La musique en Tunisie, de l'époque de mon père à celle de mes pairs

La musique en Tunisie, de l'époque de mon père à celle de mes pairs

Par Naoufel Ben Aissa

La rentrée culturelle 2021-2022 pointe son nez. Bonne rentrée et bonne année !

La deuxième semaine du mois de sptembre se dérouleront les épreuves du Diplôme de Musique Arabe organisées par le Ministère des Affaires Culturelles. La rentrée des conservatoires et des instituts supérieurs de musique suivront ainsi que l'Octobre Musical.

La Covid a mis à nu la réalité des conditions de vie des musiciens et autres professionnels exerçant les métiers de la musique en Tunisie. Laissés pour compte, ils vivent de l'aléatoire et du bon vouloir des autorités du pays. Les politiques comme "les responsables" font semblant de croire en leur métiers et d'accorder de l'importance à leurs personnes en tant qu'artistes et producteurs sans y croire en réalité. Ils ne font que leur vendre du vent.

Depuis l'indépendance et bien avant, des artistes, dont ceux de la génération de mon père feu Abdessatar Ben Aissa, se sont investis de la mission de doter la Tunisie d'un milieu culturel et artistique prometteur. 

Né à Tunis le 25 mai 1933 et décédé à Hammam lif le 10 septembre 2000, mon géniteur fut dans son domaine de compétence, de la génération des "pionniers de l'indépendance" qui, avec les moyens de l'époque, ont réussi à former des musiciens et avec ce qu'ils avaient comme capacités à former des orchestres et à étoffer d'autres existants. Ainsi, ils ont étoffé l'Orchestre de la Rachidia et constitué la Troupe Municipale de Musique Arabe fondée par l'incontournable maître et visionnaire Salah El Mehdi en 1954. Après l'indépendance, ils ont été les musiciens de l'Orchestre de la Radio Tunisienne nouvellement créé et de l'Orchestre Symphonique tunisifié.

La génération de mon père

Cette génération a su s'imposer dans une société qui ne reconnaissait pas leur profession et leur statut d'artiste. Par ailleurs, ils ont enseigné leurs instruments et la musique partout où il était possible. Ainsi, ils ont laissé leurs empreintes et des successeurs dont certains, doués et talentueux, ont brillé avec brio et virtuosité. D'autres, frustrés et complexés, ne savent que critiquer, médire, rabaisser et insulter. 

Mon père, allah yarhmou, fût le premier violoncelliste tunisien formé de manière académique au Conservatoire de Tunis à l'époque coloniale. Après la guerre de l'évacuation des troupes françaises de Bizerte, il succède à son professeur Madeleine Bourreil pour enseigner le violoncelle au Conservatoire de Tunis. Parmi ses élèves, son frère Moncef Ben Aissa, décédé voilà quelques mois, le talentueux Abdelkrim Halilou, le bulgare Anatole Krastev, aujourd'hui concertiste, et le virtuose Mohamed Ghnia. 

Ce dernier est de ceux qui ont bénéficié de l'engouement de la génération de mon père pour la promotion de leur domaine.
Les pionniers de la génération de mon père se contentaient du sentiment du devoir accompli et d'avoir fait de leur mieux pour servir leur domaine et leur pays. De ces pionniers que j'ai eu l'honneur et le bonheur de connaitre de très près, je peux nommer les frères Ahmed et Ridha Kalai, Abdelhamid Bel Aljia, Tahar Gharsa et surtout Si Mohamed Saada à qui je ne serai jamais assez reconnaissant. Qu'ils reposent en paix.

Le cas Mohamed Ghnia

Un beau jour, le père de Mohamed Ghnia sus cité qui travaillait juste à côté de la nouvelle Maison de la Radio située à l'avenue de la Liberté de Tunis a interpellé mon père pour lui dire qu'il avait un fils épris de musique. Ce dernier était élève au collège de Carthage Dermech. Dans cet établissement étaient inscrits entre autres des enfants  démunis issus de familles de condition modeste, orphelins ou abandonnés qu'on appelait "atfals Bourguiba" (enfants de Bourguiba - pupilles de la nation). 

A cette école, Si Noureddine Kharroubi, ami de mon père et par ailleurs élève et collègue, était le professeur de musique. Les contacts noués et recommandé de facto auprès de Si Salah Mahdi -parrain attitré du domaine musical à l'époque-, l'élève Mohamed Ghnia s'inscrit au Conservatoire National de Musique et de Dance de Tunis dans la classe de violoncelle de Abdessatar Ben Aissa. Quelques années plus tard, il intègre l'orchestre de la radio, celui de la Rachidia et l'orchestre symphonique tunisien en tant que violoncelliste aux côtés de son mentor, encadrant et premier enseignant, Abdessatar Ben Aissa, "El ostedh". 

A la Rachidia, à l'époque où il était  membre du comité directeur, mon père souffle à son ami de toujours et complice, Mohamed Saada, directeur artistique et chef d'orchestre, l'idée de demander à Ghnia d'improviser au violoncelle. Ce fut une première. 

