Le bras de fer UGTT-Saïed : le feu couve sous les cendres

Le bras de fer UGTT-Saïed : le feu couve sous les cendres

On assiste ces derniers jours et dès le lendemain du congrès national de l’UGTT à une recrudescence des grèves. Des secteurs et des entreprises pour la plupart sensibles sont touchés, certains connaissant d’ailleurs les premiers débrayages de leur histoire. C’est le cas notamment de l’Institut national de la Statistique (INS) qui publie à intervalles réguliers les indicateurs économiques, sociaux et financiers qui sont d’une importance capitale pour la marche du pays. Parmi les secteurs sensibles et qui touchent directement les citoyens, figure celui des caisses sociales dont les employés ont débrayé en même temps privant des milliers de Tunisiens malades de leurs droits à la santé, des droits qui n’auraient dû être pris en otage. Au cours des derniers jours, coup sur coup on a enregistré les grèves des agents municipaux, des postiers et des employés de la STEG. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les travailleurs de ces trois secteurs se mettent en grève. Du reste les postiers ont bien choisi leur moment, à la fin du mois alors que de centaines de milliers de gens bénéficiant de petites pensions ou d’aides sociales reçoivent leurs modiques pécules dans les bureaux de poste. D’ailleurs on a remarqué les longues queues devant ces dits bureaux dès la fin de ce débrayage.

Il ne faut pas être analyste patenté pour tirer la conclusion que si les motivations de ces grèves sont des revendications, parfois légitimes, leur concomitance et leur recrudescence sont le signe que quelque chose ne va pas entre le pouvoir en place et la centrale syndicale. Celle-ci est-elle derrière ces grèves multiples et variées ? La réponse est bien évidemment oui, car la loi impose qu’une grève pour être légale doit recevoir l’aval de l’organisation syndicale. Du reste tous les préavis de grève portent le sceau de l’UGTT qui en porte la responsabilité. Pour bien démontrer le rôle de l'UGTT, il faut se remémorer qu'il a suffi de l'intervention de Noureddine Taboubi pour que les grèves de l'INS et des caisses sociales soient levées.

L’épreuve de force

On peut ainsi affirmer sans se tromper qu’il s’agit là bien d’un véritable bras de fer entre le pouvoir en place et la centrale syndicale. Pour faire court d’une épreuve de force entre le président de la République Kaïs Saïed , détenteur des pleins pouvoirs dans le pays et l’équipe que dirige Noureddine Taboubi. Sous les apparences d’une relation plutôt cordiale, puisque Saïed a adressé une lettre très chaleureuse au secrétaire général suite au succès du congrès national de l’UGTT, les choses ne sont pas aussi limpides qu’elles n’y paraissent à la surface.
Cela fait plus d’un an et demi, c’était en novembre 2020 que Taboubi a soumis à Saïed son initiative d’un « dialogue national global » et n’a reçu pour réponses qu’hésitations et atermoiements. L’UGTT a été parmi les premières organisations à avoir soutenu dès le lendemain, le processus enclenché le 25 juillet 2021 par le président de la République et l’a encouragé à aller de l’avant pour mettre le pays sur les rails, trouver des remèdes à ses maux sur les plans économique et social en particulier et restituer à l’Etat tous ses attributs, longtemps éparpillés entre des centres de pouvoir qui n’ont pas su conduire « la barque Tunisie » de manière adroite dans des eaux tumultueuses, puisqu’à bord il y avait plusieurs timoniers chacun la menant dans une direction qui n’est pas conforme à l’intérêt supérieur de l’ensemble.

Peine perdue, car Saïed devenu seul maître à bord et surtout unique maître des horloges a d’autres projets en tête et surtout il veut être l’unique détenteur du pouvoir, de tous les pouvoirs. En aucun cas, il ne veut les partager avec qui que ce soit. Alors des affirmations péremptoires comme « l’UGTT, la force la plus puissante dans le pays » ou « Rien ne peut se faire sans l’UGTT et surtout pas contre elle » doivent l’agacer superbement. Bon connaisseur de l’histoire contemporaine de la Tunisie et de la place qu’y occupe la centrale de Farhat Hached, le président de la République sait qu’il sera perdant dans toute confrontation avec l’organisation syndicale. Alors il choisit de la contenir, d’afficher de bons rapports avec ses dirigeants tout en ne cédant pas un iota sur les attributions de l’Etat dont il est le seul maître à bord.

