Imed Derouiche: " Le gaz de schiste peut combler le déficit de la balance énergétique en Tunisie"

Imed Derouiche: " Le gaz de schiste peut combler le déficit de la balance énergétique en Tunisie"
 
 
Géophysicien, expert en énergie et en économie, Imed Derouiche est parmi les rares voix qui s’élèvent non pas pour polémiquer et critiquer mais afin de préconiser de réelles solutions non seulement pour le secteur de l'énergie en Tunisie dans lequel il opère, mais aussi pour l’économie.
 
C’est pour cela qu’Espacemanager l’a rencontré pour vous à l’occasion de la conférence de l’ETAP sur l’exploration et la production en Tunisie afin de vous présenter sa vision pour dynamiser le secteur de l’énergie et pour relancer l’économie de notre pays.
 
Comment se porte le secteur de l'énergie en Tunisie et qu’est-ce qui fait que le déficit de la balance énergétique ne cesse de grandir de la sorte ?
 
C’est simple, la consommation en énergie ne cesse de se développer, alors que notre production ne cesse de régresser. La Tunisie importe 45 % de ses besoins en gaz, principalement de l’Algérie. On importe, en outre, 90% du GPL (gaz de pétrole liquéfié) qui est un produit raffiné, principalement importé de l'Algérie.
 
La masse budgétaire consacrée à la compensation de l'énergie est passée de 600 millions de dinars en 2010 à plus de 5 milliards de dinars actuellement.Elle est devenue une menace sur l'équilibre budgétaire du pays.
 
Qu’est-ce qui a fait que notre production a diminué de la sorte ?
 
L’Etat de chaos dans lequel on vit depuis la révolution et la conjoncture politique et sociale défavorable avec la multitude des grèves, des sit-in sauvages et des revendications sociales qui ont bloqué à maintes reprises la production poussant quelques sociétés étrangères partenaires à revoir leurs engagements en Tunisie, ou à quitter carrément le pays. 
 
Il est évident, d’un autre côté, que l’augmentation de la production passe par les nouveaux forages. Or depuis la révolution, on n’est arrivé à forer que quelques puits, alors qu’en moyenne on forait une quinzaine de puits par an.
 
Les positions surprenantes prises au sein de l’ANC, la bureaucratie, les démarches injustifiables imposées aux sociétés étrangères ajoutées aux campagnes de dénigrement orchestrées par des pseudo-experts auxquels on a donné libre parole pour ternir la réputation et lyncher des sociétés cotées en Bourse et soumises aux règles de la bonne gouvernance sur le plan international, sont autant de facteurs qui ont abouti à cette situation.
 
A cela s’ajoute le fait que les différents gouvernements qui se sont succédé à la tête de l’Etat n’ont jamais essayé de résoudre les problèmes du secteur ou même de donner de messages forts pour rassurer les groupes pétroliers et pour dire que la Tunisie est un pays qui veut redémarrer grâce au travail.
 
C’est déplorable de constater que, cinq ans après la révolution, notre pays continue de voir son déficit énergétique se creuser dangereusement, alors que ses richesses sont inexploitées ?
 
Absolument, il est inconcevable que notre pays importe plus de 45% de ses besoins en gaz et plus de 50% de ses besoins en pétrole brut, alors que nous avons des gisements potentiels. Nous avons des réserves qui égalent celles découvertes en Egypte qui peuvent changer l’avenir du pays.
  
Quelles solutions préconisez-vous pour jouir de nos richesses et combler le déficit énergétique afin d’offrir un avenir meilleur à la Tunisie ?
 
Deux solutions urgentes sont à mon avis nécessaires pour combler le déficit de la balance énergétique. D’une part il faut développer les champs déjà découverts et donner les permis nécessaires aux sociétés pour forer. D’autre part, il faut autoriser l’exploration du gaz non conventionnel.
 
Notre pays dispose, en effet, de champs de gaz découverts et qui ne sont encore non développés. Les retards d'exploitation sont, principalement dus à la législation qui régit le secteur, au climat social et aux campagnes d’attaques malintentionnées contre les investisseurs.
 
