Le recours à la dette extérieure est-il vraiment une alternative de sortie de crise ?

Le recours à la dette extérieure est-il vraiment une alternative de sortie de crise ?
 
Par le Professeur Ali Chebbi, ISG Tunis
 
Sans être nécessairement économiste de métier, il est à observer (1) la faible croissance économique (variant entre 0 et 1), (2) le recours massif de l’État à l’endettement (55.5% du PIB en 2015), et (3) la dépréciation soutenue du dinar (perte de 7.16% par rapport au $ et 8.71% par rapport à l’€ entre le 30-05-2015 et 30-05-2016). 
 
Il semble que le recours en Tunisie à la dette extérieure correspond, depuis des décennies, à une récession, stagnation ou accentuation des fragilités macroéconomiques, mais aussi à un défaut de ‘’voie de sortie’’ alternative, du moins annoncée.
 
Plusieurs voix considèrent que tant que la dette n’a pas dépassé la barre de 50 ou 60% du PIB, elle n’est pas problématique. Ceci est faux car arbitraire. D’autres soutiennent l’inexistence de référentiel théorique pour traiter de la soutenabilité de la dette. Ceci manque de rigueur et se prête à confusion avec l’inexistence de règles absolues.
 
Dans ce qui suit nous essayerons d’apporter des éléments de réponse aux deux questions suivantes : (1) Comment se positionne la dette publique? Est-elle actuellement soutenable et quelles en seraient les conséquences?
 
1.Économie Politique de la dette publique en Tunisie et  fragilités macroéconomiques
 
Structurelle, car évoluant à un taux annuel moyen de 10% sur la période 1986-2015, la dette publique en Tunisie semble être la réponse privilégiée aux déficits structurelles des finances publiques. Sans en détailler les origines, nous nous limitons à celles liées principalement, (i) à la nature de la mise en œuvre du désengagement de l’État au profit du secteur privé, entamé depuis le milieu des années 80's et accélérée début des années 90’s (ii) au positionnement inconfortable de l’État par rapport au système des transferts sociaux et des caisses de sécurité sociale, gonflant ainsi ses engagements sans en assurer la pérennité du financement, (iii) aux déficits d’entreprises et établissements publiques imposant des subventions d’équilibres (Tunis Air, SNT, SNCFT, STIR, ETAP, SONED, OCT,...) ou des banques publiques ayant été recapitalisées par le budget de l’État, (iv) au problème de recouvrement fiscal et de gouvernance du système fiscal. 
 
Outre la fragilité macroéconomique aux causes multiples,  s’ajoutent à cela (v) l’allocation peu efficiente des flux permanents de la dette publique puisque son effet sur le sentier de croissance de longue période semble peu signifiant, (la croissance potentielle était autour de 4.9% durant la période 1986-2010, et de 3.2% durant la période 1986-2015, avec un taux d’endettement n’évoluant annuellement que d’environ 1%, (vi) le défaut de l’utilisation d’un Cadre de Dépense de Moyen Terme (CDMT) basé sur des méthodes de prévisions sophistiquées permettant une meilleure visibilité du décideur lors des choix publics, (vii) le glissement structurel du Dinar, gonflant ainsi le service de la dette (en monnaie locale) dans sa composante extérieure qui a déjà dépassé 60% du total de l’encours de la dette publique en 2015,  (viii) à l’inflation soutenue qui n’incite pas le décideur à y réagir instantanément puisqu’elle permet le seigneuriage, (ix) le déficit commercial, évoluant de pair avec le déficit de l’épargne, se répercute sur le déficit publique, et enfin, (x) la ‘’myopie’’ et ‘’l’opportunisme’’ du gouvernement’’, pour reprendre la terminologie de l’éminent économiste K. Rogoff,   se présentent comme suit : soucieux d’être réélu, et dans un contexte (a) d’asymétrie d’information sur sa compétence/capacité à faire fournir les biens et services et à relancer l’investissement privé, et (b) de rigidités nominales, le gouvernement accorde peu d’importance à l’évolution des finances publiques dans le moyen terme. 
 
