Où sont allés les milliards de l’aide européenne à la Tunisie ?

Où sont allés les milliards de l’aide européenne à la Tunisie ?

Dans son dernier numéro(79 de septembre/ octobre 2018) le magazine français la Revue, une publication du groupe Jeune Afrique lancée en 2005 par Béchir Ben Yahmed et dirigée par lui, a consacré un long article à l’aide européenne à la Tunisie, sous le titre « Mauvaise gouvernance à la tunisienne ». Au total, 2 433 millions d’euros, soit environ 7 300 millions de dinars tunisiens ont été déboursés en sept ans (2011-2017), entre dons (1 6033 millions d’euros) et prêts.

Selon l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) fait état du départ volontaire de 95 000 jeunes cadres tunisiens depuis la chute du régime de l’ancien président Ben Ali, en janvier 2011, pour faire leur vie ailleurs, dont 84 % en Europe. En voici quelques extraits.

Mais où est allé tout cet argent et quel est son impact sur la vie des Tunisiens ?

« Premier pays au sud de la Méditerranée à signer avec l'UE un accord d'association, et à intégrer la zone de libre-échange, la Tunisie reste l'un des premiers bénéficiaires de l'aide et de l'assistance européennes. Cette assistance s’est renforcée au lendemain du 14 Janvier 2011, conférant au pays le statut de « partenaire privilégié » dès 2012. Un plan d’action étalé sur la période 2013-2017 a été adopté. Défini par l’UE comme « feuille de route ambitieuse qui traduit la volonté de la Tunisie de développer les réformes dans tous les domaines», il est censé sauver le pays en pleine tempête, secoué par une crise sociale et économique profonde…

Les fonds de l’UE ont été alloués de plusieurs façons : « un appui budgétaire général et sectoriel, un prêt au titre de l’assistance macro financière (AMF) et le financement de projets indépendants ».

Selon la délégation de l’Union européenne en Tunisie, cette aide a, depuis 2011, changé de volume et de nature. Avec trois principaux objectifs : « accompagner la transition démocratique et la décentralisation, renforcer l’insertion de la Tunisie dans l’économie mondiale et celle des jeunes dans la vie économique, lutter contre les déséquilibres régionaux et sociaux qui minent la cohésion sociale et fragilisent la Tunisie nouvelle »...

A la fin de l’année 2016, l’Union Européenne a décidé d’élever « le niveau de référence de l’aide à 300 millions d’euros par an sur la période 2017-2020 en fonction de l'avancée des réformes associées, soit 1,2 milliard d’euros maximum ». Au total, 2 433 millions d’euros, soit environ 7 300 millions de dinars tunisiens (1 euro vaut 3 dinars) ont été déboursés en sept ans (2011-2017), entre dons (1 6033 millions d’euros) et prêts. Ces efforts jugés « considérables » pour un pays qui compte 11 millions d’habitants, demeurent, néanmoins, « proportionnés aux défis du changement », d’après la délégation de l’Union qui, en plus de cela, a utilisé « le levier du commerce », pour assurer, par exemple, « la stabilisation » du secteur de l’huile d’olives en augmentant le volume d’importation.

Sans parler de la communauté internationale qui, selon le FMI, « choie la jeune démocratie » tunisienne avec pour « obsession » sa « stabilité ». Au total, les engagements en cours pour la Tunisie dépassent les « 15 milliards d'euros », selon le commissaire du voisinage Hahn, soit « 46 milliards de dinars ».

