Opinion : Un rôle politique pour l’UGTT mais pas n’importe comment ! Par Dhouha Nasri

Opinion : Un rôle politique pour l’UGTT mais pas n’importe comment ! Par Dhouha Nasri

Le rapport entre le syndicalisme et la vie politique a toujours été un sujet de controverse sur la scène publique. Délimiter le périmètre d’intervention de la centrale syndicale semble être un travail d’Hercule au vu des chevauchements qui caractérisent sa structure et les missions dont elle est investie. La tendance générale qui place les mouvements syndicaux dans le volet de la défense des droits économiques et sociaux de la classe travailleuse ne rime pas avec la réalité socio-économique et les mutations que subissent les différents mécanismes qui régissent le processus de la prise de décision au sommet de l’état, notamment pour un pays qui traverse une phase de transition démocratique où tous les piliers du développement sont sujets à des chantiers de reconstruction. Des chantiers qui nécessitent que tous les acteurs s’y investissent massivement. Autant dire que la défense des intérêts de forces vives de la nation à travers l’exercice d’un contrepouvoir conduit, inéluctablement, à s’impliquer dans la conception des choix stratégiques de l’Etat, du moins en tant que partie consultative. En témoigne le rôle de l’UGTT dans les différentes phases de notre histoire contemporaine.
On serait, par contre, amené à se poser des questions légitimes sur l’ampleur de l’immixtion de la centrale syndicale dans la gestion des affaires de l’état, la méthodologie de son implication dans la prise de décision et l’évaluation de son rôle dans la préservation de la paix sociale et la prospérité économique surtout pendant la phase postrévolutionnaire. Toute une philosophie du fonctionnement et un modèle interventionniste à revoir au prisme des changements radicaux de la sphère socio-économique.

L’UGTT à travers l’histoire : un rôle qui dépasse l’aspect revendicatif.

Il suffit de fouiller l’histoire de l’UGTT pour saisir la profondeur du rôle politique dans lequel elle s’était investie. Lequel rôle lui a été attribué depuis sa constitution : sa création en Janvier 1946 était dans le cadre de la phase cruciale de la lutte pour l’indépendance du pays aux côtés du mouvement de libération nationale dirigé par le parti Néo-Destour. Toutes les forces dynamiques y trouvaient une organisation « leader » pour mener le combat contre le colonisateur et bâtir, par la suite, les piliers de l’état moderne. Le chevauchement entre le politique et le syndical a été la particularité principale de la phase de la construction de l’Etat après l’indépendance. L’une des manifestations de ce chevauchement était peut -être la désignation de Habib Achour en tant que secrétaire général de l’UGTT alors qu’il était membre du bureau politique du parti au pouvoir. Conscients de l’ampleur de son ancrage populaire et de sa structure géographique et sectorielle diversifiée, le pouvoir en place visait à impliquer l’UGTT en tant qu’acteur politique privilégié comme ce fut l’objectif du Premier ministre Hedi Nouira lors de la mise en œuvre de son pacte social. Il aspirait à ce que l’organisation des travailleurs s’investissait dans son projet visant à libérer progressivement l’économie.

La centrale syndicale était un acteur majeur dans la définition des choix stratégiques et des orientations générales de l’Etat tous domaines confondus. Son rôle dépassait largement l’aspect revendicatif pour viser le développement de toute la société et la promotion des droits fondamentaux. Selon sa philosophie, l’amélioration des conditions de vie des citoyens passe obligatoirement par la fondation de tout un système qui garantit la prospérité et l’épanouissement économique et sociale de la communauté entière. Dès lors, agir sur le plan stratégique constituait pour l’UGTT une piste cruciale pour répondre aux différentes aspirations du peuple tunisien. Le rôle de contrepouvoir qui a été joué par la centrale syndicale s’est manifesté essentiellement dans les différents soubresauts qui avaient émaillé sa relation avec le pouvoir en place : L’une des stations les plus marquantes était la grève générale décrétée par l’UGTT en Janvier 1978 en réponse à la crise qui sévissait aux hautes instances de l’Etat et aux différentes tentatives de mise à genoux de la centrale syndicale. On pourrait aisément conclure que l’implication de l’UGTT dans les affaires politiques était une obligation inhérente à la nature même de ses missions et une nécessité dictée par le dynamisme de la vie politique.

L’UGTT et la révolution : un rôle de leadership déterminant

On n’exagère aucunement si l’on considère que la centrale syndicale représente le bastion de la révolution tunisienne. Sa profondeur régionale, sa diversification sectorielle et son poids historique ne pouvaient en aucun cas la laisser à la périphérie de ce tournant marquant dans l’histoire du pays. L’UGTT avait incarné le rôle de leader de ce mouvement populaire et ses différentes structures avaient encadré les manifestants dans toutes les régions. Il est à rappeler que la place de Mohamed Ali à Tunis avec son symbolisme historique était le point de départ des grandes manifestations de la capitale et notamment celle qui avait amené à la chute du régime de Ben Ali le 14 Janvier 2011. La présence de la centrale syndicale et son rôle de leadership était décisif et provoquait un séisme politique. La particularité de ce rôle était de permettre à la centrale syndicale de se ressourcer, d’exhumer son passé et de reprendre des forces après une période de fragilité sous l’ère de Ben Ali où elle avait plus au moins courbé l’échine face à la dictature. Son intervention dans le processus de la définition des politiques publiques se caractérisait d’une passivité morbide. Etre en première ligne de défense et guider un bouleversement politique étaient en conformité avec son rôle historique et ses vraies missions.

