Le bilan des cent jours de Kaïs Saïed 

Le bilan des cent jours de Kaïs Saïed 

Par Ali Bouaziz

L’effort d’appréciation des cent premiers jours de l’exercice du pouvoir de quelqu’un est un exercice puéril s’il s’inscrit dans l’envolée des idées reçues, des préjugés et des jugements de valeur, ou d’un autre côté dans la courbette obséquieuse ; tout aussi périlleux, s’il se veut objectif, mais n’étant armé que de bonnes intentions. Que faire ? Une grille de lecture qui y tient compte des actifs et passifs de la personne doit être élaborée ; c’est la seule issue pour éviter les écueils et de la diatribe et de la flagornerie. 

Le Président Kaïs Saïed, malgré le score dithyrambique qu’il a réalisé aux élections présidentielles, frôlant les voix des trois quarts des électeurs, continu à être l’objet d’attaques de ceux qui y étaient contre lui et qui n’ont pas encore digéré sa victoire.  Réellement, il n’a que trop peu bénéficié du délai de grâce des cent jours, qui sont ses détracteurs ? 

Ce sont les zbidistes qui n’ont pas tourné la page de leur éphémère engouement pour un candidat disparu de la circulation dès son échec au premier tour du 15 septembre 2019 ; ceux qui lui collaient des accointances avec Hizb Ettahrir et consorts et qui s’avèrent du ramdam de basses-cours ; ceux qui nous auguraient de débusquer les forces occultes étrangères qui le hissaient en haut du piédestal électoral, alors qu’il est notoire que ce sont des apprentis sorciers, mais qui continuent encore leur caquetage ; ceux universitaires envieux qui n’ont pas digéré que Kaïs Saïed tient le haut du pavé, lui appartenant au corps B, alors qu’ils sont du corps A ; ceux croniquillards  se croyant des demi-dieux, qui pour remonter encore dans les Cieux, s’estiment dans l’obligation de distiller du venin au Président ; ceux qui voulaient être les éminences grises du Président et qui n’ont pas été cooptées dans son entourage ; et autres et autres.

Tous font la fine bouche se fiant à l’attitude dédaigneuse pratiquée par la Présidence qui ne peut pas s’abaisser pour répondre à tous les renâcleurs de mauvaise foi, elle a d’autres occupations, de loin plus sérieuses. 

Le Président Kaïs Saïed avait des légions de jeunes sur Facebook qui le soutenaient contre vents et marées, après les actions citoyennes qu’ils ont entreprises qui se sont passées inaperçues dans les médias grand public, ignorées par les partis politiques et dénigrées par tous les rancuniers ; ils ont, finalement, commencé à baisser les bras ; néanmoins, il en reste encore. Le service communication de la Présidence tente tant bien que mal à ne pas faire des remous ; Rachida Ennaïfar chargée de la communication auprès de la Présidence, malgré sa longue expérience de femme des médias, s’est trouvé au centre d’un imbroglio diplomatique sur la teneur des pourparlers Saïed/Erdogan ; depuis lors elle n’a pas donné signe de présence. 

Maintenant, c’est le service Facebook et le site de la Présidence à qu’incombent presque toute la communication présidentielle.
 
L’intelligentsia, frileuse, dans sa majorité est sur l’attente, elle suit en catimini le cours des évènements ; elle s’est résolue à cliquer sur un « J’aime » par-ci, sur un « grrr » par-là, elle tangue au gré des jours, un jour oui, un jour non ; un jour avec, un jour sans. De par mon billet, je veux voir clair ; probablement cela aidera d’autre à y voir autant. Ma démarche consiste à déployer des dichotomies qui tiennent compte des zones intermédiaires. 

Commençons par ce qui se dégage en immédiat

Présidentiable ou président de fortune ?

De par la renommée véhiculée par ses étudiants comme étant quelqu’un de respectable et qui force le respect ; dès son investiture, le 23 octobre 2019, je patientais à y voir confirmation ou infirmation. Que serait-il mon critère essentiel pour me fixer une première estimation ? Mon critère est l’observation de la réaction non parlée qui se dégage sur les visages de ceux qui entrent en contact direct avec le Président, elle est plus directe, spontanée et véridique. Grande ne fut ma surprise, ils sont presque tous subjugués par le personnage. 

