Quand Marzouki répond à la lettre ouverte de Gilbert Naccache !

Quand Marzouki répond à la lettre ouverte de Gilbert Naccache !


Nous avions publié lundi sur Espace Manager une lettre ouverte du penseur de gauche tunisien, Gilbert Naccache, à l'adresse des deux candidats au second tour de la présidentielle. Lettre dans laquelle, il appelle, entre autres,les deux candidats à réaliser les objectifs de la révolution une fois, à la tête de Carthage. La réponse de Marzouki ne s'est pas fait attendre.

Sur son compte Facebook, le candidat à la présidentielle Moncef Marzouki, vient de publier une longue réponse que nous reproduisons ici dans son intégralité:

"Bonjour Gilbert! Permets-moi de t’appeler par ton prénom et de te tutoyer car c’est toujours ainsi que nous avons fonctionné et ma position comme la tienne ne change rien à l’ancienne amitié qui nous a toujours liés.

Dois-je te renouveler trente ans après mes remerciements pour m’avoir reconnu, moi l’illustre inconnu, en acceptant - lors de ta brève carrière d’éditeur - de publier en 1981, à tes grands risques et périls, mon premier livre en français: le médecin et la mort. Dois-je te dire aussi toute l’admiration que j’ai pour ta constance et ta fidélité à tes principes de gauche.

Comme tu le sais, j’ai appartenu moi aussi à ce peuple de gauche dans les années 70. Je suis allé en Chine en 1975 quand c’était un pays fermé. J’en ai ramené des idées pour la santé communautaire que j’ai vainement essayé d’implanter dans le pays, la santé étant pour moi le droit de tous et non le privilège de certains.

D’ailleurs quand la dictature a dissous mon service de médecine communautaire en 1996 (avant de me chasser de la faculté de médecine de Sousse en 2000), c’était au prétexte que je faisais de la médecine «communiste» et non de la médecine communautaire.

J’ai quitté ce peuple de gauche progressivement quand je l’ai vu de plus en plus obsédé par la question idéologique et de moins en moins intéressé par la question sociale. Quelle tristesse de voir des gens très bien devenir par haine de l’islamisme les alliés puis des agents de la dictature et du capital corrompu. Cela m’a indigné, cela m’a fait mal, cela m’a paru stupide et contre nature. De toutes les façons, J’avais fait mon choix dès les années 80. Être de gauche c’est ne jamais quitter la question sociale et chercher des compromis dignes sur la question idéologique, l’ennemi étant l’exploitation et non l’islamisme qui n’est que l’une de multiples formes de l’opposition à l’ordre établi.

Cette gauche qui par haine de l’islamisme (peut-être aussi par jalousie), s’est délabrée progressivement, s’est dévoyée et a fini comme tu le sais. Je me réjouis de voir que tu n’as pas fait partie du naufrage car toi aussi tu ne t’es jamais trompé sur la nature de l’ennemi : la dictature et la pauvreté.

Mes principes de gauche, je les ai appliqués dès mon arrivée à Carthage. J’ai raclé les fonds de tiroirs et pu mobiliser 2O millions de dinars pour l’amorce d’un programme de lutte contre cette pauvreté qui enserre à la manière d’une hydre deux millions de nos concitoyens.

Un vaste réseau associatif est en train d’être mis en place pour lancer des petits projets émanant des communautés locales à la Brésilienne.

J’ai d’ailleurs envoyé mes collaborateurs au Brésil et sollicité l’aide de ce pays expert en lutte contre la pauvreté. Déjà Cinq mille trois cents postes de travail ont pu être financés et ma grande ambition c’est d’étendre ce programme à tout le pays et de faire de la Tunisie un autre laboratoire de l’économie solidaire et alternative.

Me voilà prêt à répondre à tes questions. Pour ce faire, je ne vais pas aligner les promesses, qui comme tu le sais n’engagent que ceux qui y croient. Je vais simplement te dire ce que j’ai fait ces trois dernières années à Carthage en espérant que, toi aussi, tu adhères à ce principe : Pour savoir ce qu’un homme va faire les dix prochaines années, regarde ce qu’il a fait les dix dernières.