Il est impératif, dans ce cadre, de revoir la loi qui régit l'exploration et l'exploitation des champs énergétiques en pensant, notamment, à réduire les délais fixés entre la date de la découverte et celle de l'exploitation effective.
 
Vous avez évoqué le gaz non conventionnel plus connu sous l’appellation du gaz de schiste. Ce sujet nous a fait perdre le nord et on n’arrive pas à connaître la réalité. Certains estiment que c’est la solution pour la Tunisie et que son développement peut combler non seulement le déficit énergétique mais changera le cours de l’histoire du pays. Alors que d’autres s’y opposent estimant que son exploitation est une menace pour la Tunisie. Qu’en est-il au juste ?
 
Contrairement à l'alarmisme dont font preuve certains groupes manipulés ou politiques ignorants, l’extraction du gaz non conventionnel n'est pas plus dangereuse que celle de l'extraction du gaz ordinaire si elle se fait dans le respect des normes et des règles préétablies.
 
Certains parlent du risque de contamination de la nappe phréatique ; ce qui est un risque minime, du fait que cette nappe se situe à une faible profondeur, alors que les réservoirs de gaz de schiste se situent à 2400 mètres de profondeur.
 
Il faut savoir que l'extraction du gaz se fait via des tubes qui traversent les parois couvertes de béton pour anéantir les risques de fuite.
 
Et puis que se passerait-il si nos voisins algériens ou libyens entament effectivement l’exploitation du gaz de schiste ? Est-ce qu'on va pouvoir arrêter la pollution de la nappe phréatique -si pollution il y a- ? Va-t-on faire la guerre à nos voisins ou va-t-on rester dans l'expectative ?
 
D’un autre côté de nombreux pays qui respectent l’environnement n’ont pas hésité à recourir au gaz de schiste dont la Grande Bretagne, la Pologne, le Brésil ou encore les Etats-Unis d’Amérique dont la balance énergétique a complétement changé depuis le recours à ce produit. Le prix du gaz a notablement baissé dans ce pays et il est arrivé à assurer son autosuffisance en la matière qu'il était seulement quelques années auparavant l'un des plus grands importateurs de gaz.
 
Aux USA, ils ont creusé et exploité 37.000 puits de gaz de schiste depuis le recours à ce produit et on n’a constaté que quatre ou cinq accidents.
 
Peut-être que ces positions de refus sont influencés par la position de la France qui a refusé son exploitation… Il y a des enjeux énormes à ce sujet. Les Français veulent promouvoir et exporter l’énergie nucléaire. 
 
D’ailleurs ce ne sont pas tous les Français qui s’y opposent. Le rapport de l'Académie française des sciences, daté du 13 novembre 2013, se présente en porte-à-faux de toute la classe politique française anti-schiste.
 
Le gaz non conventionnel est donc la solution pour la Tunisie ?
 
Absolument. Il faut être transparent avec le peuple à ce sujet. Les études réalisées données ont prouvé que la Tunisie dispose de réserves assez importantes de gaz de schiste. L'exploitation de la réserve, située dans le sud du pays et qui est estimée, selon l'EIA (Energy international association) à 18 TCF (Trillion Cubic feat), permettra de rapporter 80 milliards de dollars sur une vingtaine d'années, soit 4 milliards de dollars par an qui combleront, amplement, le déficit de la balance énergétique. En outre, ce secteur pourra assurer la création de 100.000 emplois directs dès le départ de son activité. 
 
Néanmoins, les grands groupes étrangers ne sont plus prêts à investir dans notre pays. Comment faire pour ramener de nouveaux investisseurs et rassurer ceux qui ont acceptés de rester après la révolution ?
 
Il faut que l’Etat passe un message fort pour protéger les intérêts des grands groupes pétroliers. Il faut convaincre nos partenaires que la période du chaos est finie et que la Tunisie va redémarrer grâce au travail.
 
