Conjoncture au 2 ème trimestre, Covid-19 et Gestion de la crise économique en Tunisie 

Conjoncture au 2 ème trimestre, Covid-19 et Gestion de la crise économique en Tunisie 

Par le Professeur Ali Chebbi
 

Une croissance négative de (-1.7)% au premier trimestre-2020 et (-2%) par rapport au quatrième trimestre 2019, ne synthétisent pas uniquement l’effet-Covid-19 dont le confinement paralysant l’essentiel des activités productives n’a duré que le dernier mois du trimestre. En fait, il s’agit aussi de la faible croissance potentielle (tendance lourde) du PIB, déjà décroissante, passant de 2% en 2015 à seulement 1.3% aux termes de 2019. Cette tendance baissière était due principalement au défaut des réformes nécessaires, et aux effets limités des politiques économiques. Elle serait due tant à un ralentissement dans la croissance mondiale concomitant avec les frictions commerciales (sur fond de protectionnisme) entre la Chine et les USA depuis la mi-2017, qu’à l’élévation remarquable de l’instabilité des marchés internationaux durant les 5 dernières années.

Enfin, l’un des faits stylisés de la croissance trimestrielle en Tunisie observée sur une longue période est que l’ampleur la plus élevée de ses phases ascendantes (filtrées) est au premier et quatrième trimestre.  Autrement dit la contraction aurait été plus prononcée si nous étions dans le deuxième ou le troisième trimestre, ou si le confinement s’était étalé sur les trois premiers mois de l’année. 

Ainsi, des finances publiques fragilisées par l’étroitesse de l’espace fiscal, une dette publique non soutenable avec une dégradation de la notation souveraine, une croissance potentielle trop basse, un taux de chômage structurel élevé et des tensions inflationnistes jusqu’alors incontournables, tels sont les principaux traits caractéristiques de la situation macro-économique actuelle. 

Dans ce contexte, nous considérons que la crise sanitaire actuelle a généré des défis additionnels aux politiques économiques et aux réformes structurelles appelées à être de mise dans les mois et années à venir. Cependant, isoler seulement les effets du Covid-19 sur la croissance et l’emploi, serait quasiment impossible au vu du défaut de données statistiques détaillées sur les secteurs et les entreprises ainsi que sur l’évolution des conditions sociales pendant les deux derniers mois. Ceci se présente, voyons-nous, comme un obstacle majeur non seulement pour la société civile et les chercheurs, mais aussi pour les autorités dans la perspective d’un meilleur aiguillage des politiques publiques et de choix de stratégiques de sortie.

Dans ce qui suit, nous passons d’abord en revue la situation économique sectorielle sur la base des données les plus récentes de l’INS pour un meilleur positionnement méthodologique. Ensuite, nous nous intéressons à la conduite de la gestion actuelle de la crise par le gouvernement.

I. Etat des lieux de l’économie au premier trimestre 2020

Force est de constater qu’outre les services non marchands ayant enregistré une croissance presque négligeable (0.3%), seul celui de l’Agriculture et de la Pèche, dans l’ensemble de l’économie, qui a enregistré une croissance positive de 7.1%, pourtant ce secteur n’est jusqu’alors pas suffisamment industrialisé et exige une régulation et des réformes lui permettant de résilier aux aléas climatiques et aux fluctuations des marchés mondiaux. De surcroit, les 7.1% dans l’agriculture semblent cycliques, puisque la croissance dans ce secteur au premier trimestre de l’année précédente (2019) était presque nulle (-0.7%). 

Par ailleurs, la croissance des secteurs de l’industrie manufacturière (-1.6%) et non manufacturière (-4.5%) a déjà nettement baissé durant les dernières années. Ceci serait dû au moins à la baisse de la productivité et le recul de l’investissement privé dans ces secteurs, traduit par l’évolution défavorable de l’indice de production industrielle qui a diminué au taux moyen de (-0.13%) annuellement sur la longue période allant de Janvier 2010 à Novembre 2019. Cette quasi-stagnation de l’industrie tunisienne fait appel à revisiter le secteur et en envisager les politiques industrielles et commerciales adéquates car il risque de se prolonger dans une longue phase de récession au vu de sa dépendance de facto des marchés mondiaux, de la période d’ajustement nécessaire à la reprise, mais aussi du temps nécessaire à une éventuelle nouvelle architecture du commerce mondial post-crise. 

