La théorie de la croissance endogène due au Prix Nobel 2018 Paul Romer: Une belle histoire ayant marqué une génération d'universitaires tunisiens

La théorie de la croissance endogène due au Prix Nobel 2018 Paul Romer: Une belle histoire ayant marqué une génération d'universitaires tunisiens

Par Pr. Ali Chebbi
 
I.En deux mots

D’inspiration principalement Schumpétérienne, dans la continuité de Arrow et marquant en soi une station incontournable, P. Romer est parmi les économistes de la nouvelle génération ; sinon initiateur d’une nouvelle tendance dans la pensée économique, ayant imposé aux tuteurs de l’édifice néoclassique de s’arrêter sur ce qu’ils n’ont jusqu’alors osé faire. En fait, le relâchement d’hypothèses fondamentales d’un référentiel pris par la plupart et pour plus d’un siècle comme ‘’La Référence’’ directe des théoriciens, et indirecte des décideurs, n’est pas la démarche courante dans l’histoire de la pensée humaine. 

En plus, les propos de Romer sur le sentier de croissance soutenu à long terme, initialement soutenus par sa thèse de Doctorat en 1983, ont été les bienvenus par les derniers défenseurs du cadre de la pensée standard qui ne se sont pas présentés comme des adversaires. Son influence a dépassé les frontières académiques pour se prolonger dans les garde-fous pris par les décideurs et même dans l’organisation de plusieurs agglomérations urbaines dans le monde. 

R. Solow, macro-économiste de tradition néo-keynésienne, Prix-Nobel d’Economie en 1987 et plusieurs de ses doctorants ont plus tard été sacrés Prix Nobel dont W. Naurdhous et P. Romer cette année,  et fondateur du modèle pionnier de croissance néoclassique de base, considère que l’apport de Romer est remarquable. Et pour cause, (1) il généralise celui de croissance de Domar, mais est aussi original puisque (2) il limite la portée de la ‘’théorie Solowienne du rattrapage inconditionnel des nations’’, et surtout (3) il met fin à l’aspect exogène du progrès technique au profit de son aspect cumulable, car nécessairement endogène.

II.On ne peut pas avoir plus qu’une idée originale dans la vie !

Outre la contribution profonde de P. Romer dans (1) la mise en évidence du champ d’exercice des politiques économiques dans le processus de l’accumulation et donc de la croissance économique, qui fut inachevé par ces prédécesseurs, (2) la démonstration magistrale des effets dynamiques des politiques commerciales dépassant de loin les effets seulement de niveau prévus par les points de vue classiques du commerce international, (3) les éléments de réponses rigoureuses à des questions fondamentales telles que ; (i) Pourquoi la croissance s’élève-t-elle ? Quel rôle attribuer à la technologie et ses déterminants ? Quels sont les faits stylisés de l’accumulation de la technologie ? Pourquoi un seuil minimum d’accumulation de la connaissance est nécessaire pour le rattrapage international ? (3) Sur les agglomérations urbaines, en combinant les enseignements de de l’Urbanisme et l’élargissement des villes à ceux de la Nouvelle Economie Géographique donnant lieu aux rendements croissants de P. Krugman, à côté d’autres facteurs de croissance,  il développe ce qu’il appelle ‘’Charter Cites’’. (i) Comment se forment les systèmes urbains intégrés ? (ii) Quels sont les mécanismes de propagation de leurs externalités ? (iii) Comment absorbent-ils la technologie nouvelles … Autant de questions toujours d’actualité semblent évidentes, mais leur traitement systématique et généralisable fut jusqu’à très récemment un puzzle.

En outre, les travaux de P. Romer, en concomitance avec ceux de R. Lucas s’interrogeant sur les sources des rendements non décroissants,  quoique pas nombreux car on ne peut pas avoir plus qu’une idée originale dans la vie, ont non seulement ravivé la problématique de la croissance dans le monde alors n’ayant plus d’intérêt, mais aussi l’orientation de la théorie de la croissance et des politiques économiques et industrielles. Ainsi, R. Barro, King, Rebelo, Acemoglu, Rivera-Batiz, et bien d’autres économistes d’étoffe international mais rares, s’étaient mobilisés pour développer des variantes opérationnelles de la théorie de la croissance endogène, en enrichissant le background des connaissances économiques et ses limites.

III.Qu’en est-il en Tunisie ?

