"La Promesse du Printemps": Aziz Krichen entre analyses, témoignages et propositions

"La Promesse du Printemps": Aziz Krichen entre analyses, témoignages et propositions
 
 
La révolution l’a propulsé dans un observatoire exceptionnel : le palais de Carthage sous la Troïka. Ministre-conseiller auprès du Président Marzouki, Aziz Krichen sera un témoin privilégié de ce que la Tunisie traverse en évènements historiques, entre 2012 et 2014, date de sa démission. Face à la « dérive » de Marzouki, le « Conseiller » deviendra le « Saboteur du sabotage ». Economiste, sociologue, figure de proue de la gauche, alignant plus de 40 ans de lutte pour la démocratie, payant son lot d’années de prison et d’exil, Aziz Krichen nous gratifie d’un livre instructif intitulé « La Promesse du Printemps ».
 
Ses outils de chercheur et de penseur l’autorisent à des analyses approfondies qui permettent de décrypter des évènements que nous avons tous vécus au quotidien sans parfois en saisir la signification et la portée. Sa proximité avec les principaux acteurs politiques et syndicaux rend son appréciation pertinente. Mais, c’est aussi sa conclusion qui rend encore plus intéressant son livre. Comment s’en sortir aujourd’hui ? Quelle est la génération de la relève ? Et avec quelles propositions concrètes.
 
La Promesse du Printemps de Aziz Krichen, Editions Script, mars 2016, 430 pages
Du même Auteur
·Le Syndrome Bourguiba,
Cérès, Tunis, 1992.
.Gramsci dans le monde arabe (ouvrage collectif),
Alif, Tunis, 1994.
·Stratégie et tactique (ouvrage collectif),
Outrouhat, Tunis, 1989.
·Tunisie au présent (ouvrage collectif),
Editions du CNRS, Paris, 1987.
 
« Le soulèvement tunisien (17 décembre 2010-14 janvier 2011) est demeuré de bout en bout spontané. La transition qui lui succède (janvier 2011-décembre 2014), malgré de nombreuses difficultés et beaucoup de temps perdu, reste remarquablement pacifique. Elle débute par des élections constituantes, qui voient les islamistes remporter une nette victoire, et se conclut par des élections législatives et présidentielles, qui débouchent sur une alternance souhaitée par une majorité d’électeurs. Durant cette période intérimaire, une nouvelle Constitution est adoptée, qui dote le pays d’un régime parlementaire, affirme le caractère séculier (madani) de l’Etat et consacre les libertés publiques et privées.
 
La hache de guerre entre les anciens frères-ennemis modernistes et islamistes est ensuite enterrée. Un gouvernement d’union est mis en place, dont les deux principales composantes sont Nidaa Tounes, l’actualisation de l’ancien parti dominant de Bourguiba et Ben Ali, et Ennahdha, formation issue du mouvement Frères musulmans. Ensemble, les deux partis disposent des deux-tiers des sièges au Parlement – même s’ils n’ont obtenu que le quart des suffrages des citoyens en âge de voter.
 
En quoi ces résultats peuvent-ils avoir valeur d’exemple pour d’autres peuples arabes ? J’ai noté que la plupart de nos pays avaient en commun d’être traversés par deux types de fractures, une fracture idéologique au niveau des élites, une fracture sociale au niveau des populations. J’ai aussi ajouté que ces fractures n’étaient pas superposables, qu’elles n’étaient pas adéquates l’une à l’autre. Elles étaient cependant étroitement liées, en ce sens où il était exclu de pouvoir s’attaquer à la seconde sans essayer d’abord de résorber la première.
 
Cette dernière condition – la réduction de la fracture entre islamistes et modernistes, la résorption de la division identitaire – est dorénavant en grande partie réalisée en Tunisie. C’est un accomplissement considérable, qui change toutes les données du problème, bien qu’il y ait souvent un intervalle entre le moment où un événement se produit et celui où l’on en prend la mesure. La bipolarisation nous maintenait prisonniers du passé et de ses discordes ; en s’estompant, elle libère les chemins vers l’avenir.
 