Il faut une réelle volonté politique et des responsables courageux que rien n’arrêtent devant l’intérêt du pays. Chacun doit assumer ses responsabilités.
 
Vous ne semblez pas très satisfait des résultats des politiques qui ont dirigé l’Etat depuis la révolution ?
 
Les résultats parlent d’eux mêmes. La situation qu’on vit prouve que les politiques n’ont pas été aptes à prendre les bonnes décisions. A mon avis, il faut régénérer la classe politique et économique.
 
Qu’est-ce que vous proposez dans ce sens ?
 
A mon avis, il faut sauter une génération pour passer le cap.  La génération influente qui a dépassé la cinquantaine doit prendre sa retraite. On ne peut pas continuer à faire exactement la politique de Ben Ali sans Ben Ali mais avec le même modèle, les mêmes outils et les mêmes têtes pensantes, car ils ont prouvé leur échec. Ça ne peut plus fonctionner ainsi.
 
C’est un modèle qui nous a donné 650.000 chômeurs dont 200.000 diplômés qui ne valent rien. Pour inverser la vapeur, il faut donner des messages forts.
 
Personnellement, je vois que l’administration qui compte 750.000 employés doit être soulagée dans cinq ans de 350.000 employés qui devraient partir à la retraite. Déjà une grande partie est sur le départ (plus de 60%), le reste il faut le motiver pour un départ volontaire. Ainsi on allège les administrations, ensuite il faudra recruter 100.000 chômeurs diplômés après une autre formation spécifique. 
 
Avec l’évacuation des établissements et des institutions régionales, on va économiser 20% sur la masse salariale et satisfaire la demande en recrutement au niveau régional. Par exemple, le bassin minier est un dossier explosif, car jusque-là toutes les solutions préconisées ne sont que de simples replâtrages. Gafsa compte 400.000 habitants dont 40 ou 50.000 travaillant pour le compte de l’Etat. Si 20.000 de ces effectifs partent à la retraite, on pourrait recruter autant de nouveaux employés dans cette région. C’est comme ça que l’on pourra gérer la crise d’une façon conséquente.
 
Cela peut représenter des solutions mais vous semblez ne pas tenir compte de l’équilibre des caisses sociales qui ne tient qu’à un fil?
 
C’est vrai qu’on va faire migrer tous ces problèmes aux caisses sociales. D’abord avec le départ à la retraite de 350.000 personnes, on allège de 20% la masse salariale des entreprises qui seront désormais à même d’honorer leurs cotisations. Mais il ne faut pas oublier que les 100.000 nouveaux actifs vont contribuer à l’effort de ses caisses qui vont porter l’âge de départ à la retraite à 65 ans. De plus, les retraités ne resteront pas inactifs, il faudra leur baliser la voie du travail dans un cadre de partenariat public-privé.
 
Il n’empêche, pour maintenir les équilibres des caisses, qu’il faut injecter de l’argent frais. Cet argent ne doit pas être sous forme d’emprunt mais de donation.
 
Vous pensez qu’on peut sauver l’économie du pays grâce aux donations ?
 
C’est la solution la plus envisageable. On a besoin de cinq milliards de dollars d’argent frais sous forme de donation. On doit se servir de l’élan positif après l’obtention du Prix Nobel pour les amasser. Sans cela il serait impossible de sauver l’économie tunisienne. A quoi vont être allouées ces donations ? Un milliard de dollars pour les caisses sociales (650 millions de dinars pour les caisses sociales et 350 millions de dinars pour les barrages) et l’entretien des barrages. A mon avis, un tel montant doit suffire pour donner une bouffée d’oxygène aux caisses sociales et calmer l’ardeur des contestations sociales. 
 
Nos barrages sont dans un état lamentable ; ensablés, ils menacent ruines et ne répondent pas aux normes de sécurité. Cela fait plus de 7 ans que ces barrages ne sont pas entretenus. Un milliard de dollars pour l’armée et les forces de sécurité afin de restaurer la sécurité sur tout le territoire. Les trois autres milliards doivent être alloués aux grands projets. On a besoin de deux à trois centrales électriques. On a besoin d’une raffinerie à la Skhira. Celle de Bizerte est vétuste. Créer trois ou quatre cimenteries aux frontières et enfin ouvrir les concessions BOT avec les droits d’exploitation.
 
