Tunisie: De la moralisation de la vie politique*

Tunisie: De la moralisation de la vie politique*

La dernière intervention du chef du gouvernement qui n’a duré qu’une bonne quinzaine de minutes n’est pas passée sans susciter de multiples réactions, entre soutiens et critiques parfois acerbes et aigris comme le fait de le qualifier de « tyran ». Alors que nous vivons dans une démocratie qui, malgré les difficultés, tend à s’ancrer de jour en jour.  Ni Youssef Chahed ni ses prédécesseurs ne se sont emparés du pouvoir par la force et ne l’ont pas exercé de manière absolue et oppressive, non plus. Un dérapage langagier qui n’honore pas son auteur, pourtant connu pour son militantisme et sa longue expérience politique.

Toutefois, la plupart des commentateurs et des politiques ont concentré leurs analyses et leurs critiques sur la feuille de route annoncée par le chef du gouvernement pour les six prochains mois. Et sans trop s’attarder sur la communication gouvernementale, qui a souvent péché par un manque d’anticipation et de cadrage, notamment sur des sujets brûlants, considérés comme des revendications capitales pour les Tunisiens, je dirais que certains ministres se sont, souvent, englués dans une sorte de cacophonie qui ne fait qu’ajouter à la confusion et au doute, et parfois même dans un « galimatias inintelligible et à celui qui le fait et à celui qui l'écoute », pour citer Boileau.

Mais c’est plutôt son appel à la mise en place d’une charte éthique politique en prévision des prochaines élections pour déterminer les principes de l’action politique sans discrimination ni exclusion d’aucune sorte qui devrait nous interpeller le plus. D’autant plus que Chahed n’en a pas précisé les contours ni la forme.

Le parlement, un exécutoire

Il est clair que le chef du gouvernement ne revient pas encore de cette scène ridicule orchestrée contre lui à l’intérieur de l’hémicycle quand il a été empêché de s’adresser aux députés réunis, le 4 avril, en séance plénière, préférant quitter les lieux au milieu d’un tohu bohu général. Tant il est vrai qu’à chacun de ses passages au parlement, il se trouve soumis à une avalanche de critiques frisant parfois l’insolence et l’agressivité. Nos élus ou plutôt certains d’entre eux pour ne pas généraliser, ont pris l’habitude de le cibler directement, versant leur fiel sur lui, l'accusant de tous les torts du pays et l'appelant même à prendre la porte de sortie. C'est à qui élève le plus la voix, à qui vocifère à l'intérieur de cette enceinte devenue un exutoire à leur colère et leur humeur. Les membres du gouvernement, à leur tour, n’échappent pas à cette animosité inexplicable. Le dernier exemple est cette vive altercation entre la députée Samia Abbou et le ministre de l’éducation Hatem Ben Salem. Ce dernier, ne supportant pas sa virulence, est sorti de sa réserve pour lui rendre coup pour coup.

En vérité, ce qui s'est passé en cette journée n'est pas une première, puisque l'enceinte parlementaire a, souvent, été le théâtre de vifs échanges entre députés au point où on a failli, par moment, en arrivé aux mains. Les dissensions prennent, des fois, des tournures inattendues et inacceptables. Tout cela est le reflet de ce que nous vivions depuis un certain temps et traduit un malaise ambiant dans la société tunisienne où la violence s'est installée sous plusieurs facettes. Une violence qui ne cesse de prendre de l'ampleur en raison des facteurs qui se sont accumulés au cours des dernières années. Notre société est devenue par trop permissive où tout est bafoué, y compris la liberté d'expression qui, pourtant, est le fondement de la démocratie, parce qu'elle est devenue synonyme de liberté d'insulte. Etre libre de s'exprimer ne signifie pas que l'on peut dire tout et n'importe quoi.
Cette violence est le corollaire de la méfiance qui règne entre les politiques et qui, malheureusement, s'est répercutée sur l'ensemble de la société. Au sein d'un même parti, ses dirigeants se font la guerre et n'arrivent pas à résoudre leurs clivages par la voie démocratique. L’exemple le plus édifiant est celui de Nida Tounes où deux camps se disputent la légitimité après le congrès de Monastir les 6 et 7 avril, pourtant placé sous le signe de la réforme. Il ne se passe pas un jour sans qu'une affaire de corruption et de malversation ne soit révélée, sans qu'une accusation contre un dirigeant politique, un fonctionnaire ou un élu ne soit lancée. La Cour des comptes a épinglé la plupart des partis pour non transparence dans la gestion et beaucoup de ses rapports, notamment ceux relatifs aux dernières élections, sont restés sans suite.

Une crise multiple

Aujourd'hui, la crise est multiple. Elle est à la fois politique, économique et sociale, mais aussi morale qui « se concrétise par la fin de l'espérance, la perte de confiance, la peur de l'autre». Trois maîtres mots qui envahissent notre quotidien. La politique est devenue cynique, tuant tout espoir de redressement. Les hiérarques des partis politiques tombent, des fois, dans la bassesse d'esprit et de réflexion et contribuent à polluer le climat déjà délétère. L'argent joue un rôle majeur dans l'affaiblissement des valeurs morales. Tout est à vendre, y compris son honneur ! Dans les plateaux de télévision et dans certaines émissions, les téléspectateurs assistent, souvent, médusés à des échanges vifs, à des altercations et à des accusations entre participants, sous le regard instigateur de l'animateur.
Face à cette situation, les Tunisiens se sentent épuisés par cette ébullition, fatigués par ces débats politiques interminables et angoissés face à un avenir qui tarde à se dessiner. Si l'on croit les sondages, une grande majorité d'entre eux n'ont pas confiance dans un personnel politique dont la nature profonde serait « la versatilité, l'opportunisme et l'inconstance ». D'où les notions de « girouette » ou de « caméléon » qui se sont imposées comme des éléments incontournables chez beaucoup de politiques qui changent de partis et de groupes parlementaires comme ils changent de chemise. En quête d’un strapontin. Et c’est devenu une marque de fabrique tunisienne. La vie politique est minée par le népotisme, le clientélisme et la corruption. La pléthore des ministres et secrétaires d’état dans les gouvernements successifs au cours des dernières années, avec des intitulés flous, fait penser à des « emplois fictifs ». Tout comme les membres de cabinets ministériels qui grossissent au fil des ans. Sans parler de cette multitude d’instances qui grèvent le budget de l’Etat et les avantages mirobolants dont bénéficient leurs membres. C’est dans ce contexte que se pose la question de la moralisation de la vie politique. Elle est d'abord tributaire de la mise en place de garde-fous dans une série de dispositions définie dans une loi et non dans une simple charte comme le propose le chef du gouvernement, pour renforcer la transparence, encadrer le financement des partis politiques et des campagnes électorales,  garantir l'impartialité des nominations dans les hautes fonctions, éviter les conflits d'intérêt et l'enrichissement illicite. Elle passe, également, par l'amélioration et le renforcement des mécanismes de contrôle de déontologie, comme dans les différents corps de métiers.
Cette moralisation mérite un débat de fond, un débat démocratique dont l'enjeu est de replacer l'intérêt général au premier plan et restaurer la confiance des citoyens.  

« Pour changer la vie, il faudrait changer la vie politique » disait le sociologue français Pierre Bourdieu.

* Cette chronique est publiée simultanément dans le jounal la Presse de ce samedi 20 avril 2019

 

B.O

 

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