À Gaza, « Israël veut tuer les journalistes témoins de ses crimes »
Par Yunnes Abzouz (MEDIAPART)
De passage à Paris, le président du syndicat des journalistes palestiniens, Nasser Abou Bakr, insiste sur l’importance du travail de ses confrères pour informer le monde sur la situation dans l’enclave, malgré les risques pour leur vie. 63 journalistes et professionnels des médias ont été confirmés morts depuis le 7 octobre, dont 56 à Gaza.
Parti de Ramallah, Nasser Abou Bakr s’est lancé dans une tournée européenne afin d’alerter l’opinion internationale sur la situation dramatique des journalistes à Gaza et en Cisjordanie. Le président du Syndicat des journalistes palestiniens et vice-président de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) a fait étape à Paris, où il s’est rendu au Sénat, avant de donner une conférence de presse et un meeting à la Bourse du travail, le 7 décembre, deux mois pile après l’irruption du conflit.
Celui qui a été correspondant pour l’Agence France-Presse (AFP) pendant vingt ans a d’abord décrit l’enfer que vivent ses confrères palestiniens, qui tentent tant bien que mal de surmonter le blocus médiatique imposé par Israël : « Avant le 7 octobre, il y avait 200 journalistes à Gaza, aujourd’hui, il n’y en a presque plus. Ceux qui n’ont pas pu prendre la fuite sont morts. Nos collègues sont chaque jour la cible de l’armée israélienne. Ils sont pris sous un déluge de bombes et ont, pour beaucoup d’entre eux, perdu des membres de leur famille. Ils n’ont ni eau ni électricité, et une connexion internet très limitée. Ils utilisent des batteries externes ou vont dans les hôpitaux pour recharger leur téléphone. Plus aucune radio n’émet à Gaza, leur bureau et leur matériel sont parfois détruits. Israël commet un crime contre l’information à Gaza. »
Nasser Abou Bakr évoque notamment le cas du photo-reporter Motaz Azaiza, l’un des derniers journalistes encore actifs à Gaza, qui documente chaque jour sur Instagram l’effroyable quotidien des civils pris au piège dans l’enclave palestinienne : « Il est régulièrement menacé de mort et reçoit des appels et messages anonymes ou de militaires sur WhatsApp. Les journalistes palestiniens qui travaillent depuis la Cisjordanie sont aussi menacés par des colons et des membres des forces de sécurité israéliennes. »
Malgré les innombrables obstacles, les journalistes palestiniens encore actifs et en vie estiment que leur travail est essentiel pour maintenir le monde informé sur la situation humanitaire à Gaza, raconte le président du Syndicat des journalistes palestiniens.
« Chaque jour, je communique avec mes confrères encore sur place, je leur demande comment ils vont. Ils me répondent une chose : nous sommes toujours vivants. Ils attendent de mourir et se demandent qui sera le prochain. Mais ils insistent pour continuer leur travail. S’ils arrêtent, qui racontera et documentera les crimes de masse et le nettoyage ethnique que subit notre peuple ? Israël veut tuer les journalistes, qui sont les témoins de ses crimes. »
S’ils arrêtent, qui racontera et documentera les crimes de masse que subit notre peuple ?
Nasser Abou Backr, président du Syndicat des journalistes palestiniens
Face à cette double crise, humanitaire et informationnelle, Nasser Abou Bakr exhorte la France, « pays des droits de l’homme », à faire tout son possible pour que ces principes soient aussi respectés et appliqués en Palestine. « Je lance un cri de détresse au peuple français. C’est une guerre contre les Palestiniens, contre l’humanité, contre les droits de l’homme et contre le droit international », a-t-il conclu.
« Cela fait plus de cinquante ans que je défends les droits des journalistes. Jamais je n’ai vu un État tuer autant de reporters en si peu de temps », déclare Dominique Pradalié, présidente de la Fédération internationale des journalistes (FIJ), mesurant, désemparée, le prix que les journalistes palestiniens paient depuis deux mois pour informer sur la situation à Gaza.