En Tunisie, dès la genèse de la théorie de la croissance endogène, quoi que quelques professeurs à l’époque l’avaient considérée ostentatoirement comme ‘’un feu de paille’’ et d’autres comme ‘’un effet-de-mode’’, nous avons eu l’occasion, alors jeunes chercheurs, de suivre presqu’en temps réel les nouvelles publications qui sortaient que ce soit de P. Romer ou de ses suiveurs. L’ouvrage de Grossman et Helpmann étaient étudié,  chapitre-par-chapitre avec les difficultés de formalisation qu’il contenait, sur une version manuscrite offerte par ses auteurs pour avis au Professeur H. Lahouel, alors visionnaire de première classe. Des dizaines de thèses de Doctorat et des mémoires de Master ont été depuis envisagés en Tunisie sur les dimensions multiples que suscitait la théorie de la croissance endogène, mettant ainsi fin à la comptabilité statique de la croissance économique qui demeure, malencontreusement logée en filigrane dans quelques discours et textes actuels.

Faisant partie de la génération ayant découvert dès le début de la publication de la croissance endogène, je crois que pour la Tunisie, les points de vue de Romer,

(1) Offrent des voies de sortie de la lenteur de la croissance, puisque ses sources potentielles sont désormais identifiées. De ce point de vue, même dans un contexte incertain de petite économie qu’est le cas de la Tunisie, les politiques macro-économiques, fiscales et monétaires, devraient être orientées dans la direction de moyen et long terme. 

(2) Décortiquent le processus de l’investissement dans ‘’le savoir et les nouvelles technologies’’ ainsi que les différentes modalités de leur mise à contribution, puisqu’on peut les produire dans un secteur approprié selon le ‘’Driven Knowlegde Model’’, ou le ‘’Lab Equipment model’’ ; 

(3) Avertissent les décideurs sur le primat des gains dynamiques des politiques d’intégration régionales sur leur simple effet-niveau, d’ailleurs non-soutenables.  Nos représentants dans les négociations de l’ALECA, pourraient s’en inspirer ;

(4) Possibles à envisager dans un cadre désagrégé pour traiter la croissance sectorielle, pourtant dans un contexte d’équilibre général,

(5) met en exergue la portée des politiques industrielles dans la réalisation de la croissance soutenue, mais aussi dans l’analyse de la dynamique Entry-Exit dans les industries ;

(6) Elargissent l’espace de la réflexion sur le devenir des agglomérations urbaines pour capitaliser leur dynamiques internes et leur externalités régionales, puisque son projet des ‘’Charter Cities’’, quoi que considéré par J. Robinson comme un projet impérialiste, pourrait servir de repère pour des stratégies de modernisation de l’économie et son insertion dans l’économie mondiale.

Pr Ali Chebbi (8-10-2018)

----------------------------------------------

 1) Comme P. Diamond (Modèle à générations imbriqués et Sécurité sociale), G. Akerlof (l’Asymétrie de l’information), et J. Stiglitz (Fiscalité, défaillance du marché, asymétrie d'information, inégalité économique,..)
 2) Krugman, P. (1991), Increasing Returns and Economic Geography. Journal of Political Economy, , vol. 99, no.3
 3)Lucas, R, (1988): ‘’On the Mechanics of Economic Development’’. Journal of Monetary Economics.
Romer, Paul M (1986): "Increasing Returns and Long-Run Growth." Journal of Political Economy. 94 (October 1002-37.
------------------ (1987).  "Growth Based on Increasing Returns Due to Specialization." American Economic Review. Papers and Proc. 77. May: 56-62.
------------------- (1989) "Capital Accumulation in the Theory of Long Run Growth." In Modern. Business Cycle Theory, edited by Robert J. Barro. Cambridge, Mass. Harvard University Press.
------------------- ‘’Capital, Labor, and Productivity." Brookings Papers Economic Activity.
  4)Grossman, G. et E. Helpman (1991): ‘’Innovation and Growth in the Global Economy’’. MIT press.
 5) Chebbi, A., (2015): ''Stochastic growth, taxation policy and welfare cost in an open emerging economy''. International Review of Economics  62: 57
 6)---------------, et S. Khedhiri (2011):’’Technology Adoption, Industrial Structure and Growth in Emerging Economies: ''Journal of Quantitative Economics. Volume 6, Issue 1, March 30
  7)Chebbi, A.,  (2015) : ‘’ Dynamiques des politiques commerciales en PVD. Une Approche Déterministe et Stochastique des Modèles de Croissance Endogène. Presses Académiques Francophones.

Votre commentaire