Le Cheikh Sidi Brahim Riahi (1767-1850), un adversaire farouche du Wahhabisme

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Il est vrai que Hammouda Pacha avait rompu avec la règle de transmission du pouvoir beylical selon la primogéniture et évincé Mahmoud Bey de son droit d’accès au trône mais la longue période de plus de 32 ans qu’il a passée en tant que dirigeant de la régence husseinite a été pleine de résultats non seulement positifs mais rayonnants pour l’image de la Tunisie.

Il a été pour cela servi par une conjoncture on ne peut plus favorable : contemporain de la révolution française, du bonapartisme et de son corollaire la campagne d’Egypte, contemporain du grand réformateur égyptien Mehmet Ali qui a tenu la dragée haute à l’empire ottoman tout en l’assistant dans une phase délicate notamment dans la compagne qu’il a menée contre les Ibn Saoud et le Wahhabisme, il a su profiter de son passage au pouvoir pour asseoir une œuvre gigantesque et pérenne au bénéfice de son pays en laissant des traces indélébiles et marquantes  de ses pas dans l’histoire contemporaine.

Il a été aidé pour cela par des assistants brillants qui l’ont secondé et soutenu tout au long de son règne, à savoir et notamment le Ministre mamelouk Youssef Saheb Ettabaâ  et le grand savant Ibrahim Riahi.

Nous ne reviendrons pas en détail dans cet article sur les péripéties de ce règne et sur les différentes réalisations grandioses de Hammouda Pacha mais nous retiendrons schématiquement un événement de son époque auquel il a largement contribué qui résonne aujourd’hui et rejoint l’actualité, celui de la lutte contre le Wahhabisme avec le concours diligent du Cheikh  Sidi Ibrahim Riahi à cette réalisation.

En effet vers 1810, Hammouda Pacha reçut une missive menaçante ayant la formulation d’un ultimatum de la part de l’arrière petit fils du patriarche Séoud, 4ème Imam de la dynastie saoudienne, qui était en bute avec l’empire ottoman et dont le père , le 3ème Imam avait réalisé en 1806 quelques succès militaires pour en atténuer l’emprise en conquérant la Mecque et l’ensemble du Hijaz  en occupant Dariya comme bastion de résistance. Mais la chute de Dariya intervint quelques années plus tard en 1818, chute après laquelle l’armée de Mehmet Ali fit  décapiter le quatrième imam saoudien, l'arrière-petit-fils d'Ibn Saoud, Abdallah ben Saoud ben Abdelaziz ben Mohammed Al Saoud.

Mais souvenons-nous  qu’en 1744, le patriarche et 1er Imam Séoud, avait accueilli à Dariya un imam en quête de protection, Mohamed Ibn Abdelwahhab qui prêchait un retour aux sources de la religion islamique. Les deux hommes scellèrent alors une alliance, concrétisée par le mariage du fils d'Ibn Saoud avec la fille d'ibn Abdelwahhab, et unirent leurs efforts pour établir leur pouvoir sur une partie de la péninsule arabique, y réformer les pratiques religieuses et rétablir l'Islam dans ce qu'ils considèrent comme sa forme la plus pure.

Cette hérésie avait donc été farouchement  rejetée par Hammouda Pacha. Les Wahhabites avaient alors tenté en 1810 d’exporter leurs idées obscurantistes en Tunisie. Le Bey Hammouda Pacha avait chargé les autorités religieuses de la mosquée Zitouna et notamment le Cheikh Ibrahim Riahi  de se prononcer sur la question wahhabite.

