Lettre poignante de la fille de l'homme d'affaires Taoufik Mkacher

Maroua Mkacher Romdhani, fille de l’homme d’affaires Taoufik Mkacher, incarcéré depuis le 20 octobre 2023, a publié dimanche 20 juillet 2025 une lettre poignante sur les réseaux sociaux où elle lance un appel direct au président de la République Kaïs Saïed, afin de rouvrir le dossier de son père et, plus largement, à réexaminer la situation de nombreux chefs d’entreprise actuellement en détention dans le cadre de la justice dite de "conciliation pénale".
En décrivant le quotidien d’une famille brisée et le silence pesant qui entoure le dossier, elle rappelle que son père ne s’est pas soustrait à la justice, mais qu’il avait au contraire été l’un des premiers à s’engager dans le processus de réconciliation pénale voulu par le président.
Maroua Mkacher insiste sur la lenteur des procédures, l’opacité des critères et le blocage du processus de réconciliation, malgré les efforts répétés de sa famille pour coopérer avec les autorités. Elle dénonce également une forme de punition collective qui pèse sur les entrepreneurs.
"Mon père est aujourd’hui enfermé, classé comme "dangereux", privé de ses enfants, de soins, d’air… Cela fait 700 jours que je ne l’ai pas étreint", écrit-elle.
Voici dans ce cadre les principaux passages de sa lettre :
« Je vous écris avec la voix de chaque famille brisée, avec la voix de chaque fille qui n’a pas embrassé son père depuis deux ans, avec la voix de milliers de travailleurs licenciés, avec la voix des villes devenues vides, ternes, brisées, alors qu’elles étaient autrefois pleines de vie grâce à des hommes d’affaires comme mon père, des hommes qui créaient quelque chose à partir de rien, qui construisaient l’impossible et croyaient que la Tunisie en valait la peine.
Je ne demande rien d’impossible. Je ne demande pas qu’on oublie la loi, qu’on efface les erreurs ou qu’on épargne ceux qui méritent une sanction. Je demande seulement qu’on traite ces dossiers avec humanité, avec justice, avec le regard de l’État, et non celui de la colère, avec un esprit de réforme, pas une logique de punition collective.
Mon père ne s’est pas enfui de la justice. Il s’y est présenté de lui-même. Il a été le premier à s’engager dans le processus de réconciliation pénale, croyant que s’il avait commis des dépassements, il était prêt à réparer, et que s’il y avait une dette, il était prêt à la payer.
Mais il s’est retrouvé soudain au cœur d’une tempête, où la loi s’est perdue et les bonnes intentions se sont évanouies. Il s’est retrouvé accusé, classé, cerné, puis emprisonné…
Monsieur le Président,
À un moment, l’État a ouvert la porte de la réconciliation. Nous avons été parmi les premiers à frapper à cette porte avec toute notre force.
Nous avons fourni tous les documents, nous avons communiqué chaque jour avec la commission, nous avons insisté, réclamé, enduré, attendu. Nous n’avons pas failli, nous ne nous sommes pas dérobés, nous n’avons pas manœuvré.
Mais le processus a échoué. Pas à cause de nous, mais à cause de complications insupportables, de l’absence de coordination, de la lenteur des procédures, de l’opacité des conditions, et du long silence des autorités compétentes.
Et nous voilà, deux ans plus tard, à en payer le prix. Mon père est dans une cellule étroite, classé comme « dangereux », privé de ses enfants, de soins, d’air. Moi, sa fille, je ne l’ai pas approché depuis 700 jours.
Je ne l’ai pas embrassé, je n’ai pas touché sa main, je n’ai pas pleuré sur son épaule. Je n’ai que mes souvenirs avec lui, et sa voix au téléphone, qui cache sa douleur pour ne pas me briser. Mais il est brisé… et moi, à l’intérieur, je suis effondrée.
Monsieur le Président,
Peut-on construire un grand État, alors que son tissu productif est en prison ? Peut-on lutter contre le chômage et la pauvreté, alors que les usines ferment, les fonds sont gelés,les ouvriers licenciés, et les initiatives enterrées ……
Oui, certains hommes d’affaires ont fauté. Peut-être gravement. Mais un État fort et lucide ne punit pas tout le monde, ne détruit pas toute une maison parce qu’elle a une fissure, ne brûle pas la terre pour tuer une mauvaise herbe.
Un État fort répare, juge avec justice, fait la différence entre le crime et la mauvaise gestion, entre celui qui a détruit le pays et celui qui a contribué à le bâtir.
Monsieur le Président,
Depuis 2011, nous avons tant perdu : la confiance, les institutions, l’économie, l’espoir. Allons-nous maintenant perdre les derniers piliers de notre économie nationale ?
Allons-nous perdre ceux qui peuvent encore construire des écoles, des hôpitaux, des centres de formation, des usines, des emplois ?
Les hommes d’affaires sont une ressource pour l’État, pas un fardeau.
Donnez-leur une seconde chance. Pas par complaisance, mais par intérêt national.
Permettez-leur de payer ce qu’ils doivent… un montant raisonnable, réaliste.
Pas une punition collective, ni des chiffres irréels.
Puis laissez-les retourner au travail.
Leur retour ne sert pas que leurs intérêts…
Il signifie aussi le retour de mille ouvriers à leur emploi.
Le retour à une vie arrêtée. À des villes mortes. À des familles dispersées.
Je ne demande pas l’effacement des accusations, ni l’innocence de ceux qui ne l’ont pas encore prouvée.
Je demande une chance équitable, un mécanisme rapide, une véritable réconciliation.
Je demande qu’on traite ces dossiers avec réalisme, et non avec esprit de vengeance ou méfiance exagérée……."
Maroua Mkacher,
Fille de l’homme d’affaires Taoufik Mkacher,
Emprisonné depuis le 20 octobre 2023,
Sans accusation équitable, sans adieu, sans étreinte.
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