Quant au secteur des services marchands, il susciterait aussi notre intérêt pour la compréhension de cette contraction dans la croissance occurrente au confinement. En fait, il a toujours affiché le taux de croissance simultanément le plus élevé et stable durant les dernières années. S’il est passé de +2.8% au premier trimestre de 2019 à (-3.4)% au premier trimestre de 2020, soit la baisse la plus prononcée depuis 2015 avec changement de tendance, c’est qu’il était le plus affecté par la crise. Ceci semblerait attendu. En effet, la fermeture des restaurants et des auberges ainsi que des services hôteliers et de loisirs pendant la saison moyenne, et du transport entre régions, en été la raison la plus évidente. Ainsi, les nuitées ont régressé de 23% et la valeur ajoutée du transport a diminué de (-12.1%), au moment que celle des restaurants et café a diminué de (-16.8%) ; sans évoquer les services à proximité assurées par les activités individuelles informelles.

L'investissement direct étranger (IDE) n'a pas été épargné des effets négatifs de la crise au premier trimestre 2020, du fait de sa diminution de (-95,8)%, passant ainsi de 1229,9 à 52,24 milliards USD. Il convient de noter à cet égard que la part de l'investissement étranger direct dans le PIB n'a jamais dépassé 3,8% au cours des dix dernières années. En effet, depuis 2009, elle a baissé continuellement pour atteindre seulement 2,2% du PIB en 2019. L'IDE est appelé à renforcer la structure de la balance des paiements, génère de la technologie importée et contribue à la création de l’emploi. Cependant, au cours du premier trimestre 2020, les IDE affectés aux secteurs de constructions, des services financiers et du matériel de transport sont attendus à ne créer que 2541 emplois. Mais, ils ne seront pas en mesure d'absorber le choc sur le marché du travail tunisien car nos prévisions indiquent un nombre de chômeurs à hauteur de 734,59 milles à fin 2020, si l’arrêt des principales activités productives et commerciales se prolonge jusqu’à septembre. Il s'agirait donc d'une augmentation de 15,5% des chômeurs par rapport à l'année précédente (2019), ce qui porterait le taux de chômage à hauteur de 19%, avec un taux de croissance du PIB qui atteindrait (-3.9%), si le scénario le plus optimiste était retenu. 

II. Sur la gestion de la crise économique

La première série de mesures prises par les autorités fiscales et monétaires étaient articulées autour d’une relative relaxation monétaire par la révision à la baisse du taux directeur et le rééchelonnement du remboursement des prêts bancaires, mais aussi autour de la bonification des intérêts d’une part et des transferts sociaux directs d’une autre part. Sans revenir sur ces mesures qui semblent insuffisantes au vu des contraintes budgétaires,  mais aussi du caractère ‘’conservateur ‘’ au sens de Rogoff (1985) des politiques en provenance de la BCT,  nous nous limitons brièvement à quelques aspects de la dernière série de mesures incluses dans le récent ‘’Projet du Décret-loi’’ (DL). Le gouvernement vise alors à (1) soutenir la liquidité des institutions affectées par la crise et à revitaliser l'économie, (2) affecter les devises non autorisées dans le cycle économiques à travers l’amnistie de change, et (3) soutenir les fondements de la solidarité nationale et mobiliser des ressources supplémentaires au profit du budget de l'État. A cet effet les remarques suivantes s’imposent :

– Etendue dépassant le cadre de la crise du Covid-19 de quelques mesures : pour qu’une mesure de politique économique gagne en efficacité, il faudrait inclure dans l’’Economique de la loi’’ (l’Argumentaire) la quantification de ses effets attendus, sinon son évaluation se perdrait de vue et par là l’appréciation de son efficacité. Cela suppose que les effets économiques du Covid-19 ont déjà été évalués ou au moins anticipés avec le plus de minutie que possible. Or, l’argumentaire de tous les articles du DL ne comporte aucune lecture statistique de ces effets ; ce qui donnerait l’aspect arbitraire des mesures pour contrecarrer les effets de la crise, même si ‘’la proactivité’’ pourrait en être un contre-argument. De surcroit, certains articles ne sont pas nécessairement justifiés par les effets de la crise sanitaire. Par exemple, l’article-6, portant une pénalité de 20% du montant de l'action sous forme de souscription ou d'acquisition d'actions ordinaires auprès des SICARs, ou l’article- 9 où une réduction de la charge fiscale sur les premiers transferts de logements construits par des promoteurs immobiliers, et d’autres ne sont pas nécessairement justifiés particulièrement par la crise sanitaire. Nous comptons une dizaine sur 23 articles du DL n’ayant pas un lien immédiat, voire évident, avec le Covide-19. S’il s’agissait d’un plan de relance, ce ne serait pas non plus suffisant. Mais, en même temps, le projet du DL n’est pas un plan de relance, car dans ce cas une maquette de toute l’économie devrait être réalisée, les priorités devraient être envisagées et les interactions entre objectifs et instruments changeraient certainement la nature des mesures considérées ainsi que leur mise en œuvre.

