Justice transitionnelle: Inquiétudes des organisations de la société civile

Justice transitionnelle: Inquiétudes des organisations de la société civile

Les organisations de la société civile défendant le processus de justice transitionnelle suivent avec beaucoup de préoccupations et d'inquiétudes l'évolution récente de la situation en ce qui concerne les campagnes réclamant, d’abord, la suspension des travaux de l’Instance Vérité et Dignité et contestant la légalité de son existence et de ses décisions. Ces campagnes et attaques lancées par certains blocs parlementaires ainsi que par un certain nombre de syndicats des forces de sécurité et de responsables de partis politiques, ont touché les chambres criminelles spécialisées en justice transitionnelle et ses juges, dans le but de nuire aux travaux et à la crédibilité du pouvoir judiciaire auprès de l'opinion publique nationale et internationale.

Dans ce contexte de pressions et de risques croissants pour le processus de justice transitionnelle, les organisations de la société civile tiennent à rappeler ce qui suit :

La prétendue décision de l'Assemblée des Représentants du Peuple de rejeter la prolongation du mandat de l’IVD est invalide et ne peut être invoquée étant donné les violations graves de la Constitution, de la loi et du règlement intérieur qui ont entouré les réunions des 24 et 26 mars 2018.

En vertu de sa décision n° 4102224 du 26 mars 2018, le Tribunal administratif a légitimé la décision de l’IVD relative à la prolongation de ses travaux conformément  à l’article 18 de la loi relative à la justice transitionnelle. Cette légitimité a été confirmée lorsque la justice judiciaire a pris en charge les différentes affaires transférées par l’IVD (y compris celles transférées après le 30 mai 2018 au ministère public) en les renvoyant à son tour aux chambres spécialisées, conformément aux dispositions de la loi sur la justice transitionnelle. Parmi ces affaires figurent des événements de la révolution au Kram Ouest, Rgueb, Ras Jbel et à Cité Ettadhamen ainsi que l’affaire de la révolte du pain qui remonte au 4 janvier 1984

La note de service émise par l'inspecteur général du ministère de la Justice le 28 mai 2018, invitant les responsables des tribunaux (présidents des tribunaux et Procureurs de la République) à cesser de recevoir des dossiers de violations graves transmis par l’Instance Vérité et Dignité, constitue une violation de l'indépendance du pouvoir judiciaire et une ingérence flagrante de l’inspecteur général dans l’administration de la justice.
Cette note de service a été annulée en vertu de la circulaire émise par le ministre de la Justice le 21 juin 2018 qui considère que la saisine des chambres spécialisées est constitutionnelle et que la justice s’appuie uniquement sur les législations publiées dans le Journal Officiel de la République tunisienne (JORT) et non pas sur les circulaires.

Les organisations de la société civile soulignent que la saisine des chambres criminelles spécialisées en justice transitionnelle, d'actes ou omissions qui, au moment où ils ont été commis, étaient considérés comme des crimes selon les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations, est conforme à l’article 148  de la Constitution qui prévoit l’irrecevabilité de la (9) non-rétroactivité des lois, de l’existence d’une amnistie ou d’une grâce antérieure, de l’autorité de la chose jugée ou de la prescription du délit ou de la peine. 

Ces principes de droit international, prévus notamment dans des conventions internationales ratifiées par la Tunisie comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Convention des Nations Unies contre la torture, le Statut de Rome, constituent des exceptions aux principes généraux sans lesquelles il serait impossible d’accorder réparation aux victimes, de mettre fin à l’impunité et d’instaurer la démocratie et les droits de l’homme.

En conséquence, les organisations de la société civile : 
Dénoncent les campagnes fallacieuses menées par certains partis politiques, certaines personnes déférées devant les chambres spécialisées pour des violations, et certains syndicats des forces de la sécurité, visant les procédures relatives au procès équitable devant les chambres spécialisées. 
 

Déplorent les campagnes de soutien et d’appui médiatiques en faveur des auteurs présumés de violations et qui les présentent à l'opinion publique comme des victimes, facilitant l’ingérence dans l’administration de la justice et les contestations de ses décisions, tandis que les familles des martyrs de la révolution et considèrent que l’émergence de telles campagnes de manière systématique est due à la grande peur de la révélation des faits qui seront inclus dans le rapport final de l’IVD.
 

Expriment leur profonde préoccupation devant ce qu'ils ont constaté lors du suivi des procès devant les chambres spécialisées en justice transitionnelle. Notamment le manque de sérieux de la police judiciaire, sous la supervision du ministère de l’Intérieur, dans l'obstruction de la communication des convocations aux auteurs présumés des violations, entraînant l’absence de la plupart d'entre eux à comparaître devant les tribunaux, mais aussi en leur accordant un statut de protection, qui constitue une violation du principe de l'égalité de tous devant la justice et la loi, et tiennent le ministre de l'Intérieur pour responsable.

Mettent en garde d’autre part, contre toute intervention législative visant à abandonner les procès en cours devant les chambres spécialisées, ce qui constituerait une ingérence importante dans l’administration de la justice, une violation grave de la Constitution et des exceptions prévues à l’article 9) 148), et notamment les amnisties qui font l’objet de limitations, conformément aux traités internationaux interdisant les auteurs d’infractions graves de bénéficier des mesures d’amnistie à moins que l'État ne s'acquitte de son obligation de poursuivre, de juger et de punir les responsables de crimes graves.

Expriment leur refus de toute mobilisation de la part de certains blocs parlementaires visant à troquer la reprise de leur travail et les responsabilités parlementaires qu'ils ont abandonnées contre la suspension des travaux de l’IVD qui touchent à leur fin et l’atteinte au travail des chambres criminelles spécialisées.
 

Invitent les autorités législatives et exécutives à respecter leurs obligations constitutionnelles en matière de justice transitionnelle, en fournissant les conditions appropriées pour que l’IVD puisse mener à terme ses travaux (poursuivre le renvoi des dossiers aux chambres spécialisées, établir des normes de réparation, transmettre le rapport final aux trois présidents et le publier), en évitant toute ingérence dans le pouvoir judiciaire et en élaborant des programmes et un plan d’action qui s’appuient sur les recommandations finales de l’IVD.
 

Avertissent les autorités quant aux répercussions des pressions et menaces qui ont touché certaines victimes et témoins, demandent l'ouverture d'enquêtes sérieuses et la prise des mesures nécessaires pour la protection des parties concernées par les procès de justice transitionnelle.     
 

Votre commentaire