De même, à l'unique télévision nationale de l'époque, Ghnia se voit chargé de jouer en solo le générique du sitcom  "kammoucha" comme il enregistre pour  des séquences en solo pour servir d'intermède. Encore des idées de mon père au profil de son élève passionné et pour mettre en exergue un talent et un instrument. Encore des premières. 

C'est ainsi que commence la glorieuse et fructueuse carrière de Mohamed Ghnia, violoncelliste soliste et improvisateur inimitable et c'est ainsi qu'on mise sur les générations futures au point d'en adopter, d'en encadrer et d'en former jusqu'à les mener à bon port.

Toutefois, comme partout ailleurs, certains de celles et ceux qui ont bénéficié de l'attention, de la générosité, de l'appui, de l'encouragement et de la protection de leurs prédécesseurs sont comme amnésiques ou peut-être pathologiquement ingrats. C'est hélas souvent le cas et c'est comme ça!

Militantisme et musique à l'abandon

En tant que syndicaliste, Abdessatar Ben Aissa fut, durant toute sa carrière au sein de l'établissement de la Radio et Télévision Tunisienne, l'avocat et le fervent défenseur des musiciens comme il fut parmi les fondateurs de l'Union des Musiciens Tunisiens (créée pour être un cadre représentatif de la corporation à défaut d'un syndicat qu'on ne pouvait créer à l'époque).

Il était dévoué pour la réussite et la promotion des jeunes musiciens et nouveaux venus dans le milieu, sans attendre ou espérer quoique ce soit en retour, il défendaient corps et âme la musique de son pays et son identité culturelle alors que d'autres, acculturés, complexés et/ou frustrés concoctaient du sous-produit égyptien et des mélodies à la libanaise au point qu'on a vu jaillir un "3ème frère Rahabani" et des copies non conformes des célébrités de la musique égyptienne ou d’ailleurs !

De l'œuvre des "musiciens pionniers de l'indépendance" ne reste que des ruines et des décombres. 

La municipalité de Tunis n'a plus d'orchestre, l'orchestre de la radio a disparu des radars et la Rachidia - qui ne produit plus depuis des décennies - brille par son absence. L'établissement de la radio nationale ne produit plus de musique et de chansons non plus et son service musical est à l'agonie. Quant à l'établissement des télévisions étatiques -comme les autres du reste-, il ne prend même pas la peine de promouvoir la musique tunisienne comme il le faisait avant alors que maintenant il devrait produire des clips et jouer un rôle de rempart à la médiocrité musicale locale. Les autres médias, au nom de l'attractivité et à quelques exceptions près, passent en priorité des chansons non tunisiennes ou tout et n'importe quoi. La musique tunisienne est en quelque sorte à l'abondan.

Politique "culticide" et créations mort-nées

Le Ministère de la Culture quant à lui, subventionne annuellement des productions et créations mort-nées pour la plupart. Il faut dire que c'est normal quand on sait qu’en théorie ces fonds de subventions sont réservés à la promotion de la création mais dans les faits, ils servent à venir en aide à certains, faire taire d'autres, satisfaire des serviteurs et occasionnellement servir la création ! D'ailleurs, pour tant d'investissement qui date de plus de trente ans, a-t-on jamais cherché à évaluer le "retour sur investissement" ? Aucun intérêt à le faire sauf peut-être pour remuer le couteau dans la plaie en ouvrant la boîte à Pandore.

Non seulement, l'Etat n'a pas de politique culturelle, c'est criard et ça ne date pas d'aujourd'hui, mais ça va continuer ainsi. Pensez-vous que, par les temps qui courent, l'un des responsables politiques ou autres, du Président de la République au dernier des élus, réfléchisse à la place que devraient occuper les arts en Tunisie ou à "mettre la culture au cœur du projet» ? Concernant la musique, parler de politique ou de stratégie est une pure utopie. Et même quand on fait semblant de vouloir y remédier, on prend les mêmes et on recommence. Les musiciens de couloirs, les brebis galeuses, les corbeaux, les agiles en courbettes et les gueulards tout en les caressant dans le sens du poil en espérant les rassasier et les calmer. Résultats des courses, "beaucoup de bruit pour rien" et ça date depuis trente ans !

La musique en ce pays, dépend de n'importe qui et de n'importe quoi. Il suffit d'un rien pour faire tout et n'importe quoi. Il suffit d'un remaniement ministériel pour tout remettre à plat, changer de "prestataires et de bénéficiaires" et réinventer la roue. 

Bien que les établissements d'enseignement musical privés et étatiques poussent comme des champignons, que les mentalités aient changé et que le niveau des instrumentistes soit meilleur, la musique tunisienne connaît une sombre situation. Les vrais professionnels de la musique en Tunisie galèrent et l'espace est squatté par des faux, voyous, délinquants et brebis galeuses qui ne font que râler et au besoin, tiennent des "discours" hors propos en espérant se faire écouter ! Noyé par des torchons, il faut fouiner pour y dénicher des serviettes.
 
Heureusement, de temps à autre un brin d'air frais rafraîchit l'atmosphère et ravive le souvenir d'un espoir dont on a jadis rêvé. 

De l'époque de mon père à celle de mes pairs, non seulement on a touché le fond mais on va continuer à creuser encore et encore, et même pour encore longtemps.

 
 

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