– Efficacité attendue mitigée de certaines mesures : dans l’article-premier, la réduction du taux d'acompte prévisionnel de 30 à 15% pour les entreprises affectées par le Covid-19, pourraient ne pas être efficaces.  En fait, les entreprises affectées par le Covid n’auront probablement pas à dégager un bénéficie au titre de l’année courante, surtout que nombreuses parmi elles n’ont pas récupéré le restant de la TAV déductible ! De même, outre la retenue à la source libératoire de 35% sur les dépôts à terme (SICAV) prévue dans l’article-21, l’article-20 faisant aussi augmenter la retenue à la source de 10 à 15% sur les dividendes distribués et les revenus des dépôts à terme, semble à effets d’iniquité puisque les entreprises ayant la possibilité de distribuer les dividendes avant la date de l’entrée en vigueur du DL n’auront pas à subir cette mesure. En plus, ceci aurait des effets persuasifs à l’encontre les actionnaires potentiels et surtout les petits porteurs et épargnants à terme (chez les banques) dont la contribution totale à l’épargne est substantielle. Par ailleurs, nous aurions souhaité que les effets de cette mesure sur le développement financier, l’approfondissement du marché financier et sa taille, ainsi que son rôle dans le financement de l’économie, soient préalablement évalués.

Enfin,…
Alternativement, nous croyons que la cellule de la crise actuelle devrait avoir les informations actualisées sur les entreprises, les secteurs, les régions pour (1) le suivi de la situation économique et sociale, et (2) pour cibler plus efficacement les mesures de sauvetage. La mise en place d’équipes qui mèneraient au quotidien les enquêtes sur le terrain, prépareraient la construction d’un Dashboard dont la programmation de la base de données centraliserait tous les départements ministériels, est plus qu’urgente que jamais. De ce fait, la mise à la disposition du public des informations permettrait d’éviter les méfaits de l’asymétrie de l’information sur les marchés, mais supporte aussi les efforts d’ancrage des anticipations et diminue les stratégies de spéculations des agents économiques. Ceci serait fondamental pour une démarche participative de la gestion de la crise.

Une fois ceci fait, l’objectif devrait être de minimiser l’étendue du creux du cycle économique en minimisant sa profondeur et sa sévérité. Or, sans information, nous ne pourrons que subir le devenir de la crise. Dans ce cas, les objectifs de la stratégie de sortie, celle quinquennale de développement économique et social, et même les réflexions sur le positionnement de la Tunisie dans les chaines des valeurs mondiales, ne dépasseraient le stade des souhaits. 

Enfin, il serait nécessaire qu’une autre équipe travaille en parallèle sur la stratégie de sortie de la crise mais aussi sur les orientations à emprunter après la crise. Ceci ferait l’objet de l’article suivant.

Par Prof. Ali Chebbi, 25-05-2020.

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1 Chebbi, A. et al. (2013): ‘’Regimes Markov models with endogenous transition probabilities: Modelling fluctuations in Tunisia’’. Journal of Economics and International Finance. Vol. 5(6), pp. 239-247
2 Pour ceux qui s’y intéresseraient, les prévisions sont faites sur la base d’un modèle d’équilibre général néokeynésien, prenant en compte les rigidités structurelles dans le court terme et la contrainte de capacié.
3  Voir notre Analyse in https://www.espacemanager.com/de-la-crise-du-coronavirus-quelques-repere...
4 Voir notre analyse in https://www.leaders.com.tn/article/29773-politique-monetaire-sous-covide...
 

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