Selon le dernier décompte du Comité pour la protection des journalistes (CPJ), 63 journalistes et professionnels des médias ont été confirmés morts depuis le 7 octobre, presque autant que sur l’ensemble de l’année 2022, dont 56 Palestiniens, 4 Israéliens et 3 Libanais. L’écrasante majorité d’entre eux ont été tués à Gaza, alors qu’ils tentaient de documenter, gilet pare-balles floqué « Press » et casque sur la tête, les conséquences humanitaires dramatiques et les innombrables pertes civiles causées par les bombardements israéliens.
Parmi les journalistes décédés, certains collaboraient régulièrement avec les médias français. C’est le cas de Roshdi Sarraj, journaliste et fixeur palestinien pour Mediapart, Radio France et Le Monde entre autres, tué dans un bombardement israélien devant sa maison à Tell al-Hawa, au sud de la ville de Gaza.
Malgré les injonctions internationales à protéger les journalistes dans l’exercice de leur métier, l’armée israélienne a notamment déclaré aux agences de presse Reuters et AFP qu’elle ne pouvait pas garantir la sécurité de leurs journalistes opérant dans l’enclave palestinienne.
« Jamais nous n’avons vu un belligérant se dédouaner de son obligation de protéger les journalistes comme le fait Israël, commente Dominique Pradalié, présidente de la FIJ. Sur les terrains de guerre, des exactions peuvent être commises contre des journalistes de façon ponctuelle. À Gaza, elles sont systématiques. »
La FIJ a demandé l’ouverture d’une enquête sur la mort de journalistes en dénonçant des frappes « délibérément ciblées »,tandis que l’ONG Reporters sans frontières (RSF) a déposé plainte devant la Cour pénale internationale (CPI) pour des crimes de guerre commis contre les journalistes en Palestine et en Israël.
L’AFP touchée par des explosions
Le procureur général de la CPI, Karim Khan, s’est rendu en Cisjordanie le 3 décembre, où il a rencontré le Syndicat des journalistes palestiniens. Il a notamment exhorté Israël à respecter le droit international. « La CPI doit agir rapidement, autrement, elle ne pourra plus être perçue comme crédible, au regard du nombre de journalistes morts et des éléments déjà documentés », estime Imen Habib, de l’agence Média Palestine.
À Gaza, les bureaux de presse ne sont pas davantage épargnés par les bombardements israéliens. Plusieurs rédactions ont été touchées par des explosions, comme celle de l’AFP, partiellement détruite par une frappe israélienne. Aucun journaliste ou collaborateur n’était présent dans le bâtiment au moment de l’explosion. L’armée dit avoir frappé « à proximité » mais n’avoir pas délibérément visé l’agence française de presse. « Gaza est devenue un trou noir de l’information, dénonce Alain Morvan, de la CFDT Journalistes. Gaza ne peut pas rester fermée à la presse internationale. C’est un enjeu de vérité et un enjeu historique, car il faut documenter ce qui se passe sur place. »
L’AFP et Reuters ont documenté, dans des enquêtes fournies et étayées par des images satellitaires et des enregistrements vidéo, la responsabilité de l’armée israélienne dans les frappes qui ont tué le journaliste de Reuters Issam Abdallah, et blessé six autres reporters dans le sud du Liban, le 13 octobre. Les journalistes, visés « délibérément », étaient venus couvrir les affrontements entre l’armée israélienne et des groupes armés, à la frontière entre les deux pays.
L’enquête « désigne un obus de char que l’armée israélienne est seule à posséder dans cette région frontalière sous haute tension », selon les mots de l’agence française de presse. Les organisations de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International ont mené leurs propres investigations et sont parvenues aux mêmes conclusions.
Lire la suite ICI
Votre commentaire