Ce sont des projets à fort taux d’employabilité. Vous voulez dire qu’ainsi on peut maîtriser le chômage ?
 
Absolument. On se retrouvera avec 100.000 employés dans ces grands projets, 100.000 employés recrutés par l’administration et 100.000 autres qui devraient être employés dans l’exploitation du gaz de schiste. Ainsi, on pourra diviser le taux de chômage par deux et le pays retrouvera son calme. 
 
On peut avoir le meilleur régime politique mais tant qu’on n’a pas de solution pour le chômage, le pays sera pris dans une tourmente d’instabilité. On ne prétend pas en finir avec le chômage mais le ramener à une moyenne normale et supportable. Mais pour y parvenir, il faut du courage politique et des décisions claires. 
 
Pour cela, il faut restructurer aussi notre régime politique. La loi de change de 76 n’est plus valable. Il faut une décision régalienne pour abolir cette loi. La commission supérieure des marchés publics doit être dissoute. Pour passer un appel d’offres de 10 millions de dinars, il faut deux ans. Tous les prix proposés des produits ne sont plus valables après deux ans, ce qui explique pourquoi les entreprises de travaux publics sont en difficulté. 
 
Il faut une restructuration pyramidale de la passation des marchés : zone, secteur, et montant et déléguer certains pouvoirs aux autorités locales pour réussir l’adjudication. Chaque année, faute de procédures, l’équivalent de un point de croissance est retourné aux caisses de l’Etat. Il faut suspendre cette commission pour ne pas laisser le pays en panne. La loi sur la réconciliation nationale est bonne mais insuffisante. Il faut aller encore plus loin. Il faut qu’elle englobe même les ministres de Ben Ali et même les grands officiers de la police. Une vraie conciliation est un grand pas vers le rétablissement de la vérité, c’est ainsi qu’on peut sauver le pays.
 
Pour revenir aux dons, quels sont les pays qui peuvent nous prêter main forte ?
 
Il ne faut pas se leurrer sur ce plan. Les vrais pays donateurs sont l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, le Koweït, le Qatar, le Japon et la Chine. Une commission de lobbying (agissant sous la houlette du président de la République) et composée de personnalités influentes dans ces pays sera à même de ramener ces donations en une année. C’est une mission plus importante qu’un simple rôle politique.
 
Vous n’avez pas évoqué le rapatriement des fonds spoliés. Il  ne représente pas une solution selon vous pour aider la relance de l’économie ?
 
Dans ce dossier précisément, je pense qu’on a pris le mauvais chemin. Cinq ans après, on n’a rien ramené. Prenez le cas du retour volontaire de Slim Chiboub et de son arrestation. Cela a dissuadé plus d’un parmi ceux qui étaient prêts à se reconcilier avec l’Etat et à ramener l’argent.
 
Je pense que l’établissement de la vérité, les excuses et un arrangement en vue de la restitution des biens spoliés auraient encouragé plusieurs autres personnes impliquées dans des affaires similaires à le suivre sur la même voie et on aurait pu récupérer de l’argent frais.
 
Mais l’argent frais, sous forme de dons ou de fonds rapatriés, ne suffirait pas pour rétablir la confiance des investisseurs étrangers ?
 
Evidement, pour rétablir la confiance des investisseurs, il faut corriger notre notation qui s’est tellement dégradée. Par exemple, un think-tank composé d’éminents jeunes Tunisiens dans le monde des affaires, pourrait réaliser des rapports mensuels sur les efforts de restructuration de l’économie nationale et des changements opérés  dans l’univers des affaires, qu’on délivrera aux plus grandes places financières et aux plus importantes banques afin de restaurer les notes de la Tunisie auprès des agences de notation.
Propos recueilli par C.N.