Pourquoi il faut combattre la normalisation avec l'état sioniste: Pour une commission d'enquête parlementaire !

Pourquoi il faut combattre la normalisation avec l'état sioniste: Pour une commission d'enquête parlementaire !

Par Ahmed Abbes

Cet été, la Tunisie a été le théâtre d'une bataille contre la normalisation avec l'état sioniste. Les forces de progrès ont remporté une victoire qualifiée de « première dans le monde arabe » par le Comité National du Boycott en Palestine (BNC) . Restée quasiment inaperçue de nos concitoyens, elle pourrait néanmoins devenir un tournant du conflit arabo-sioniste.

I. LES FAITS   

Le 31 juillet, la « Campagne Tunisienne pour le Boycott Académique et Culturel d'Israël » (TACBI) apprenait que le Cornelius A, navire exploité pour le compte de la compagnie de transport maritime israélienne ZIM, devait accoster au port de Radès le 5 août. Le navire appartient à l’armateur turc Arkas avec lequel ZIM a conclu un accord de partage de navires (Vessel Sharing Agreement). Il en est alors à son douzième (sic) voyage entre les ports de Valence (Espagne), Algesiras (Espagne) et Radès pour le compte de ZIM. Le site web de ZIM indiquait par ailleurs, dans une information consultable début août mais effacée depuis, que le Cornelius A avait déjà fait des escales régulières à Radès entre septembre 2017 et juillet 2018. Ces voyages s'inscrivent dans le cadre d'une ligne maritime régulière de ZIM entre Haïfa (port de l'Israël d'aujourd'hui) et Radès via le port de Valence. La première partie du trajet, entre Haïfa et Valence, est assurée par un bateau ZIM, tandis que la seconde, entre Valence et Radès, est confiée au navire battant pavillon turc. 

Ces révélations ont déclenché une mobilisation citoyenne encadrée par  l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) et saluée avec reconnaissance par les principaux syndicats palestiniens. Celle-ci a finalement eu raison des deux tentatives du Cornelius A d'accoster à Radès et a obligé l’entreprise ZIM à suspendre, pour une durée indéfinie, ses activités commerciales dans ce port.

TACBI a aussi révélé que ZIM avait régulièrement utilisé non seulement les services du Cornelius A d'Arkas, mais aussi ceux d'un navire battant pavillon caribéen, l’Allegro, pour transporter des marchandises entre Haïfa et Radès, aussi bien en import qu’en export. Ce bateau a effectué des tournées régulières vers Radès depuis des mois, voire des années, dans le cadre du programme ZIM.
 
II. PREMIÈRES LEÇONS

Il est encore trop tôt pour évaluer la portée de cette victoire contre la normalisation cachée avec l'état sioniste. Mais nous pouvons déjà en tirer quelques enseignements. 

– Cet épisode rappelle, avec une cruelle clarté, les progrès de la normalisation rampante des relations de notre pays avec l’État colonial sioniste. Chose peut-être la plus humiliante : les entreprises israéliennes n'ont plus besoin de se cacher pour pénétrer dans notre pays. Les programmes de leurs échanges réguliers avec certaines de nos entreprises sont affichés publiquement comme des trophées de victoires. 

– Cet épisode rappelle aussi que pour les sionistes, nous sommes, en tant qu’Arabes et en tant que Tunisiens, déjà plus ou moins morts, en tout cas incapables de la moindre résistance, y compris face à une entreprise aussi complice des crimes sionistes que peut l’être  ZIM. Depuis sa fondation en 1945, cette entreprise a déplacé en Palestine occupée des centaines de milliers de colons sionistes du monde entier. Elle a ainsi directement soutenu et facilité le processus de nettoyage ethnique, qui a consisté à déporter les Palestiniens hors de leurs terres et à les remplacer par des étrangers. ZIM a également joué un rôle important dans le transfert d’armes et de matériel à l’armée d’occupation pour les utiliser contre le peuple palestinien et les peuples arabes.

– Mais la société civile tunisienne a surpris les sionistes. Ce n'était pourtant pas la première fois que la Tunisie jouait le rôle, au plan international, de fer de lance des forces de progrès : l’alliance des forces vives de la société civile qui a permis de vaincre ZIM a rejoué la partie victorieuse de 2011. Forte de sa légitimité historique, de sa représentativité et de sa structure démocratique, l'UGTT a pu encadrer et protéger les revendications de la société civile, lors de la Révolution de janvier 2011 comme en août 2018.

– Il est par ailleurs toujours plus clair que la lutte pour les droits des Palestiniens est menée de la manière la plus efficace non par des gouvernements apeurés et opportunistes, mais par les engagements moraux et éthiques de larges pans de la société civile.

– Il est enfin remarquable que depuis le début de l’affaire ZIM, face à l'inaction manifeste des autorités, TACBI et l'UGTT ont demandé l'ouverture d'une enquête parlementaire, afin que soient révélées les véritables activités de ZIM en Tunisie, ainsi que celles  de toutes les entreprises tunisiennes et étrangères qui facilitent son travail et utilisent ses services.

Cette commission, avec toutes les prérogatives reconnues par la loi, pourrait ainsi accéder aux  documents de tous les voyages organisés par ZIM en Tunisie, en particulier aux  manifestes (détail des cargaisons) détenus par l'Office de la Marine Marchande et des Ports ainsi qu'aux documents détenus par les douanes tunisiennes. Cette démarche s'inscrit dans la droite ligne de l'alinéa 4 du Préambule de la Constitution tunisienne de 2014 mise en place  « [...] en vue de défendre les opprimés en tout lieu et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ainsi que la juste cause de tous les mouvements de libération, à leur tête le mouvement de libération de la Palestine, et en vue de combattre toutes les formes d’occupation et de racisme ». Elle se fonde aussi sur le principe constitutionnel stipulant que « le  droit à l’information et le droit d’accès à l’information sont garantis par l’État » (art 32). 