Impact dilué

Mais où sont allés ces fonds et ont-ils eu un impact réel sur la vie des Tunisiens ? La Cour des comptes européenne a alerté, dans un rapport publié en 2016, fruit d’audit effectué entre mars et juillet de la même année, sur « le manque de contrôles », relevant qu’aucune « évaluation officielle des finances publiques n’a été effectuée », en raison, notamment, de la souplesse des « conditions de décaissement ». Sans aller trop loin, elle relève, néanmoins, que « les fonds ont été en général dépensés à bon escient, étant donné qu’ils ont contribué de manière significative à la transition démocratique et à la stabilité économique en Tunisie après la révolution » et ce, en dépit de « plusieurs déficiences » constatées. Elle ajoute que « la Commission a mis plusieurs années à trouver une solution, ce qui signifie que l’impact potentiel de ses fonds a été dilué et qu’il a été difficile de gérer ses nombreuses activités ». Le rapport pointe du doigt la lenteur de la mise œuvre des réformes importantes et qui est dû aux « multiples changements de gouvernement ainsi qu’à l’ampleur des nombreux défis à relever ». En sept ans, la Tunisie a, en effet, connu sept gouvernements successifs. Ils n’ont réussi que peu ou prou à faire face aux innombrables difficultés et aux blocages à tous les niveaux...

Un plan quinquennal  de développement (2016-2020) définissant les priorités pour servir de feuille de route et d’une vision stratégique a été adopté, mais il a péché par un manque de suivi et dévaluation, ce qui a engendré un retard, parfois considérable dans la réalisation de certains programmes dont les délais ont été allongés de « 70 % par rapport au calendrier initialement prévu » et  ont fortement handicapé la mise en place de grandes réformes, politiques, économiques et sociales. C’est pourquoi, le rapport de la Cour des comptes européenne recommande de « subordonner les versements à la réalisation satisfaisante des différentes mesures et à l’obtention de bons résultats concernant les indicateurs de performance, plutôt qu’à l’accomplissement de progrès en général ».

Endettement record

 L'endettement extérieur du pays a atteint un taux record de 78% de son PIB au premier semestre 2018. Le FMI n'exclut pas que la barre des 100 % soit franchie au cours des prochaines années. Déjà chaque citoyen tunisien, enfant ou adulte, est redevable d'un montant de 7042 dinars(2340euros) contre 6032 dinars( 2000 euros) au cours de la même période de 2017. Pour honorer les services de sa dette, la Tunisie doit consacrer 12,5% de l’ensemble de ses recettes courantes.
Dans son « Country Report » de 93 pages, publié, en le 10 juillet 2017, le Fond Monétaire International, FMI, a tiré la sonnette d'alarme. « La transition politique », lit-on dans l'introduction, «se poursuit en Tunisie, mais le mécontentement demeure élevé parmi les citoyens…Les investissements restent insuffisants, handicapés qu'ils sont par diverses déficiences structurelles, un taux de change surévalué et une perte de confiance suscitée par les attaques terroristes de 2015. [...] Les dérapages du budget de l'Etat continuent de creuser le déficit courant »...

95 000 jeunes cadres ont fui le pays

L’impact de cette assistance n’est pas tout à fait palpable au niveau social. La Tunisie a, souvent, été secouée par des mouvements sociaux parfois de grande ampleur qui ont, par moments, bloqué la production de pétrole et de phosphates, notamment. Près de 8000 mouvements ont été recensés pour la seule année 2017 par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux. Ces mouvements, souvent ponctués par des heurts entre manifestants et forces de police et qui ont, des fois, dégénéré en émeutes, sont l’expression d’un malaise social profond chez des populations durement frappées par le chômage et la pauvreté. Ils sont portés par des jeunes en proie à la précarité et à l’exclusion...

Alors que l’on parle d’une forte assistance fournie par les partenaires de la Tunisie en vue, notamment, d’améliorer les conditions de vie et pour soutenir la création d’emplois, les jeunes tunisiens sont frappés de plein fouet par le chômage avec une moyenne nationale de 15,4% et de fortes disparités régionales (de 6 à 30%). Le nombre des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur qui sont en chômage est estimé à près de 265 000 avec un taux de 30%. Premières victimes de la dégradation de situation économique, ils sont de plus en plus enclins à quitter le pays à la recherche d’un monde meilleur. Dans un rapport publié en novembre 2017, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) fait état du départ volontaire de 95 000 jeunes cadres tunisiens depuis la chute du régime de l’ancien président Ben Ali, en janvier 2011, pour faire leur vie ailleurs, dont 84 % en Europe. Il s’agit principalement, selon le même rapport, de « diplômés de haut niveau tentés par des perspectives d’avenir plus prometteuses que celles que leur propose la Tunisie »...

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