Leur réponse était sans appel: non à cette doctrine et celle-ci fut combattue, par les Ottomans jusqu’à son extinction. Son réveil, pour la deuxième fois, ne fut possible que grâce au couple formé par Abdelaziz Ibn Saoud, qui s’acoquina avec l’espion anglais, le colonel John Philby, au début du XXe siècle. Leur objectif commun était de miner l’Etat ottoman d’une part, et d’autre part permettre à Ibn Saoud de reconquérir avec le glaive et le poignard le Najd (1902), royaume de ses ancêtres, et d’étendre ses conquêtes aux provinces voisines: Assir (1920), Chamman (1921) et le Hijaz (1925). L’Arabie Saoudite fut créée donc en 1925 avec la bannière wahhabite, après avoir chassé le roi Hussein de Médine, auprès duquel agissait un autre espion anglais le colonel Thomas Edward Lawrence dit Lawrence d'Arabie. Les deux Anglais avaient travaillé bien entendu en synchrone dans l'intérêt de leur pays et selon le plan de déstructuration de la région du Moyen-Orient établi par leur gouvernement.

Mais c’est une autre histoire. Revenons à Ibrahim Riahi.

Etant à une certaine époque dans un état de relative précarité, c'est grâce à l'intervention de Youssef Sahib Ettabaâ, ministre du sceau privé du Pacha Bey régnant Hammouda, que Bahim Riahi avait définitivement abandonné ses plans de quitter Tunis. Youssef Sahib Ettabaâ lui avait  offert une maison et arrangé un mariage pour lui, et donc Ibrahim pourrait s'installer dans une rue de la salle Houanet Achour, qui est la première zawiya Tijania à Tunis. Un peu plus tard a été construit  le mausolée du fondateur. Youssef Sahib Ettabaâ était comme déjà indiqué  l'un des cerveaux derrière les réformes majeures de Hammouda Bey, qui visaient à ouvrir un espace de liberté pour la Régence tunisienne de la tutelle algérienne et de plus en plus l'influence européenne. La présence de savants tels qu’Ibrahim Riahi à Tunis avait fait partie de cette stratégie globale visant à accroître le prestige économique et culturel de la capitale de la Régence. D’ailleurs en mars 1814, quelques mois avant la mort de Hammouda Pacha  (qui est décédé le 15 septembre de la même année dans des conditions  obscures)  un nouveau et impressionnant complexe, de la mosquée et madrasa, a été construit par Youssef Saheb Ettabaâ. Il y a été offert  à Ibrahim Riahi (à 47 ans) le poste de professeur de hadith.

Le comportement d'Ibrahim Riahi envers les autorités politiques - un mélange de bon sens, de fermeté et de dignité - constituaient l'un des traits les plus fascinants de sa biographie. Ses relations avec les autorités politiques rappellent  l'adage musulman «le meilleur des sultans est celui qui cherche la compagnie des savants, et le meilleur des savants est celui qui se tient loin des sultans ».

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Alors que les autorités politiques ont essayé de jouer sur la hiérarchie des « ulamâ' » pour manipuler la classe savante, le refus d'un savant dans une telle circonstance a été conçu comme une contre-stratégie pour cimenter le corps de la classe « ulamâ' », préservant ainsi à assurer son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique.

Un autre fait marquant, en 1816, Hussein Bey II (Bey de camp)  avait  invité Brahim Riahi au palais du Bardo à lui conférer l'enseignement du Tafsir al-Baydawi à la Zitouna après la mort de Cheikh al-Fasi. Lorsque le Bey régnant Mahmoud tendit la main vers lui pour être embrassée, au lieu de cela Ibrahim, à la place, la secoua. Nerveusement, le fils du souverain lui avait demandé: «Qu'est-ce que tu viens faire ici? », Et le Cheikh avait répondu promptement: « Rien: mais vous m'avez invité, et je suis là ».

L'attitude de Cheikh Ibrahim ne lui était nullement exclusive, mais a été partagée dans le cadre de l'étiquette des savants de Zitouna de l'époque, dans un moment où ils ont du mal à maintenir leur indépendance en tant que superviseurs de l'appareil judiciaire et d’être les gardiens d'un patrimoine religieux. Les biographies des professeurs de Riahi abondent également avec des incidents similaires. Ce n'était pas une attitude de défi orgueilleux, mais de la distance prudente et digne. Ibrahim Riahi lui-même a souvent écrit des poèmes de louange glorifiant les actes des sultans qu'il a jugés favorables aux intérêts de la communauté et à la religion. Grâce à un sage dosage de bons et loyaux services et de distance prudente, de sorte que, lorsqu’on confiait aux chercheurs des rôles délicats dans le système judiciaire, ils seraient en mesure de jouer leur rôle sans interférence excessive des intérêts privés de la cour du Bey.