Haut de sa stature longiligne, un visage immaculé et le verbe majestueux ; un sourire naturel se dessine sur leurs visages, ils sont autant en confiance qu’ils sont sous le charme. Son appel à sympathie est irrévocable ; ce n’est pas donné à tout le monde ; d’ailleurs certains qui se croyaient présidentiables sont immédiatement rejetés par suspicion ou même par révulsion.

Hormis ceux qui travaillent sous son autorité qui lui démontrent spontanément la déférence nécessaire ; je parle de ceux, leaders politiques, chefs des organisations nationales, visiteurs étrangers, chefs des missions diplomatiques ; la dernière en date fut l’icône des mouvements de libérations nationales, la grande militante algérienne Djamila Bouhired, j’ai admiré la scène, un sourire approbateur se dessina sur ma bouche. Tous ceux qui nous prédisaient un président de fortune doivent se déchanter, il fait honneur et à la fonction et au pays. 
 
Conformisme ou anticonformisme

Côté conformiste, le Président l’est dans le palais de Carthage, il n’a pas chambardé le protocole républicain mis en place depuis Bourguiba et n’a pas changé de fond en comble le décor à l’intérieur du palais hérité de Ben Ali. Néanmoins ; il n’a pas dérogé à son côté anticonformisme dont il aime, parfois, afficher : il n’habite ni au palais présidentiel ni même dans une villa à Carthage ; il s’obstine à habiter chez lui à Mnihla. 

Ici, on peut comprendre qu’il a quelques appréhensions concernant la conservation de son intimité familiale dans un grand palais sous le regard scrutant de centaines de gens ; qu’il a ses réflexes dans la demeure qu’il a acquise avec ses propres moyens et ceux de sa femme. Cependant, les ennuis fréquents que subissent les usagers de la route menant de Mnihla à Carthage ne sont pas à négliger ; il serait bien qu’il trouve une solution à ses désagréments, d’autant que le palais de Carthage est un lieu de travail outre qu’il fait office de logement de fonction. 

Président de tous les Tunisiens ou d’une frange de Tunisiens

Le Président Kaïs Saïed, dès son investiture n’a pas arrêté de lancer des signaux de sympathie et de compassion envers les démunis, les enfants des martyrs, les sit-inneurs, les marcheurs au loin… C’est bien de rendre la pièce à ceux qui lui ont élevé au haut du podium, singulièrement qu’ils se sont sentis délaissés à leur sort ; d’ailleurs le Président s’est vu coller une image d’embrasseur à tout va. Ce n’est pas mauvais. Bourguiba amateur invétéré des bains de foule, du contact physique avec les Tunisiens, qui à l’improviste, défiant la vigilance de ses garde-corps, lui glissaient entre les mains une lettre de doléances. Ben Ali, l’a essayé pendant les toutes premières années de son règne. Béji Caïed Essebsi, ne le faisait que rarement, il avait conscience qu’il ne pouvait pas grand-chose au regard de ses prérogatives qui limitaient ses capacités à intervenir en leur faveur. 

Ici, Kaïs Saïed commettait deux péchés de jeunesse politique ; le premier, il n’a pas lancé de signaux d’empathie clairs envers les classes moyennes et envers les nantis, créateurs de richesses, qui aussi sont des Tunisiens comme les autres.  Le second, il a manqué de mettre en exergue la valeur travail ; en posture de leader doublé d’un pédagogue tout le discours à propos de cette valeur essentielle, en hibernation maintenant, serait audible et efficient ; le pays en a grandement besoin.

Hémorragie ou consolidation

Kaïs Saïed a été élu Président avec 73 % des voix des électeurs, un score qui frôle le consensus. Un mois après son investiture, via le premier baromètre politique post-électoral, il capitalise encore sur son capital-sympathie ; il bénéficia d’un crédit positif de 78 % des Tunisiens. Un autre mois après ; couperet, il chute de 10 points. Le dernier baromètre, publié le 26 janvier, lui attribue 64 % des intentions de vote ; toujours est-il qu’il caracole en tête, le second n’est accrédité que de 11 %, plus de 50 points les séparent. 