L’UGTT avait continué à jouer le même rôle de leadership pendant les dix dernières années. Si l’on rappelle les différentes stations que le corps syndical avait traversé : Kasbah 1 et 2, l’Assemblée nationale constituante, la lutte contre les mouvements salafistes et extrémistes, les diverses manifestations contre les politiques économiques et financières suivies par les gouvernements successifs. La centrale syndicale avait sauvé le pays un certain juillet 2013 d’une guerre imminente entre deux camps idéologiques adverses. Ce qui lui avait valu le prestigieux prix Nobel de la paix.

Il est tout à fait légitime que l’on serait amené à évaluer son rôle et son mode d’intervention qui étaient parfois controversés et teintés d’une empreinte politique partisane vu l’infiltration indéniable de cette structure par certains partis. Les différentes forces qui composent la centrale syndicale ne pouvaient qu’influencer ses décisions et ses démarches dans la mise en œuvre de ses missions.

L’UGTT face à la crise socio-économique : la nécessité d’innover

La révolution avait attribué au rôle politique de la centrale syndicale d’autres dimensions qui lui permettaient d’être un moteur de toute politique du changement à la tête de l’Etat. Désormais, la reconfiguration de la scène politique rompait avec l’avant-gardisme partisan. Le poids lourd du corps syndical imposerait un nouveau rapport des forces.

On pourrait facilement conclure à travers les différentes prises de positions de la centrale syndicale et son mode d’intervention sur la sphère publique que la progression vécue sur le plan politique marquée par une forte capacité de leadership était conjuguée à un rôle passif sur le plan économique. Au fait, l’UGTT est restée prisonnière d’un ensemble de dogmes idéologiques sur lesquels elle avait construit sa perception de la question socio-économique. L’innovation à laquelle nous avons assisté sur le plan politique s’éclipsait quand il s’agissait d’aborder le volet économique. Alors que la centrale syndicale jouait un rôle actif et devenait une force motrice dans le paysage politique, son rôle sur la sphère économique se limitait à la revendication salariale. Préserver la paix sociale et protéger le pouvoir d’achat étaient souvent les arguments avancés par l’UGTT pour justifier ses mouvements de revendication.

Néanmoins, le corps syndical ne s’est jamais posé des questions sur le prix de cette paix sociale. Lequel prix nous l’avons payé en termes d’inflation et de dégradation vertigineuse du pouvoir d’achat des citoyens. Il est évident que l’UGTT n’est pas encore en mesure de se remettre en question sur ce volet et de revoir sa stratégie d’intervention. Face à sa longue liste des lignes rouges guerrières à ne pas dépasser, la centrale syndicale n’arrive toujours pas à ouvrir les yeux sur les quatre vérités de l’économie tunisienne ni à repenser ses instruments de lutte pour s’adapter au nouveau paradigme socio-économique et aux défis majeurs auxquels notre pays fait face. L’UGTT gagnerait à repenser ses démarches et à être une force de réforme et de proposition au lieu de se contenter de réagir face aux politiques publiques et de revendiquer des augmentations salariales qui ne font que cristalliser la crise et alimenter le cercle vicieux de l’impôt-inflation.

Il serait beaucoup plus judicieux d’ouvrir les yeux sur la vérité de la faillite qui menace le pays et la cohésion sociale si rien n’était fait. Se retrousser les manches pour sauver l’économie et proposer des réformes viables deviennent une nécessité et un exercice obligatoire pour le corps syndical si l’on cherche vraiment à préserver la fameuse paix sociale. Il serait beaucoup plus judicieux de proposer un plan de réformes pour mettre un terme au spectre de défaillances des entreprises publiques et au pléthore des employés à la productivité déclinante au lieu d’imposer des lignes rouges et d’avorter toute tentative de reconstruction de ces entités économiques sous prétexte de protéger les « bijoux » de la nation du monstre de la privatisation.

Il serait beaucoup plus judicieux d’apporter des solutions fiables et plausibles pour la réforme des caisses sociales et du système de la compensation au lieu de s’attaquer aux institutions de Bretton Woods et d’accuser les gouvernements successifs de vouloir suivre une politique libérale sauvage. Il serait beaucoup plus judicieux d’inciter les employés à améliorer leur productivité et d’imposer aux responsables de l’Etat de contrôler les circuits de distribution et de mettre fin aux activités mercantiles et aux pratiques anti-concurrentielles que de descendre dans la rue pour revendiquer des miettes d’argent qui seront dévorées par l’inflation. Il serait beaucoup plus judicieux d’essayer d’ouvrir les grands dossiers des entreprises publiques et de s’ouvrir aux propositions de sauvetage y compris la privatisation et le PPP. L’heure n’est plus pour les dogmes et les moules idéologiques figés. Elle est plutôt pour le pragmatisme et l’ouverture sur l’innovation et la reconstruction avec des nouveaux outils et de nouvelles méthodologies.

Dhouha Nasri

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