Les véritables coûts de la crise du coronavirus en Tunisie

Les véritables coûts de la crise du coronavirus en Tunisie

Par Houssem Taabouri (*)

La crise du covid19 touche le monde entier. Son impact sera planétaire mais son ampleur n’est pas encore évaluée avec précision.

Si l’on prédit que les répercussions économiques seront sans précédents, l’on n’arrivera pas à approcher les véritables coûts encourus par les populations du monde entier en termes de perte de pouvoir d’achat, de chômage, de pauvreté,  de régression sociale, de mortalité (notamment dans les pays pauvres), etc. et aussi par les entreprises en termes de ralentissement d’activité, de pertes de parts de marchés, de faillite, etc.

Si la solution purement médicale (vaccins et médicaments) n’est encore ni  établie  ni disponible (mise à part la chloroquine encore en phase de tests), plusieurs pays ont apporté des réponses sanitaires et économiques à cette crise. Le confinement semble être la solution optimale sur le plan sanitaire. L’offre de liquidités aux entreprises est au moins l’instrument le plus utilisé par les gouvernements pour réduire les effets immédiats d’une crise économique mondiale majeure.
 
En Tunisie, une panoplie de mesures ont été mises en place par les autorités pour amortir le choc économique attendu de la crise. 

Selon les annonces officielles, ces mesures visent trois objectifs :

- Aider les couches sociales les plus démunies à garder un rythme de vie décent
- Aider les entreprises à se maintenir en activité et à affronter leurs engagements financiers ; et
- Eviter dans la mesure du possible les pertes de postes d’emploi.

Pour rappel,  voici l’essentiel des mesures prises en Tunisie :

1 : Mesures fiscales  visant essentiellement le report de certaines déclarations fiscales sans paiement de pénalités de retard, le rééchelonnement des dettes fiscales, l’activation du remboursement du crédit de TVA aux entreprises affectées par la récession,  une amnistie fiscale et douanière visant à réduire les amendes à 10% seulement  et l’allègement des conditions d’exercice des entreprises totalement exportatrices;

2 : Mesures financières conjointement prises par le gouvernement et par la BCT.

Celles de la BCT concernent la réduction du taux directeur de 100 points de base, le report des échéances de crédits, l’octroi de nouveaux crédits de gestion aux entreprises et la fourniture des liquidités nécessaires au marché monétaire pour assurer sa stabilité.

En plus de ces mesures, le gouvernement a prévu (i) la mise en place d’un mécanisme de garantie de crédits de gestion de 500 millions de dinars en soutien aux entreprises touchées par la crise, (ii) une ligne de crédit de 300 millions de dinars en faveur des PME, (iii) la création de fonds de 700 millions de dinars à l’initiative de la CDC pour financer les entreprises stratégiques et le secteur de la santé  ainsi que (iv) la création d’un fonds pour l’impulsion du secteur culturel ;

3 : mesures sociales qui consistent à mobiliser 150 millions de dinars de transferts sociaux directs aux familles nécessiteuses et le report de certaines déclarations sociales en faveur des employeurs.

Les coûts estimés de l’ensemble de ces mesures s’élèvent, selon le Chef du gouvernement, à 2,5 milliards de dinars. Toutefois, le Chef du gouvernement n’a indiqué ni les parties qui subiront ces coûts (budget de l’Etat, BCT, entreprises publiques, système financier) ni la part de chaque partie dans cette enveloppe.

Qu’en est-il vraiment ? S’agit-il véritablement de coûts ? Et quelle est la part de l’Etat dans ces coûts ?

Pour apporter des réponses à ces questions, il faudrait d’abord définir la notion de coût ensuite individualiser et estimer ceux qui seront supportés par l’Etat (plus précisément le budget de l’Etat), ceux qui ne le seront pas et enfin ceux qui ont échappé à la prise en compte dans l’estimation ci-dessus indiquée.

Au sens monétaire, le coût d'un service ou d’un objet nécessite le paiement d’une somme d'argent spécifiée avant que le service soit rendu ou l’objet acquis. Outre le fait que le coût est aussi un coût d’opportunité (la perte d’alternatives lorsqu'un choix est fait), il pourrait également engendrer l'appauvrissement d'un agent économique à la suite d’un événement ou une action de nature économique. 

En comptabilité, un coût est constitué par l’engagement d’un ensemble de « charges ». 

Pour les entreprises, les coûts sont de trois types :

- des coûts définitivement subis ;
-des coûts subis mais « stockés » et transformés et concourent à la formation de biens et services qui peuvent être écoulés sur un marché ; et

- des coûts subis mais dont la consommation s’étale sur plus d’un an et appelés dans le jargon comptable immobilisations.

Clairement, les mesures prises par le gouvernement ne s’insèrent dans aucun cadre des définitions ci-dessus présentées, sauf en ce qui concerne le coût d’opportunité. Il serait plus plausible, en termes économiques, de parler de réallocation de ressources par le Gouvernement plutôt que de coûts au sens comptable. Ceci n’exclue pas, pour le gouvernement, la possibilité d’opérer d’autres modifications budgétaires qui semblent nécessaires par référence aux circonstances actuelles.