La myopie est ici considérée non seulement par rapport aux problèmes de fond, mais aussi au risque du défaut de crédibilité de la politique économique quand elle engendre une incohérence par rapport aux promesses initiales. Il agit alors en ‘’opportuniste’’ en adoptant des mesures fiscales souvent peu justifiées et même uniques en ‘’Économie des Choix Publics’’ : (i) diminution des taxes sur les produits de luxe n’ayant pour effets que la renonciation à des revenus fiscaux certains au vu de leur inélasticité,  (ii) augmentation des transferts de court terme tels que la diminution peu justifiée de 0.02 DT sur les carburants,  (iii), émission de bons de trésor en 2014 à environ 6% d’intérêt sans contraintes spécifiques, ayant bénéficié aux institutions et non aux ménages, ce qui a vraisemblablement évincé l’investissement (physique) privé, déjà en baisse depuis 2011,  (iv) relaxation des conditions des prêts pour les nouveaux diplômés, avides de trouver de l’emploi mais sans garantie d’un retour sur l’investissement ni de recrutement suffisant, si bien que le cout moyen de l’emploi est trop élevé.…. .
 
Ces mesures de relaxation viennent en concomitance avec le remboursement successif de deux dettes extérieures de 4582 MDT en 2015  et de 4310 MDT en 2016, soit l’équivalent, ou presque, du volume du budget d’investissement.
 
Or, l’espace fiscal ne cesse de se rétrécir. En effet, l’élargissement envisagé de la taille du budget de l’État dépend essentiellement des revenus fiscaux qui, à leur tour, dépendent d’une croissance encore à bas régime. S’ajoute à cela l’écart structurel entre les revenus fiscaux effectifs et potentiels. 
 
2.La dette est-elle actuellement soutenable?
 
Dire que la dette publique est soutenable c’est vérifier les conditions de sa solvabilité. Cette condition devient de plus en plus nécessaire (i) pour s’endetter dans une économie cherchant une macroéconomie saine et une structure solide du budget de l’État, (ii) pour que le créancier garantisse le remboursement, et (iii) pour que les agences de la notation souveraine ne dégradent pas le pays. 
 
En théorie macroéconomique, on parle de la règle de non-Ponzi, pour dire (dans les termes les plus simples) que l’évolution des recettes futures actualisés doit l’emporter sur celle du service de la dette de telle sorte qu’à terme la dette soit remboursée.  En pratique, l’État, devant être doté d’une plateforme sophistiquée, effectue ses prévisions les moins biaisées que possible pour construire des projections sur le moyen terme; projections portant sur les agrégats en liaison avec les conditions d’équilibre budgétaire. A défaut, il refait l’exercice avec divers scenarii de déficit soutenable, c’est-à-dire un taux d’endettement décroissant. 
 
Au vu que ces projections les moins biaisées ne sont pas faites par le Ministères des finances et de l’économie, nous ne pouvons que nous limiter aux données passées pour juger ex post de la soutenabilité de la dette déjà consommée et employer par conséquent la méthode dite comptable. 
 
Pour ce faire, rappelons d’abord que le critère synthétique de la soutenabilité de la dette se réduit en dernière instance à la relation entre le taux de croissance de l’économie et le taux de l’intérêt apparent de la dette. Si les deux sont égaux, il faudrait avoir un déficit budgétaire nul. Si le taux de croissance est inférieur au taux de l’intérêt apparent, il faudrait que le solde budgétaire soit un excèdent! 
 
Enfin, si le la croissance l’emporte sur l’intérêt apparent, il faudrait que le déficit public ne dépasse pas un seuil bien déterminé. Avec cette méthode, nous avons trouvé que la dette depuis 1986 n’était non-soutenable que pour quelques années pendant des récessions ou stagnations ponctuelles comme en 1986, 1991, 1995 et autres. Ceci ne posait pas de problème au vu des faits stylises de la croissance et ses cycles. Cependant cette non-soutenabilité n’a jamais était pour deux années successives sauf en 2014 et 2015, où le taux de croissance étaient respectivement de 7.5% et 5.5% aux prix courant,  alors que les taux de l’intérêt apparents de la dette étaient de 4.21% et 4%. Ici, nos calculs montrent qu’un ajustement nécessaire du déficit budgétaire d’environ (-1.2%) et (-1.9%) du PIB aurait dû être fait lors de la conception de ces deux budgets de l’État pour que la dette soit soutenable ! le gouvernement aurait pu ajuster l’enveloppe de l’investissement aux capacités réelles de l’économie, cibler la rationalisation des dépenses de fonctionnement sans altérer le stimulus fiscal et mettre des barrières à l’importation des produits peu nécessaires avec une meilleure gestion du régime de change.
 