Des rencontres ou des coups de fil opportuns

Alors recevoir de temps en temps au Salon d’honneur du Palais de Carthage Noureddine Taboubi après l’avoir laissé longtemps attendre, lui distiller quelques phrases bien choisies de son répertoire historique et lui miroiter des lendemains qui chantent dans sa relation avec la centrale syndicale, Kaïs Saïed sait y faire et même s’y prêter de bonne grâce. Si le délai est trop long entre deux audiences (la dernière en date a eu lieu le 15 janvier dernier), des coups de téléphone à des dates bien choisies sont de nature à faire attendre dans de bonnes conditions le locataire de la Place Mohamed Ali.
Taboubi peut se montrer impatient et menacer de recourir à une « troisième voie » pour trouver des solutions aux problèmes du pays, mais il finit par y renoncer, car lui aussi ne veut pas affronter l’homme le plus puissant que le pays ait jamais connu.
Si un répit a été consenti de part et d’autre, en raison du congrès national de la centrale syndicale, les choses sérieuses ont commencé au lendemain de ce dernier. Le secrétaire général confirmé dans ses fonctions par des assises qui lui sont totalement dévouées veut se libérer du carcan que Kaïs Saïed veut lui imposer en lui assignant pour seuls interlocuteurs, le gouvernement, sa cheffe Najla Bouden et accessoirement le ministre des Affaires sociales Malek Ezzahi. On a d’ailleurs remarqué que trois jours après le congrès de l’UGTT, soit le 22 février, la locataire de la Kasbah a reçu Noureddine Taboubi pour lui montrer que désormais le dialogue est avec elle et elle seule. C’est le vœu de Saïed qu’elle débatte avec lui « le programme de réformes structurelles » dont le document préliminaire élaboré par le gouvernement a été abordé lors de la réunion tenu le 4 février entre Najla Bouden et le bureau exécutif de la centrale syndicale en présence du gouverneur de la Banque Centrale, Marouane Abassi et la ministre des Finances, Sihem Boughditi Nemsia.

«Vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints »

Conscient qu’il s’agit d’un piège dans lequel on veut l’enfermer, Taboubi a affirmé, au cours de l’une et de l’autre de ces réunions la nécessité que les réformes présentées par le gouvernement tiennent compte de l’adéquation entre la dimension sociale d’une part, la création des richesses et la relance de la croissance, d’autre part. Il a aussi souligné la disponibilité de la centrale syndicale pour le dialogue au sujet des réformes qui, selon lui, “doivent être justes et équitables pour toutes les catégories sociales”.

Mais pour lui le dialogue n’a de sens que s’il est mené avec le président de la République car Najla Bouden ne servira dans le meilleur des cas que d’une intermédiaire avec le chef de l’Etat qui lui dispose du pouvoir d’agréer ou de refuser les propositions que l’UGTT fera. Ne dit-on pas à juste titre qu’il « vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints ».

S’il délègue cette attribution de dialogue avec la centrale ouvrière à Najla Bouden c’est parce que Kaïs Saïed est conscient que les sujets qui y seront débattus peuvent entamer sa popularité qui est restée au beau fixe. Geler les salaires de la fonction publique, réduire ou carrément lever les subventions sur les produits de première nécessité comme suspendre les recrutements dans un pays qui connaît une forte proportion de chômeurs, notamment diplômés sont des mesures loin d’être populaire quand bien même elles sont nécessaires dans un pays qui connaît des difficultés financières majeures qui seront encore aggravées pas la situation internationale suite au conflit armé entre la Russie et l’Ukraine, nos principaux fournisseurs en céréales.

« Saïed doit dire où il veut mener le pays »

« Kaïs Saïed doit nous dire où il veut mener le pays », et du fait qu’il détient tous les pouvoirs, « Saïed doit trouver une solution urgente à la crise économique et sociale que traverse le pays », ne cesse de répéter Noureddine Taboubi ces derniers jours mettant ainsi la pression sur le chef de l’Etat pour qu’il sorte du gué et prenne toutes ses responsabilités et surtout accepter un débat participatif avec les forces vives du pays. Pour l’amadouer le secrétaire général de l’UGTT a trouvé la parade en signalant que le président de la République partage « les lignes rouges » posées par le centrale syndicale et consistant à ne pas lever les subvention sur les produits de première nécessité pour la majorité des Tunisiens qui sont des «pauvres » selon Taboubi et surtout « ne pas céder les établissements publics », propriété de la communauté nationale.

Le journal Echaâb, organe de la centrale syndicale a annoncé le 10 mars qu’un entretien téléphonique a eu lieu entre le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail, Noureddine Taboubi et le chef de l’Etat, Kaïs Saïed. D’après la même source, cet entretien téléphonique qui a eu lieu le 9 mars dans la matinée a porté sur la dégradation de la situation sociale et du pouvoir d’achat des Tunisiens. Le Palais de Carthage n’a donné aucune information à ce sujet. La même source syndicale a indiqué qu’une rencontre aura lieu prochainement entre le président de la République et le nouveau bureau exécutif de l’organisation syndicale. Mais cette rencontre tant attendue tarde à se concrétiser. A l’évidence Saïed s’y soustrait encore. Il n’en veut pas pour le moment. Il ne veut pas donner l’impression que l’UGTT « cogère » le pays à ses côtés, encore moins qu’il partage avec elle la moindre parcelle de ses pouvoirs.

Lui veut conduire son projet « de construction d’une démocratie par la base » jusqu’à son terme et sait pertinemment que l’UGTT est opposée à ce projet. Alors cela ne sert pas ses aspirations de faire rentrer le loup dans la bergerie.

Et le feu continuera à couver sous les cendres, avec si on n’en prend pas garde l’explosion à la moindre étincelle.

RBR

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