Le dépassement de la bipolarisation s’effectuede deux façons différentes. Ennahdha et Nidaa Tounes sont maintenant réunis à l’intérieur d’une même coalition dirigeante. A présent associés, ils ne peuvent plus nourrir la confrontation incessante qui leur permettait autrefois d’exister en s’opposant l’un à l’autre. Privée de sa raison d’être, leur querelle s’est éteinte. Elle n’occupe plus le devant de la scène politique et médiatique. Elle ne sature plus l’espace public de ses vociférations. Elle ne contraint plus les autres acteurs à se déterminer d’abord par rapport à elle.
 
Cette mise en sourdine de la querelle identitaire a une conséquence immédiate : elle permet aux idées nouvelles de prendre corps, elle leur permet de s’exprimer et d’être entendues. En s’affranchissant de la bipolarisation, ces idées nouvelles agissent sur elle comme un corrosif, parce qu’elles mettent à nu son caractère foncièrement anachronique et rétrograde. Elles la condamnent etpoussent les esprits à regarder ailleurs.
 
Mais il y a plus. Nidaa Tounes et Ennahdha sont ensemble au pouvoir depuis février 2015, c’est-à-dire depuis un an. La question n’est plus simplement théorique. Lebilan de leur cogestion des affaires de l’Etat est, en effet, véritablement désastreux. Si le partenariat a mis une sourdine à l’affrontement idéologique, il a aussi démontré l’incapacité de ces partis à se hisser à la hauteur des attentes de la société.
 
L’exercice commun du gouvernement ne les a pas confortés, mais encore affaiblis. Il a montré aux yeux de tous combien ils étaient décalés, timorés, inaptes, dépourvus de vision et de programme. Il a montré combien ils étaient loin d’avoir compris la signification du soulèvement populaire intervenu cinq ans plus tôt. Celui-ci avait introduit une rupture. Désormais, il y avait un avant et un après 14 janvier. La population était résolument entrée dans l’après et réclamait des changements profonds, conformes à ses besoins. Eux demeuraient désespérément accrochés à l’avant et n’avaient à proposer que les vieilles formules et les vieilles recettes.
 
Sans préjuger de la manière dont tous les deux pourraient évoluer dans le futur, il est évident dorénavant que celui-ci ne leur appartient plus. Issues de la société civile et de la jeune génération, des élites nouvelles sont en train de s’affirmer, qui donneront naissance demain à des forces organisées, qui sauront mieux répondre aux besoins du pays et des gens. Des forces nouvelles qui savent que la démocratie politique ne peut être préservée sans démocratie économique et qui sauront transformer la première en tremplin pour réaliser la seconde.
 
C’est cela l’acquis majeur du soulèvement tunisien : nous sommes engagés sur une pente qui nous fait sortir de la bipolarisation, une pente qui nous permet dela surmonter et la transcender. C’est en cela que réside l’exemplarité de notre expérience pour les autres pays arabes. Puisque nous avons fini par nousdébarrasser du passé et de ses divisions paralysantes, eux aussi finiront par y parvenir.
 
Le monde arabe est morcelé en plus de vingt Etats, mais les peuples sont rattachés les uns aux autres par une multitude de fils, visibles et invisibles, aux effets aussi mystérieux que puissants. Si nous parvenons à transformer durablement les termes du débat national en Tunisie, il n’y a pas de doute que cela transformera aussi les termes de ce débat partout autour de nous.
 
En attendant, la vie continue et la lutte pour la vie se poursuit. Du dedans et du dehors, les dangers qui nous menacent sont immenses. Pour relever le défi, nous n’avons qu’un seul moyen : nous devons changer en restant rassemblés. Nous devons rester unis pour pouvoir changer ; nous devons changer pour pouvoir rester unis. En Tunisie et ailleurs, il y a déjà et il y aura toujours plus de femmes et d’hommes capables de tenir cette dialectique par les deux bouts ».
 
Aziz Krichen
 

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