III. POURQUOI PLUS QUE JAMAIS COMBATTRE LA NORMALISATION AVEC L’ETAT SIONISTE ?

Contre le pessimisme et la résignation, contre les lâchetés des uns et les petits arrangements des autres, mais aussi contre la trahison d’État, il faut que les Tunisiennes et les Tunisiens rejettent la normalisation avec l’état sioniste. Plusieurs raisons, stratégiques bien sûr, mais aussi juridiques et morales, l’imposent.

(1) La Tunisie s'est engagée à respecter l’embargo économique décrété par la Ligue des États Arabes. Celui-ci joue un rôle fondamental dans le soutien au peuple palestinien – qui, plus que jamais depuis 70 ans, est privé de son droit inaliénable à l’autodétermination. Le trafic mis en place par ZIM et ses partenaires nationaux et internationaux vise à contourner illégalement cet embargo. Il est donc illégal au regard du droit national. Comme tout trafic illégal, il a probablement été facilité par la corruption qui gangrène notre économie et le tissu social de notre pays. 

(2) Les entreprises qui facilitent les échanges de ZIM avec notre pays ou en profitent encourent un risque juridique pénal, et elles le font également courir à leurs collaborateurs, tant en droit tunisien qu’en droit international. En effet, ZIM a contribué et contribue encore, de manière active et délibérée, à la politique de colonisation des gouvernements israéliens successifs. Cette politique constitue un crime de guerre en droit international (art. 49§6 de la IVème Convention de Genève ; art. 85§4 (a) du Protocole I additionnel ; art. 8, 2.b.viii, du Statut de Rome qui fonde la Cour pénale internationale auquel la Tunisie a adhéré le 24 juin 2011). Ce risque juridique est aggravé par le fait que les conteneurs transportés par ZIM peuvent contenir des produits des colonies israéliennes en Cisjordanie. Cette éventualité est impossible à exclure, en raison même de la politique israélienne d’effacement de la ligne verte et d'intégration des colonies dans le système économique, social, juridique et politique israélien. Or, des juristes internationaux, Human Rights Watch et Amnesty International ont clairement indiqué que les gouvernements qui facilitaient ou participaient à tout commerce dans ou avec les colonies ne remplissaient pas leurs obligations en matière de respect du droit humanitaire.

(3) Le 9 juillet 2004, la Cour internationale de Justice de La Haye a rendu, à la demande de l’Assemblée générale des Nations Unies, un Avis sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé,  qui indique que:

1.le mur de séparation ainsi que les colonies de peuplement israélien construits en territoire palestinien occupé sont illégaux au regard du droit international;

2.Il est de la responsabilité de chaque État membre de la communauté internationale, mais également des organisations internationales, de faire respecter le droit international à l’État d’Israël. La Cour précise bien qu’il s’agit d’un devoir qui pèse sur chaque État membre de la communauté internationale.

Cette obligation implique d’exercer toutes les formes nécessaires de pression et de sanctions, dans le respect du droit international et de la Charte des Nations Unies, contre l’État d’Israël, pour qu’il se conforme à l’Avis de la Cour. Ces pressions doivent aussi être exercées contre les entreprises qui contribuent à la mise en œuvre de la politique israélienne de colonisation.
 
En laissant se développer une normalisation semi-clandestine avec l’État sioniste, l’État tunisien viole donc aussi bien la Constitution tunisienne de 2014 que ses obligations stipulées par le droit international.

(4) On ne mentionnera finalement que pour mémoire, tant la chose est évidente, ce que la morale nous impose. Notre pays a toujours affiché son soutien indéfectible à la cause palestinienne. Après 70 ans de Nakba quotidienne et continue pour le peuple palestinien, il est temps de transformer nos slogans en actes. Face à la complicité des puissances mondiales avec les politiques de colonisation et d'apartheid israéliennes, au cynisme de leurs dirigeants, au soutien avéré de certains régimes arabes et à l'indifférence des autres, BDS est aujourd'hui le seul instrument viable pour changer la donne. Comme l'a récemment écrit Richard Falk, « toute personne ressentant un sentiment de responsabilité pour libérer le peuple palestinien de l’épreuve dont il souffre quotidiennement n’a aucune excuse pour ne pas soutenir le BDS ». 

APPEL AUX REPRÉSENTANTS DE LA NATION TUNISIENNE

Nous appelons donc solennellement les représentants du Peuple tunisien à ouvrir une commission d’enquête sur les agissements passés et récents de la société ZIM en Tunisie.

Nous demandons instamment que soient révélées toutes les activités de ZIM en Tunisie.

Lumière doit être faite, plus généralement, sur les relais et les partenaires des entreprises israéliennes dans notre pays.

Des sanctions doivent être prises contre les éventuels collaborateurs avec l’État colonial sioniste.

Le droit international, notre Constitution et la morale l’imposent.

« L’ennemi n’est pas entré par nos frontières…, mais il s’est infiltré comme des fourmis… à travers nos défauts ». 

Ahmed Abbes est directeur de recherches au Centre National français de Recherche Scientifique (CNRS) et l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques (IHES) à Paris, le Secrétaire de l’Association Française des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (AURDIP) et membre de la Campagne Tunisienne pour le Boycott Académique et Culturel d'Israël (TACBI).
 

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