Commençons par ta première préoccupation : Protéger les libertés des Tunisiennes et des Tunisiens. Cher Gilbert, Demande-t-on à une mère si elle compte bien élever ses enfants, à un médecin s’il va soigner ses patients, à un violoniste s’il aime le violon ?

La réponse à ta préoccupation se trouve dans le combat de trente ans pour les droits de l’homme dans l’opposition et leur défense pendant mes trois années à Carthage.

Permets-moi donc de passer à la suite.Tu me poses la question de la reconnaissance de la place des martyrs et des blessés.Je ne peux que rappeler ce que j’ai fait et ce dans le cadre d’un processus que je compte poursuivre aussi loin que nécessaire.

J’ai reçu les blessés et leurs familles un très grand nombre de fois pour les écouter, les réconforter et régler les divers problèmes et les factures médicales.

La moitié des fonds secrets (500.000 dinars annuellement) a été dévolue ces trois dernières années aux soins de ces blessés (l’autre moitié étant dévolue aux aides ponctuelles aux citoyens les plus nécessiteux).

Je suis intervenu personnellement pour faire hospitaliser à l’étranger les cas les plus graves. Ma femme est allée en voir certains hors caméra. Elle a suivi à Paris en tant que médecin la prise en charge médicale de certains.

En matière de réparation symbolique, j’ai eu à examiner plusieurs projets de monuments à la gloire des martyrs et je compte bien faire aboutir un de ces projets à la place de l’horloge.

Tout ce programme continuera les années à venir si je suis toujours à Carthage, et si je n’y suis pas je veillerai à ce que les blessés ne soient ni oubliés ni soumis à la vindicte. Crois-le ou non, certains m’ont dit que, dès l’annonce des résultats des législatives, ils ont été menacés, moqués et vilipendés.

Tu as raison de te faire du souci pour l’instance Vérité et Dignité…mais pas si c’est moi le locataire de Carthage et pour cause: J’ai tout fait pour que la justice transitionnelle ne soit pas enterrée.

J’ai accompagné au jour le jour la naissance de la structure. Je lui ai fourni tout ce que je pouvais comme aide et soutien. J’ai appelé Sihem Ben Sedrine pour lui dire: selon la loi, tous les dossiers de la présidence sont à votre disposition. Disposez.

La souveraineté populaire dans la décentralisation et le pouvoir local est pour moi comme pour toi le socle d’une vraie démocratie. La pire erreur de la Troïka est d’avoir refusé ma proposition d’organiser les élections municipales, en prétextant que nous n’aurions besoin que d’une année pour écrire la Constitution alors que j’avais prévenu, sur la base de précédents historiques, qu’il en faudrait trois.

On voit le résultat. J’ai tout fait pour que le principe de la décentralisation soit inscrit dans la Constitution et je suis heureux qu’il y figure.

J’ai organisé de nombreuses réunions d’expert et le projet de loi instituant six régions est prêt (les régions Sud, Grand Tunis, Sfax- centre, Nord-Ouest, Cap Bon et Sahel).

Reste ta dernière préoccupation : L’écoute des Tunisiens « d’en bas »...Permets-moi de te dire que ces trois dernières années je n’ai cessé de sillonner le pays y compris ses régions les plus reculées.

J’ai aussi reçu à déjeuner tous les vendredis, des centaines de citoyens des quartiers populaires de Tunis, des villes et des villages de l’intérieur ainsi que les associations travaillant sur le terrain.

Pour la petite histoire, il y a eu quelques couacs au début. Des citoyens intimidés repartaient sans avoir rien mangé. Comment faire avec ces crevettes qu’ils ne connaissaient pas ? C’est quoi ces plats inconnus et bizarres ? Que faire des rince-doigts (certains en ont bu) .

J’ai piqué une de mes rares colères avec la gouvernante (une professionnelle attentive et méticuleuse). J’ai exigé des menus de chez nous (brik à l’œuf, couscous au poisson, fruits de saison) et la disparition du rince-doigts. Depuis, les choses se sont beaucoup améliorées : Échanges de fond, émouvants et respectueux et solutions autant que faire se peut de problèmes complexes accumulés dans la détresse des gouvernés, l’indifférence des gouvernants.