L’opinion publique tunisienne versatile, elle devient impatiente, elle veut du changement immédiat et bien concret. Le président en attente de la formation du premier gouvernement post-électoral et vu ses prérogatives limitées n’a pas pu répondre à cette attente. Selon mon sentiment, les deux premiers mois de la présidence de Kaïs Saïed étaient des moments d’apprentissage politique, de déminages des magouilles venues de l’intérieur et de l’extérieur ; probablement aussi qu’il n’était pas toujours bien conseillé. Depuis un mois, un renversement de vapeur est devenu sensible, la Présidence est en train de s’installer convenablement dans la posture adéquate, présumer qu’elle est en phase de consolidation de ses prérogatives et de ses prestances n’est pas une hypothèse farfelue. 

Le peuple le veut ou le leader propose

« Le peuple le veut », un slogan électoral, qui a permis à Kaïs Saïed de brasser large lors des élections présidentielles. Ce slogan deviendra anachronique si le Président va se plaire à le répéter en continu sans lui donner du contenu réel.  Le Président n’est pas un pasteur qui suit le troupeau ; c’est un leader qui guide un peuple ; c’est à lui de proposer ; c’est à lui de donner le la.

Il serait bénéfique et pour le pays et pour lui-même qu’il nous annonce une feuille de route fondée sur cinq idées-forces facilement mémorables, qui deviendraient des leitmotivs partagés et propagés par tous ceux qui croient en lui. Sûrement que cela créera une dynamique salutaire ; cela dépassera le storytelling de son parcours politique atypique ; cela marquera une page sur l’histoire de la Tunisie qu’il ambitionne tant de marquer de son estampille.  

Droiture ou népotisme

Fidèle à lui-même Kaïs Saïed représente l’homme d’État détaché de toute dérive pécuniaire ; jusqu’à maintenant, aucun bruit n’est sorti touchant à sa probité légendaire. Ce n’est pas un homme qui aime l’argent ; l’anecdote relatée par le représentant d’Aljazeera en Tunisie en 2011 lorsqu’il daigna ostensiblement toucher une pige en liaison avec une intervention d’expert sur l’écran de la chaine ; sur ce côté-là, il ne faut pas compter le piéger. Pour ne pas être accusé de népotisme, il a ostracisé de son entourage visible ses premiers soutiens, son frère, outre sa femme.

Les deux premiers commencent à retrouver une liberté de parole ; certains y voient la main du Président, pourquoi pas ! il a besoin de testeurs politiques, de véhiculeurs de ses idées ; eux-mêmes sont des citoyens comme les autres, ils ont droit à une liberté de parole, le hic est qu’ils prennent le Président en otage, que les premiers ne se transforment en électrons libres qui peuvent nuire à la réputation du Président, que le second ne se transforme en Saïd Bouteflika. 

Sa femme, écartée de toute visibilité officielle, est une juge habituée à la discrétion, de ce côté-ci, elle ne devrait pas s’en plaindre. Cependant, pour qu’on ne lui reproche pas un jour qu’elle fut une femme de harem, il faut qu’elle sorte au public quand le protocole l’exigera, singulièrement que sa présence à côté de son mari lors des dernières phases des élections présidentielles lui a donné de la plus-value, elle mit en sourdine tous les on-dit qui lui attribuaient des relents salafistes. 

Le danger ici est qu’elle se transforme graduellement en Leïla Benali ; quoique le scénario est vraiment irréel.  

Solitaire ou homme de parti

À l’origine, Kaïs Saïed cheminait sur un parcours iconoclaste en solitaire intrépide ; il a su gagner la confiance des Tunisiens, qui avaient justement ras le bol des joutes politiciennes et du système partisan en place fondé sur le principe du « Gouverne si tu le peux !», et qui a amplement montré ses limites. Actuellement, on entend quelques chuchotements à propos de l’éventualité de la création d’un parti présidentiel dans la probabilité d’une élection parlementaire anticipée.
 