Faire supporter la demande finale des restrictions ne devrait pas être l’unique manœuvre à chaque fois qu’un dérapage des déficits globaux est observé. Le risque serait un effet de contraction sur la croissance. 
 
Le dernier endettement extérieur précipité (de 2910 millions de $, (FMI), contracté avec le FMI pour des réformes dont la portée et la convenance ne font pas objet d’un large consensus parlementaire (projets de loi de la BCT, des Institution bancaires et financières,..), serait suivi d’autres crédits et éventuellement des sorties sur le marché international si (i) la relance ne réalise pas (ii) l’espace fiscal ne s’élargit pas, et (iii) le dinar ne s’apprécie pas. Toutefois, les justificatifs sur les deux écueils standards de l’acte d’endettement, i.e. la capacité de l’emprunt, et celle du remboursement, ne sont toujours pas explicités.
 
Ainsi, deux années successives de non-soutenabilité de la dette (2014-2015) avec des perspectives non optimistes sur la croissance, (déjà entre 0 et 1 durant le premier trimestre à cause essentiellement du ralentissement de l’investissement privé), une échéance de remboursement d’une autre dette extérieure de 552 MDT en 2017 en plus de celle de 2016, et surtout un glissement inédit du dinar par rapport au $ et à l’€ gonflant le service de la dette publique en monnaie locale, nous ne voyons pas de marges de manœuvre suffisante pour la troisième années consécutive.
 
En somme, la gestion de la dette publique devrait s’articuler autour des choix inter-temporels. Sa soutenabilité est le résultat d’une performance productive domestique hissant un palier de croissance élevé, stabilisant le taux de change, et offrant une structure budgétaire comportant de l’ingénierie économique. Passer du temps précieux dans la confection de solutions partielles, ou dans des projets de lois en dehors de reformes concrètes, ou s’interroger sur des questions non-contextualisées, mène nécessairement à l’accumulation de problèmes vitaux non-résolus. Enfin, la dépolitisation des politiques économiques s’avère une condition vitale pour tout scenario de sortie.
 
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[1] Sources : INS et BCT

[2] Pour plus de détails, voir http://www.espacemanager.com/tunisie-une-vulnerabilite-macro-economique-...

[3] Voir quelques repères d'analyse in http://www.babnet.net/festivaldetail-104165.asp

[4] Kenneth Rogoff (1990): ‘’Equilibrium Political Budget Cycles’’. American Economic Review, 80, 21-36.

[5] Voir LF 2016.

[6] Suite à la baisse du prix du pétrole en 2015, le 6 janvier 2016 les prix de l’essence, du gasoil 50 et Gasoil normal ont été révisés a la baisse de 0.02, 0.05 et 0.05 DT respectivement. Cette baisse s’est inscrite dans la perspective d’adopter une règle d’ajustement automatique des prix des carburants. Mais cette dernière demeure toujours inachevée car les autorités ne l’ont pas annoncée ni  les mécanismes distributifs qui lui sont associés.

[7] Voir baisse des intentions d’investissement au 3e trimestre de 2014 et 1er trimestre 2015, API.

[8] Mathématiquement, on parle de condition de Transversalité dans les programmes d’optimisation dynamique.

[9] On distingue 3 principales méthodes appliquées presqu’équivalentes, i.e. celle basée sur le test de stress adoptée par le FMI mais pour des valeurs futures, celle économétrique souvent utilisée dans les milieux académiques, et celle comptable et c’est la plus répandue dans les milieux de décision.

[10] Source: INS.

[11] Plusieurs éminents économistes tels que L. Taylor, P. Krugman, et plus récemment J. Stiglitz soutiennent cette approche.

 
 
 
 

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