En 1806, Ibrahim avait d’ailleurs refusé le poste de cadi qui lui avait été  offert par Hammouda Pacha Bey pour remplacer le Cheikh Omar al-Mahjoub, avec lequel le Bey était rancunier après que ce dernier lui eut publiquement envoyé  une critique allusive au cours d'un sermon du vendredi à la Zitouna. Ibrahim Riahi avait dû fuir à Zaghouan à chercher refuge dans une zaouïa où il  jouissait du droit d'asile pour échapper à l'offre du Bey. Il était retourné à Tunis seulement après que ce dernier eut donné le poste à un autre ancien professeur d'Ibrahim, Isma'il al-Tamimi.

Plus tard en 1823, Mahmoud Bey sur la proposition de son fils Hussein Bey II le Bey de camp avait  choisi d'élever Ibrahim al-Riyahi à la position de Bash-Mufti, Maliki le plus haut rang dans la hiérarchie judiciaire tunisienne. Le Cheikh avait d'abord refusé et n’avait accepté qu’après que le Bey le lui eut répété avec insistance. Un certain nombre de fatwas émises il au cours des 27 années qu'il a passées en tant que mufti sont présentés dans sa biographie, le Ta'tir al-Nawahi. Dans les questions religieuses, il était scrupuleux Maliki. Dans les questions sociales, il a toujours essayé de mettre en œuvre le principe selon lequel «la religion ordonne la facilité ».

Sous le règne d’Ahmed Bey 1er en 1839, il avait aussi été nommé en tant que premier imam de la Zitouna. Il était la première personne à Tunis qui ait combiné la position de Cheikh al-islam Maliki et celui de Premier Imam de la chaire de la Zitouna.

Il avait été adepte du courant soufi et de la Tarika Tijania après être passé par la tarika Chedlia.

Parmi ses nombreux écrits, une réfutation de la doctrine wahhabite (ce document est apparemment perdu). Il a été justement écrit en 1810 en réponse à la lettre de 4ème Imam Ibn Saoud qui a atteint la Régence en appelant soit à rejoindre le mouvement soit ou se préparer à combattre.

Ce document a servi de source pour répondre à la lettre du souverain Wahhabite et toute cette correspondance se trouve dans l’ouvrage écrit par Ahmed Ibn Abi Dhiaf historiographe de la famille beylicale et lui-même élève de Brahim Riahi à la Zitouna et qui avait été annoté par mon grand-père, l’Amiralay Mohamed El Karoui: « Athaf Ahl Ezzaman Bi Akhbari moulouki Tounes wa Ahd el Aman ».

Elle passe en revue les incohérences des prescriptions wahhabites et leur contradiction avec le salaf allant du prophète Mohamed lui-même, aux khalifes comme Omar ibn el Khattab et aux Imams comme Ibn Sahnoun, touchant notamment la prétendue  réfutation des prières indirectes envers Dieu et son prophète par l’intermédiaire de l’évocation des noms des saints et des marabouts et la prétendue interdiction des visites des pierres tombales.

Les rumeurs avérées et confirmées de la destruction par certains « salafistes » obscurantistes des monuments abritant les dépouilles des marabouts et des saints dans certaines localités en Tunisie sont les indications révélatrices de l’égarement et de l’ignorance des personnes qui y auraient procédé ou qui menacent de le faire.

A tout le moins faut-il rappeler même pour les non-croyants que de tels édifices ont une valeur culturelle, font partie de  notre patrimoine et sont inclus parmi les révélateurs de notre diversité civilisationnelle. Arrêtons alors de divaguer !

Hatem Karoui