Le 8 Mars dernier, j’ai préféré fêter la journée de la femme en allant rendre visite à des ouvrières agricoles à Gboulat. Je les ai trouvées courbées dans la boue à travailler les artichauts : Le contact avec leur misère a été le même qu’avec une balle en plein cœur.

J’ai demandé à Hajer Lengliz d’inviter ces femmes pour le déjeuner du vendredi suivant en répétant mes ordres : surtout pas de crevettes, ni de rince-doigts.

J’ai reçu mes invitées (une vingtaine entre 40 et 50 ans, habillées modestement et très étonnées de ce qui leur arrivait) dans la magnifique salle à manger qui a une vue imprenable sur la mer à travers une large baie vitrée.

Au début du repas, on n’entendait qu’un silence gêné et quelques bruits de fourchettes. Puis il y a eu des chuchotements, des rires, des échanges. Seule ma voisine de droite restait bouche cousue refusant tout dialogue avec moi. J’ai cru qu’elle était intimidée par ma présence. Elle était fascinée par l’auguste présence de la mer qu’elle ne quittait pas des yeux, indifférente à ce qu’on mettait dans son assiette.

Monsieur le président, finit-elle par me dire, je vous remercie du fond du cœur de m’avoir permis de réaliser mon rêve : voir la mer...

Incrédule je lui ai demandé : Vous n’avez jamais vu la mer ? Non c’est la première fois… et j’aimerais la voir de plus près.

J’ai fait accélérer le service et proposé au groupe de venir faire un tour dans les jardins du palais qui donnent directement sur la mer. Nous nous sommes approchés jusqu’à la rangée de barreaux qui délimite le palais et où viennent se briser les vagues. Là, nous nous sommes arrêtés quelques minutes. Mon invitée a pris les barreaux à pleines mains comme si elle voulait les arracher et aller tâter cette chose extraordinaire qui déployait devant ses yeux éberluées sa terrifiante beauté.

Brusquement, moi qui ne regarde plus la mer, je suis redevenu l’enfant que son père a pris un jour par la main pour lui présenter la mer, pour le présenter à la mer. C’était à Gabès car, comme tout le monde le sait, à Douz nous ne connaissons que les mers de sable.

Deux êtres, une femme de cinquante ans, un enfant de cinq ans se réveillant dans un adulte fatigué, admiraient bouche bée la mer du début du monde, la mer du début de l’homme.

Puis nous sommes rentrés au palais en silence. Je n’ai pas osé demander combien d’autres femmes n’avaient jamais vu la mer. Gboulat est à deux heures de voiture de la côte.

Parfois, je me dis que je pourrais être vaincu par la machine à fric, à intimidation, à diffamation, à manipulation… la machine RCD financée par les compradores du dedans et du dehors.

Je me dis que je pourrais fort bien retrouver l’âpre exil, redevenir le reclus assiégé par la haine nauséabonde. Pire, je pourrais finir dans une cellule comme Morsi, les grands démocrates et les non moins grands réconciliateurs nationaux me promettant des procès vengeurs (espérons que ce ne sera pas au titre d’intelligence avec Hamas et autres terroristes fictifs).

Mais je suis certain d’une chose. Il me suffirait dans ces cas de me remémorer les yeux émerveillés de cette femme dont j’ai réalisé le modeste rêve pour retrouver une immense paix intérieure. Je me dirai alors : je n’ai échoué qu’à la marge, j’ai réussi l’essentiel.

Puis ces moments de doute se dissipent comme se dissipent les nuages sombres de l’orage avorté. Je n’arrête pas de me répéter en ces moments où l’avenir du pays se joue : je dois vaincre non pour moi, car je n’ai plus rien à prouver ou à arracher à la vie. Je dois vaincre pour elle, pour elles, pour eux tous, surtout pour nos jeunes afin que cette mer si merveilleuse ne soit pas l’ultime barrière d’une prison à ciel ouvert encore moins leur cimetière, mais le prolongement de leur espace vital et leur terrain de jeu.
Fraternellement."

Mohamed Moncef Marzouki.
Carthage le 1-12-2014