvernement une personnalité d’ouverture, indépendante et d’une haute compétence et d’un degré élevé d’intégrité et d’audace et qui soit un fédérateur et pouvant être capable de restaurer la confiance à l’intérieur et renforcer le rayonnement du pays à l’extérieur. Ce qui laisse penser qu’Habib Jemli est dépourvu de toutes ces qualités.

Ballon d’essai ?

Beaucoup d’indices semblent l’indiquer. Ainsi deux semaines après le début des consultations personne ne peut dire quelles sont les composantes du futur gouvernement. Verra-t-on le parti « le Courant démocrate » et le Mouvement Echaâb qui ont constitué un bloc parlementaire commun faire partie du gouvernement. Rien n’est moins sûr, puisque ces deux formations restent sur leurs positions et n’y ont pas changé d’un iota. Le parti Qalb Tounes sera-t-il appelé à accéder aux responsabilités gouvernementales, ce qui ne serait qu’une confirmation de la « cohabitation à la tête du Parlement » ou bien le véto exprimé par le chef du parti Rached Ghannouchi contre le parti de Nabil Karoui sera-t-il encore de mise.

Personne ne peut parier un kopek sur l’une ou l’autre des deux formules. Car pour réunir une majorité à l’ARP en vue d’assurer l’investiture du gouvernement il n’y en pas d’autres. Même si l’intéressé semble optimiste quant à la possibilité de former un gouvernement viable, il est évident que le Mouvement Ennahdha a certainement pensé à un plan B s’il ne l’a pas envisagé déjà en envoyant Habib Jemli au charbon.

En usant de la seule cartouche que la Constitution lui permet-car le parti de Ghannouchi ne peut plus désigner un autre chef de gouvernement pressenti avant la fin du mois fatidique- Ennahdha n’a d’autre choix que de laisser le président de la République nommer « la personnalité la plus apte à former un gouvernement ».

Symbiose et harmonie!?

Ainsi on verra s’installer une harmonie et même une symbiose entre les deux têtes de l’Exécutif. Le fameux "gouvernement du président" qu'appellent certains partis comme le Mouvement Echaab se concrétiserait. Le Courant démocrate ne serait pas mécontent et même Qalb Tounes pourrait faire partie du gouvernement au moins à travers des "compétences" qui lui soient proches. Tout le monde serait content!

 Kaïs Saïed, élu par plus de trois Tunisiens sur quatre-alors que le parti islamiste n’a pu aligner en faveur de ses listes que moins d’un demi-million de votants- qui piaffe d’impatience en son Palais de Carthage se sentant impuissant à faire le moindre pas en avant, serait en mesure de remettre le pays au travail et nommerait une équipe compétente mais surtout capable de relever les défis qui sont nombreux et parfois inextricables.

Mettre en adéquation le pays réel et sa direction politique serait une indéniable avancée. Mais à cela il faudrait une condition essentielle, c’est que le président de la République ait lui-même une vision et un programme réel et réaliste pour sortir le pays de l’ornière. Jusqu’ici on n’en pas la certitude.

De plus, Ennahdha premier parti du pays dont le chef a été élu au Perchoir pour devenir le second personnage de l’Etat acceptera-t-il un échec désormais programmé de son homme-lige à la Kasbah. Certes, le parti de Ghannouchi fait face à des turbulences en cette phase qui précède un congrès crucial puisqu’y sera posée la question de la succession du fondateur du Mouvement, mais il ne faudra pas en minimiser les capacités à retourner une situation qui parait ingérable en sa faveur.

Mais il y a une évidence qu’il ne faut en aucun cas négliger. Le pays enlisé dans les problèmes et les difficultés de tout ordre, placé devant des échéances incompressibles comme celui d’adopter le budget et la loi des finances pour l’exercice 2020 avant le 10 décembre prochain ne peut plus attendre. Les Tunisiens qui ont voté en septembre-octobre –depuis déjà deux mois- n’en peuvent plus d’attendre non plus.

RBR

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