Par ailleurs, l'allocation des ressources est un concept économique qui concerne l'utilisation des ressources rares et notamment les facteurs de production (travail, capital, matières premières) pour satisfaire à court et long terme les besoins de consommation de la population.  
Mêmes certains «coûts» sous-jacents à cette allocation de ressources, détaillés dans les lignes qui suivent, s’apparentent eux aussi à une allocation de ressources plutôt qu’à un appauvrissement. 

Par conséquent, les allocations de ressources mises en œuvre directement par l’Etat concernent les mesures suivantes :

(i) : le transferts direct de 150 millions de dinars au bénéfice des familles nécessiteuses 

(ii) : la mise en œuvre de la ligne de crédit de 300 millions de dinars en faveur des PME

(iii) : l’impulsion d’un fonds de soutien au secteur culturel (dont le montant n’est pas encore défini)

(iv) : la création de fonds de 700 millions de dinars à l’initiative de la CDC en soutien aux entreprises et aux investisseurs 
(iv) : la mise en œuvre du mécanisme de garantie des crédits de gestion de 500 millions de dinars.

Seules les trois premières mesures traduisent des actions budgétaires. Les deux dernières sont l’émanation d’entreprises étatiques gérées en dehors du budget de l’Etat.

Par ailleurs, seule la première mesure représente un décaissement certain pour tout son montant. Si les trois mesures suivantes sont à décaissements certains, l’on n’est pas pour autant sûr que leurs montants à toutes les trois seraient totalement consommés à l’instar de la ligne de financement appelée « Al Maskan Al Aoual » (premier domicile) préconisée par la loi des finances de l’exercice 2018 et dont le solde important demeure à ce jour inutilisé. Le mécanisme de garantie de crédits est par définition un outil à décaissement incertain.

En outre, l’activation de la prise en charge du différentiel d’intérêt entre le TMM et les taux d’intérêt des crédits d’investissement n’est pas une novation. La mesure est déjà prévue dans le cadre du budget de la loi des finances pour la gestion de 2020. Il s’agit uniquement d’accélérer son application. Aucune dépense supplémentaire n’est prévue à cet effet.

Les reports des échéances fiscales et la consolidation des dettes  fiscales ne sont pas représentatives d’allocation de ressources. Ils traduisent seulement, ne serait-ce que pour l’exercice budgétaire courant, un décalage de rentrées d’argent dans les caisses de l’Etat et n’entrainent, intrinsèquement, aucun engagement supplémentaire du budget de l’Etat.

Sur un autre plan, l’accélération de la restitution du crédit de TVA aux entreprises n’est pas, non plus, un coût encouru par l’Etat. Cet excédent de taxe est comptabilisé dans les livres de l’Etat à titre de ressources « empruntées » à court terme qui doivent de toutes les manières être remboursées aux entreprises. Cette mesure tend, simplement, au remboursement de ces ressources aux ayants droits dans des délais plus courts compatibles avec l’urgence imposée par l’ampleur de la crise. 
 
Du point de vue de la stabilité financière, les mesures énoncées par la BCT ne peuvent être comptabilisées en tant que coûts supportés par l’Etat en réponse à la crise actuelle. Ces leviers seront l’œuvre de la BCT qui procédera à une offre plus conséquente de ressources mises à la disposition des banques appelées elles-mêmes à les redéployer sur les entreprises soit sous forme de nouvelles facilités soit sous forme de consolidation de crédits en vue de les maintenir en activité (même relative) et permettre au tissu économique d’affronter ses divers engagements. 

En définitive, la valeur des engagements du budget de l’Etat pour soutenir l’économie contre les effets négatifs de la crise du covid19 parait être nettement inférieure aux 2,5 milliards de dinars annoncés.

En revanche, certains aspects découlant de ces mesures ne semblent pas être appréhendés par le gouvernement. Il s’agit de :
(i) : la dépréciation et probablement la perte de certaines participations, que prendrait la CDC en vue de consolider les capitaux propres d’entreprises en difficulté, ne semblent pas être, du tout, estimées et incorporées aux véritables coûts économiques de ce sauvetage 

(ii) : les intérêts rattachés à l’augmentation de la dette publique due aux consolidations fiscales et à la diminution des rentrées fiscales induites par l’essoufflement de l’activité économique ne paraissent pas, également, attirer l’attention des comptables de l’Etat.

Les coûts et éventuellement les gains du système financier y compris la BCT ne sont pas ici visés compte tenu de la complexité de leur identification et de leur estimation.

En dehors de cette analyse, la question la plus importante demeure la suivante : le soutien financier apporté à l’économie sera-t-il approprié et suffisant pour juguler cette crise ? On ne le sait pas mais on l’espère.

(*) Houssem Taabouri 
Expert-comptable - Expert en systèmes d'informations bancaires - Membre du Conseil des Analyses Economiques

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