La transparence sur l’état de santé d’Essid
« En 1983, recevant un tout jeune ministre, on le vit soudain sortir de son bureau en criant :
-Qu’est-ce que c’est que ces ministres ? Ces jeunots qui ne pigent rien...
On le calma et il reprit :
-Je ne comprends pas. Je l’avais en face de moi, il avait la tête baissée, il n’arrivait même pas à répondre, il rougissait.
On finit par passer à table, mais le Président, contrairement à l’habitude, restait silencieux, méditatif.
Puis, tout à coup, comme saisi par une illumination, il tapa sur la table et s’exclama :
-Je comprends : il était devant Bourguiba ! »
Une scène parmi tant d’autres qui nous fait revivre la douloureuse déchéance d’un grand homme, Habib Bourguiba, resté au pouvoir en dépit de sa maladie.
Rapportée par Tahar Belkhodja, dans son livre « les trois décennies Bourguiba », la scène devrait donner à réfléchir sérieusement sur la transparence quant à la santé de nos gouvernants. Il y va de la sécurité du pays.
Habib Essid, hospitalisé à deux reprises en moins de deux semaines, est l’homme qui détient de par sa fonction les destinées du pays entre les mains. Que savons-nous de son état de santé au moment ou les spéculations vont bon train à ce sujet?
Savons-nous s’il s’agit d’une affection ordinaire ou d’une pathologie pouvant atteindre jusqu’à ses capacités vitales et mentales ? Aurions-nous oublié le « coup d’Etat médical » ?
Les médias, en majorité, se sont contentés de rapporter les faits d’admission et de sortie du chef du gouvernement et, subsidiairement, les visites qu’ont lui rendues certains dignitaires du pouvoir dont le chef de l’Etat.
Sans essayer d’aller au-delà de la Une, comme on a coutume de dire dans le milieu.
Les journalistes ont l’obligation, vis-à-vis du public, de chercher, comprendre et transmettre. Il n’est plus question de faits anodins ni, dans ce cas de figure, de la maladie de Habib Essid mais de celle du chef du gouvernement, dans un régime perçu, même à tort, en tant que régime parlementaire.
L’obligation d’aller plus en profondeur découle du secret que cultivent les gouvernants pour ne laisser rien, ou peu de choses, transparaitre sur leur état de santé. De mémoire de politique, mis à part les Etats-Unis depuis le règne de Kennedy, jamais un dépositaire de la magistrature suprême n’ait divulgué sa maladie ou tout sur sa maladie. Depuis 1962, les présidents américains sont tenus, par la loi, de publier régulièrement un bulletin de santé.
On l’a compris, c’est une question de survie de la démocratie. Un gouvernant est élu, ou désigné, pour ses capacités, supposées ou avérées, de bien gouverner.
Or peut-on répondre à cette première exigence si l’on n’est pas en possession de ses pleines capacités physiques et mentales ? Le gouvernant qui tairait sa maladie aurait-il rempli le contrat qui le lie, de fait et de droit, à ses électeurs quant à l’obligation de transparence ?
Si cette transparence est de rigueur dans des démocraties bien assises, elle doit l’être davantage dans un pays comme le nôtre. Ailleurs, les rouages sont biens rodés ; chez-nous il a fallu attendre, souvenez-vous, des semaines pour que la classe politique se mette d’accord sur le choix d’un chef de gouvernement.
Et si le chef du gouvernement se trouve, subitement, dans l’incapacité de gouverner et que la classe politique incapable de dépasser ses chamailleries, à qui reviendra, de facto, la charge de diriger le gouvernement ? Ne sera-t-on pas tenté de glisser doucement et confortablement vers une pratique présidentialiste ? D’aucuns diront que ce sera une bonne chose. Soit ! Mais nous ne serions pas, dans ce cas de figure, dans un déni total de la constitution ?
Se taire et laisser le destin choisir n’est jamais un bon choix. Dix-huit ans durant Bouguiba avait été malade, frappé de souffrances maniaco-dépressives, de Parkinson et, inévitablement, de sénilité sans que personne n’ait eu le courage d’agir dans l’intérêt du pays.
Autres temps, autres mœurs. C’était Bourguiba, son autorité et son autoritarisme. Son charisme et sa légitimité. Le débat était autre aussi. Aujourd’hui il est impératif d’en débattre et d’en délibérer. Pour le bien de la démocratie.
Mohamed Chelbi
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