La survivance du privilège de la masculinité: un frein à la consolidation des acquis de la femme tunisienne

La survivance du privilège de la masculinité: un frein à la consolidation des acquis de la femme tunisienne

Par Sarra Ben Sedrine Chabir, Avocate

La Tunisie célèbre ce jeudi 13 août  la fête nationale de la femme, un rituel festif qui revient chaque année avec le même enthousiasme et la même fierté.

La fête nationale de la femme coïncide avec le 64ème anniversaire de la promulgation du Code du statut personnel, une loi ayant permis à la Tunisie l’entrée de plain-pied dans une nouvelle ère d’ouverture et une rupture avec des  mœurs et pratiques paralysantes caractérisées souvent par des solutions anachroniques et surannées.

A ce titre, il est judicieux de rappeler que le statut personnel constitue le bastion du droit musulman, une discipline où s’expriment plus qu’ailleurs les spécificités de la civilisation arabo-musulmane. En effet, avant l’indépendance, c’est la loi musulmane communément appelée la « sharia »(1)  qui était en vigueur.

Nous rappelons, à titre d’exemple, qu’en matière de divorce, la sharia consacre la répudiation comme mode de dissolution du lien matrimonial. Cet acte peut avoir lieu par la volonté unilatérale de l’époux « talaqطلاق  » en arabe, qui se traduit en français par « répudiation »(2) . Cette dissolution peut également être convenue entre les deux époux moyennant une compensation pécuniaire versée par la femme appelée en langue arabe « khol(3)’ خلع».  

Ces institutions émanant du statut personnel ayant pour source la sharia étaient fortement contestées par le mouvement réformiste qui s’est développé au début du XIXème siècle dans le monde arabo-musulman (4) , dont le but principal était  d’améliorer la situation de la femme et de réformer le droit du mariage et du divorce. Ces aspirations tant souhaitées allaient se réaliser au lendemain de l’indépendance.

«Désireux de doter la femme d’un statut améliorant son sort par rapport au droit musulman et à certaines pratiques imputées à ce droit »(5), le Président Habib Bourguiba qui se trouvait, à la veille de l’indépendance, à la tête d’un mouvement moderniste, avait procédé à « une révolution par le droit (6)»  qui touchait plus qu’ailleurs le domaine du droit familial. 

Profitant d’une importante légitimité populaire, le mouvement bourguibien a pu s’approprier un terrain longtemps réservé aux jurisconsultes pour élaborer des lois appelées à gouverner la société (7)

La promulgation du code du statut personnel constituait « l’entrée de l’État dans la société»(8) . Un texte qui a introduit « une réforme radicale, voire une révolution de certains usages régnant dans le pays et contraires à l’esprit de justice et d’équité caractéristiques de l’humain », comme l’avait précisé le leader Habib Bourguiba dans l’un de ses discours  hebdomadaires (9) adressés à la nation.

Au fil des années, l’arsenal juridique relatif aux droits de la femme s’est renforcé par une multitude de textes assurant son épanouissement et aspirant à garantir l’égalité homme/femme. Des lois ayant renforcé ainsi les acquis (10)  et plaidant en faveur de l’aspect genre (11),  et ce,  conformément au standard juridique international.

Ce modèle défini  communément dans « l’exception tunisienne », revient en grande partie aux efforts déployés par la femme tunisienne qui s’est toujours battue pour préserver ses acquis. 

Cependant, ce combat reste inachevé, vu que certaines femmes sont encore lésées dans l’exercice de leurs droits et souffrent de différents abus. 

Une situation qui s’explique par la survivance d’un privilège de masculinité qui se traduit dans le sens commun  « chassé par la porte, revient par la fenêtre ».

Ce privilège de masculinité est à l’origine de la prédominance de l’homme sur la femme. Il puise sa source dans le modèle de la famille patriarcale, manifestation relevant de l’histoire de la famille romaine. Cette forme réunit les individus sous l’autorité d’un seul  chef « le pater familias » (12) .

