Sophie Bessis au « Monde » : Incarnant une mission quasi-messianique, Saïed va instaurer un régime hyper-présidentialiste

 Sophie Bessis au « Monde » : Incarnant une mission quasi-messianique, Saïed va instaurer un régime hyper-présidentialiste

La politiste Sophie Bessis a estimé samedi dans une « tribune » publiée par le quotidien français « Le Monde », qu’après la publication du projet de Constitution qui devait être soumis à un référendum populaire, le 25 juillet 2022, « le doute, aujourd’hui, n’est plus permis. En un an, le régime tunisien a changé de nature. Au cours des derniers mois, le chef de l’Etat a démantelé l’édifice institutionnel consacré par la Constitution de 2014 et s’est attaqué à l’ensemble des contre-pouvoirs censés prévenir tout retour à l’autoritarisme.

« Le texte de 2014 avait sans doute besoin d’être amendé, de même qu’une loi électorale interdisant toute possibilité de majorité stable. Mais qu’on ne s’y trompe pas. En mettant en place une nouvelle architecture institutionnelle, en ayant recours à une rhétorique nationale-populiste exacerbée reposant, entre autres, sur une nouvelle conception des rapports ¬entre la religion et l’Etat, c’est l’ensemble des orientations qui gouvernent la Tunisie depuis son ¬indépendance que M. Saïed a ¬décidé de balayer » ajoute-t-elle.

Et de poursuivre : « Sur le plan institutionnel, le ¬régime hyper-présidentialiste qui s’annonce peut apparaître comme un simple retour à la situation prévalant avant 2011. En revanche, le nouveau système d’assemblées, que devrait entériner le prochain texte constitutionnel, prévoyant l’élection au suffrage direct d’assemblées ¬régionales et la création d’un ¬conseil économique, social et environnemental, aux prérogatives encore floues, risque de réduire drastiquement le pouvoir de la future Assemblée nationale, et d’introduire des conflits de légitimité entre les différents niveaux de la représentation populaire. En somme, seul le président aurait, dans cette construction, une légitimité incontestable. C’est sans nul doute ce que souhaite le chef de l’Etat, convaincu que sa mission quasi messianique est d’incarner le « peuple».

Après les échecs successifs d’une « consultation nationale » n’ayant mobilisé que7 % du corps électoral et d’un « dialogue » récusé par la majorité des forces ¬politiques et par la puissante centrale syndicale UGTT, c’est donc un homme seul qui a sollicité quelques juristes pour écrire, en à peine trois semaines, cette Constitution répondant à ses vœux, qui devrait être adoptée par référendum le 25 juillet. La modification de la loi sur l’Instance supérieure indépendante pour les élections, acquis essentiel de la Tunisie post-révolutionnaire, place en outre cette dernière sous sa tutelle, rendant ainsi problématique la transparence du scrutin référendaire.

La politiste a écrit encore, « M. Saïed, qui a toujours fait montre d’une religiosité ostentatoire, a également décidé de mettre fin à ce qu’il considère visiblement comme une anomalie. Dès son élection, en 2019, il avait défendu le maintien de l’inégalité successorale entre hommes et femmes en se référant à la prescription coranique en la matière. Il va désormais plus loin, contrairement à ce qu’ont naïvement cru nombre d’observateurs occidentaux au vu de l’éventuelle suppression de l’article premier des Constitutions de 1959 et de 2014, faisant de l’islam la religion de l’Etat tunisien. Lors d’une allocution prononcée devant des pèlerins en partance pour La Mecque, il a en effet déclaré, le 21 juin, que l’Etat devait œuvrer à « l’accomplissement des objectifs de l’islam et de la charia » en promettant que sa Constitution ferait de la Tunisie une « nation musulmane ».

"Réussira-t-il là où le parti ¬Ennahda a échoué en 2012, en se voyant contraint, sous la pression de l’opinion, de retirer toute mention de la charia dans son projet de Constitution ? En soutenant le chef de l’Etat au prétexte qu’il a coupé les ailes au parti ¬islamiste, de nombreux « modernistes » n’ont pas vu que, derrière la rivalité politique opposant -M. Saïed à ce dernier, se cache une vraie parenté idéologique qui risque, sur ce plan comme sur d’autres, de renvoyer la Tunisie des années en arrière", souligne-t-elle.

Et Sophie Bessis de conclure : « Un pouvoir autoritaire ne s’embarrassant plus d’aucun garde-fou, une nation ramenée à un simple segment de l’Oumma (la communauté des musulmans) et le Coran dictant la loi, il semble que ce soit cette nouvelle Tunisie que le chef de l’Etat a hâte d’édifier après avoir détruit les fondements de l’ancienne. Auquel cas il aura mis fin à cette indéfinissable mais réelle singularité, cette fameuse « tunisianité » qui, au sein du monde arabe, caractérise depuis si longtemps le pays dont il s’est institué le guide ».

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