Si cette éventualité se réalise, il sera utile au Président d’avoir à ses côtés un parti politique qui le soutiendra ; on ne sait jamais ce que ses élections donneront comme offre partisane. Cependant, si le gouvernement d’Elyes Fakhfakh passe et que, à la durée, le Tandem Saïed /Fakhfakh fonctionne à la manière du tandem Bourguiba/Nouira, que tout rapproche, que la coalition gouvernementale tient la route ; ce sera bénéfique et pour le pays et pour les deux hommes et pour les partis de la coalition, particulièrement quand des changements profonds serons entrepris dans tous les domaines qui demandent réformes sinon une refonte totale. Ici la création d’un parti présidentiel sera une tentative hasardeuse qui va probablement attirer les bras cassés en mal de notoriété ou ceux à la recherche de recasement politique. 

Les prérogatives constitutionnelles : respects ou dédain  

Homme de droit, de surcroit de droit constitutionnel, vu son caractère, il ne peut pas déroger à la règle du respect du droit, notamment qu’il en est garant. Son domaine d’intervention selon la constitution est presque limité à la défense et aux affaires étrangères. Acteur principal de la politique de défense du pays, chef des armées, dès les débats télévisuels de la campagne électorale, il a annoncé que tout ce qui touche à l’armée est un secret défense ; l’armée pendant son quinquennat restera la grande muette, tant mieux. 

Pour les affaires étrangères domaine aussi régalien, il est à noter l’absence de presque toute activité liée à ce domaine pendant le premier mois ; quelques flottements ont été enregistrés au deuxième mois avec l’annonce du déplacement du Président en Algérie pour féliciter le Président Tebboune, le 19 décembre, finalement, faute de concertation au préalable, l’investiture du Président algérien s’était déroulée sans la présence de chefs d’États étrangers, épisode fâcheux qu’on aurait pu faire l’économie ; le 23 décembre, il reçoit des représentants des Tribus libyennes dont il s’avère par la suite que la liste n’en est pas représentative ; le 25 du même mois visite intempestive du Président Erdogan qui faute de préparation minutieuse à l’avance s’avéra une bérézina diplomatique.

Le mois de janvier 2020 se présenta de bon augure, la distance dont les chancelleries étrangères ont marqué envers le Président s’est dissipée. 

Le 9, visite du chef de la diplomatie française ; le même jour visite de, haut niveau, dirigée par le ministre saoudien des Affaires étrangères pour présenter les félicitations du Roi saoudien au Président ; le 12, à la suite de la mort du Sultan Qabus, envol pour Mascate pour présenter ses condoléances au nouveau Sultan d’Oman et lui souhaiter bonne réussite , ce fut une belle initiative quoiqu’elle ait été l’objet d’un futile calcul d’épicier fait par les cassandres endurcies ;  le 13, visite du ministre italien des Affaires étrangères, le 16, coups de téléphone  du Roi du Maroc ; refus de participer à la Conférence de Berlin tenue le 19, du mois, la Tunisie a pratiqué ici à bon escient la politique de la chaise vide, elle ne peut pas faire le valet voisin de service, certains ont remuer terre et ciel contre cette attitude comme si Béji Caïd Essebsi quand il a participé au sommet du G  20 où on lui a promis monts et merveilles pour que le pays ne reçoive, par la suite, que de la paille ; le 19, janvier coup de téléphone au soir tard d’Emmanuel Macron pour lui informer sur les aboutissants de la Conférence qui s’avèrent réellement scabreuses ; le 22, coups de téléphone de la chancelière allemande pour s’expliquer sur l’ostracisme injuste dont la Tunisie fut victime ; le 27, visite du ministre émirati des Affaires étrangères.
 
Pour le bilan final des cent premiers jours de la présidence Kaïs Saïed ; au risque de déplaire aux contradicteurs, chicaneurs et ergoteur ; le bilan est largement positif. Pour s’en convaincre projetons nous dans le scénario où le Président aurait été l’homme bling bling doublé d’un affairiste de mauvais aloi ; le chef du gouvernement l’expert agronome homme anodin qui proposa un gouvernement hypertrophié jusqu’au dépassement de tout entendement ; le président de l’ARP serait le même dans les deux scénarios ; toujours est-il qu’il est un personnage clivant qui n’a pas les atouts nécessaires pour donner de la plus-value à sa fonction, et que l’ARP gagnerait à le changer même par un autre député nahdhaoui. Hors de ces scénarios pénibles, le Président Kaïs Saïed assure, il rassure. 

Ali Bouaziz
Directeur du site Ibn Khaldoun
https://sites.google.com/site/ibnkhaldun21/

 

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