Le monde arabo-musulman appartenant à la Méditerranée, nid du vocable pater familias, n’échappe pas à la structure patriarcale de la famille. En effet, dans le droit musulman, la famille est fondamentalement agnatique. Elle repose sur une filiation unilinéaire en ligne masculine (13)

Ce caractère agnatique de la famille musulmane est à l’origine de la supériorité masculine. Rang octroyé comme privilège au mari en particulier et à l’homme dans la société d’une manière générale. En somme, c’est un lieu commun de dire que la prééminence de la place de l’homme sur celle de la femme trouve son origine dans la notion de famille patriarcale dont le principe est l’omnipotence de l’homme. 

Il va sans dire qu’en dépit du fait que les textes modernes ont introduit des réformes en vue d’atténuer ces pratiques, des manifestations de ce privilège restent encore perceptibles.

L’encrage du privilège de masculinité s’explique aussi  par un attachement au texte coranique. En effet, aux cours des siècles, les théologiens ont procédé à une lecture littérale du Coran pour justifier la prééminence de l’homme sur la femme. 

Plusieurs versets ont servi d'assise pour justifier le privilège de la masculinité. A cet effet, on peut citer le verset 34 de la Sourate 4 dont la traduction peut être la suivante : « Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu'Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu'ils font de leurs biens...» (14) 
الرِّجَالُ قَوَّامُونَ عَلَى النِّسَاء بِمَا فَضَّلَ اللّهُ بَعْضَهُمْ عَلَى بَعْضٍ وَبِمَا أَنفَقُواْ مِنْ أَمْوَالِهِمْ ...) سورة النساء)

On cite également le verset 228 de la Sourate 2 d’après lequel : « Quant à elles (les femmes), elles ont des droits équivalents à leurs obligations, conformément à la bienséance. Mais les hommes ont cependant une prédominance sur elles. Et Allah est Puissant et Sage » (15)
وَلَهُنَّ مِثْلُ الَّذِي عَلَيْهِنَّ بِالْمَعْرُوفِ وَلِلرِّجَالِ عَلَيْهِنَّ دَرَجَةٌ وَاللّهُ عَزِيزٌ حَكُيمٌ...) سورة البقرة)

Les expressions-clefs « qawamoune » et « daraja » traduites respectivement par «autorité » et « prédominance » dans les deux versets cités  sont à l’origine  de la reconnaissance du privilège de masculinité.

Des auteurs modernistes estiment (16) que ces versets ont été mal traduis en français. Il est à  préciser que, le terme « qawamouneقوامون  » est le pluriel du nom « quiwamahالقوامة  » qui engage une responsabilité revenant à l’homme et qui se définit dans l’entretien et dans la protection de la femme et nullement en prétendant avoir une autorité sur elle (17) .

C’est justement  ce à quoi se réfère le Coran  par le terme « daraja درجة » qui signifie degré ou rang et qui a été traduit malencontreusement par « prédominance » ou « supériorité ». Cette prédominance n’est autre en fait que la « quiwamah » qui exprime plutôt le rôle de l’homme et sa responsabilité envers la femme. Donc la distinction selon le texte réside essentiellement dans le rôle qui lui est attribué  et non dans le statut présumé occupé.

Il en résulte de cette mise au point que l’exégèse conduit  à un raisonnement erroné et quelque peu fidèle aux textes religieux car forcé pour accorder à l’homme plusieurs privilèges au détriment de la femme. 

Ce privilège de masculinité a réussi à survivre, bien qu’il ait été atténué et bousculé par la volonté de la femme tunisienne qui cherche toujours à dépasser ces privilèges et se défaire de cette autorité (18)

Cependant, la route est encore sinueuse avant que les barrières ne cèdent totalement et que la famille patriarcale d’hier soit remplacée par une famille plus égalitaire et mieux équilibrée permettant à la société dans son ensemble, la reconnaissance à la femme de ses droits. 

