“Al Hidad âla Imraât Al Haddad”

“Al Hidad âla Imraât Al Haddad”
Cheikh Mohamed Salah Ben M’rad
 
Certains de nos historiens ont la mémoire courte, surtout à l’occasion de la journée nationale de la Femme le 13 août de chaque année. La plupart d’entre eux (et pas qu’eux) s’évertuent à sortir Tahar Haddad des archives en le consacrant comme principal artisan de l’émancipation de la femme et en lui opposant «le très conservateur» Cheikh Mohamed Salah Ben M’rad qui a jeté l’anathème sur notre héros du jour, dans son livre « Al Hidad ala Imrât al Haddad » !
 
Qu’il me soit permis en cette période de célébration des droits de la femme de rétablir des vérités occultées, on ne sait d’ailleurs pourquoi ! L’histoire commence en mai 1930 par l’organisation à Carthage du 30ième congrès eucharistique. L’idée d’organiser ce congrès venait de l’archevêque de Carthage. Il avait enlevé la décision auprès de Pie XI Pontife du Vatican. La Tunisie était alors un protectorat français depuis 1881.
 
Voulant faire d’une pierre deux coups avec le centenaire de l’Algérie, les autorités françaises s’emparent de l’événement et allouent un budget très conséquent, subventionné d’ailleurs par les tunisiens ! L’archéologie est mise largement à contribution autour du thème de la résurrection de l’Afrique chrétienne. La Tunisie devait absolument devenir terre de chrétienté !
 
Cette 9ième croisade n’était pas un événement isolé : elle constituait une étape dans une agression préméditée contre la Tunisie et dont l’objectif inavoué était de christianiser et naturaliser les musulmans et faire de la Tunisie un département français.
 
Mais tout ne se passa pas comme prévu : Les discours introductifs du congrès étaient maladroits et blessants : On parla des « persécutions que les Musulmans firent subir aux chrétiens », des « croisades », des « destructions commises par les arabes »….
 
On multiplia les provocations en organisant dans les rues de Tunis une procession de jeunes catholiques vêtus d’uniformes de croisés ! De plus, 5000 enfants furent rassemblés au Belvédère en tenues de croisés et disposés en croix.
 
A Carthage, des centaines de croisés, portant la palme, avaient défilé dans l'amphithéâtre devant une assemblée de 40000 personnes. Dix mille pèlerins, cent évêques, quatre mille chanoines, huit Princes de l'Eglise, un Cardinal Légat furent invités et mobilisés !
 
Cette opération de propagande avait bien entendu, secoué la population tunisienne à grande majorité musulmane (92%) et offert aux nationalistes une occasion particulièrement favorable pour se manifester qu’ils soient laïcs ou religieux ! Mais cette réaction a été surtout observée dans la presse.
 
Voyant la forte réaction des « indigènes », la France organisa alors l’année suivante à Tunis « le Congrès de langue, littérature et arts musulmans » en vue d’affirmer le caractère de neutralité confessionnelle du pouvoir politique, en même temps que l’intérêt qu’elle portait à la civilisation de ses administrés. Cependant, le mal était fait et tout ce qui venait de l’occident chrétien devenait suspect et il était légitime de s’y opposer et de le combattre !
 
Le Cheikh Mohamed Salah Ben M’rad qui était l’orchestrateur du mouvement religieux à la Mosquée Zitouna avait participé à ce congrès littéraire et donné une conférence au Théâtre Municipal de Tunis sur le rôle de l’Islam dans la modernité. Il avait légitimement fustigé le congrès eucharistique et l’ouvrage de Tahar Haddad, paru curieusement la même année, et qui risquait de jouer le jeu de la puissance coloniale en ébranlant les fondamentaux de l’identité arabo-musulmane.
 
Le Cheikh Ben M’rad défendait en effet l'idée que le port du sefseri par la femme tunisienne n’est pas être un signe d'identification religieuse mais un habit traditionnel s'apparentant plus à un uniforme national qui était partagé par toutes les catégories sociales. Le port du voile devenait ainsi un instrument de résistance identitaire et politique !
 
Partant de la suspicion provoquée par le congrès eucharistique, le cheikh Mohamed Salah ben M’rad dont le nationalisme n'avait pas à être prouvé, ne pouvait pas imaginer qu'un musulman et zeitounien de surcroit, puisse être manipulé par l'occident chrétien. Il s'était convaincu que le connaissant, il eut été impossible qu’il fut le véritable auteur du livre « Imraâtouna Fi Achariâa Wel Moujtamaâ ». Le cheikh attribuait la paternité du livre de Haddad au père Sellam, un curé qui lui était proche.
 
Le Cheikh Ben M’rad préféra les actes à la parole et lança ses propres filles dans le combat pour l’indépendance : D’abord Néjiba qui fut la première femme à prendre la parole dans une réunion politique en 1932 à Dar El Khalsi (Actuellement Dar el Jeld), puis et surtout B’chira qui créa sur les conseils de son père en 1936 l’Union des femmes musulmanes, la première association féminine à vocation politique en Tunisie.
 
Devant l'activisme de sa fille B'chira et les menaces qu'elle faisait peser sur la sécurité de la France, les autorités coloniales sont venues demander au Cheikh ben M'rad de modérer les ardeurs de sa fille. La réponse du Cheikh Ben M'rad fut univoque : "Ma fille est libre dans tout ce qu'elle entreprend et je n'interviens pas dans ses décisions", ce qui valut plus tard à B'chira d'être arrêtée et incarcérée ! 
 
Mais le combat de Mohamed Salah Ben M’rad ne se concentra pas seulement sur l’émancipation de la femme, il était aussi un grand nationaliste. En décembre 1932, la crise des naturalisations devait opposer Malékites et Hanéfites. Une Fatwa malheureuse demandée et obtenue par les français au cheikh el Islam malékite Mohamed Tahar ben Achour, permettant aux musulmans naturalisés et repentis d’être enterrés dans les cimetières musulmans a été fortement contestée par le Cheikh Mohamed Salah Ben M’rad qui affirmait à juste titre que même s’ils étaient repentis, les naturalisés restaient français et leur nombre justifiait de plus en plus la présence française en Tunisie.
 
La Zitouna avait alors demandé et obtenu la révocation du Cheikh Al Islam Malékite Tahar ben Achour ! En 1942, Mohamed Salah Ben M’rad est nommé Cheikh El Islam du royaume par Moncef Bey. Quatre ans plus tard, en 1946, sous la pression du résident général de France en Tunisie Charles Mast, le Cheikh Ben M’rad est démis de ses fonctions, en raison de son engagement politique en faveur des leaders nationalistes du Néo-Destour incarcérés et exilés, qu'il avait fait libérer, ainsi qu'en faveur de l'Union générale tunisienne du travail de Farhat Hached.
 
En 1956, il fut appelé par Bourguiba pour être le premier Mufti de la jeune république tunisienne, mais le Cheikh refusa poliment arguant de son grand âge, ce que le combattant suprême, « libérateur de la femme » ne lui pardonnera jamais, ni d’ailleurs à sa fille B’chira qui a décliné sa demande en mariage ! Mais ceci est une autre histoire ! 
Moëz Karoui