Cette femme tunisienne, jalouse de ses droits, continue à jouer un rôle de premier plan dans sa promotion.  Convaincue, elle ne semble pas prête à abandonner ses droits et s’oppose toujours à toute personne et à tout mouvement cherchant à exercer sur elle une quelconque « escroquerie morale ». C’est dans cette perspective que toute tentative obscurantiste a pu être étouffée ab ovo.

Tunis, le 13 Août 2020.

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 1- La « sharia » désigne les normes dérivées du Coran et de la Sunna . 
 2- I. Fadhlallah, « Vers la reconnaissance de la répudiation musulmane en droit français », Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, 1981, pp. 17 et s.
 3- S. Ben Sedrine, « La loi applicable au divorce entre personnes de nationalité différente : l’exemple des pays arabes », mémoire en vue de l’obtention du diplôme du mastère en droit des affaires, Université Tunis el Manar, Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis, 2009-2010, pp. 1 et s 
 4- T.Haddad, « notre femme dans la sharia et la société », traduit de l’arabe par M. Meski, édition Nirvana, mars 2018, 
 5-S. Ben Halima, « Religion et statut personnel en Tunisie », https://www.fichier-pdf.fr/2011/11/08/religion-et-statut-personnel-en-tu...
 6- Y. Ben achour, « Une révolution par le droit ? Bourguiba et le Code du statut personnel », in Politique, Religion et droit, Cérès Productions et Cerp, 1992, p.p 208
 7-S. Bostangi, « Turbulences dans l’application judiciaire du Code tunisien du statut personnel: le conflit de référentiels dans l’œuvre prétorienne », Revue internationale de droit compare, 2009,  pp. 7-47.
 8- Y. Ben achour, article précit.
 9- Discours préliminaire, réalisé le 10 août 1956, trois jours avant la promulgation du CSP au journal Al amal.
 10- Voir la loi organique n° 2017-58 du 11 août 2017, relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes  
 11- L’article 46 de la Constitution tunisienne prévoit : « L’État s’engage à protéger les droits acquis de la femme et veille à les consolider et les promouvoir.
L’État garantit l’égalité des chances entre l’homme et la femme pour l’accès aux diverses responsabilités et dans tous les domaines. 
L’État s’emploie à consacrer la parité entre la femme et l’homme dans les assemblées élues.
L’État prend les mesures nécessaires en vue d’éliminer la violence contre la femme. »
 12- J. Ladjili, « Puissance des agnats, puissance du père, de la famille musulmane à la famille tunisienne », Revue Tunisienne de droit 1972, p.1 et s (le pater familias était l’homme le plus vieux ou de plus haut rang dans une maisonnée romaine. L’expression latine, signifie « père de famille ». Il exerce sa patria potestas ou puissance paternelle sur l’ensemble des biens et des membres de la famille. Tant qu’il est en vie, ses descendants sont soumis à son autorité.) 
 13- Ibidem
14 - Traduction du Professeur Mouhammad Hamidoullah
 15- Ibid
 16- F. Belknani, « Le mari chef de famille », Revue tunisienne de droit 2000, p.70
 17- A la lecture d’autres versets nous pouvons constater que ce privilège n’est pas irréfutable. Ainsi, faire de ces versets une assise pour justifier la prédominance de l’homme sur la femme peut être controversé par d’autres versets et récits du prophète notamment le verset 189 de la 7ème Sourate d’après laquelle : « C’est Lui qui vous a créés d’un seul être dont il a tiré son épouse »
"هُوَ الَّذِي خَلَقَكُمْ مِنْ نَفْسٍ وَاحِدَةٍ وَجَعَلَ مِنْهَا زَوْجَهَا لِيَسْكُنَ إِلَيْهَا" (سورة الاعراف)
18- F.Belknani, article précit, p.49 et s

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