Kaïs Saïed sur Al Watanyia 1 : le discours de l’utopie
Le candidat qualifié premier au second tour de l’élection présidentielle, Kaïs Saïed a fait jeudi soir sur la chaîne Al Wataniya 1 sa première grande prestation télévisée sur une chaine nationale. Très attendue, l’interview conduite avec professionnalisme par le journaliste Chaker Benchikh n’a pas permis, malgré la pertinence des questions posées de connaitre le fond de la pensée du prétendant à la magistrature suprême ni de cerner le personnage. Lui-même dit qu’il n’a pas de programme, celui-ci, devant être l’émanation de la réflexion et de l’action de ceux qui en sont les destinataires.
D’ailleurs la campagne électorale, lui préfère parler de campagne d’explication ce sont ses jeunes partisans qui l’ont menée lui n’étant en fin de compte que le porte-parole qu’ils se sont choisis pour les porter. Il rejette de même d’être classé à droite ou à gauche, une catégorisation qui est passée de mode selon ses dires, car souligne-t-il ce ne sont plus les penchants idéologiques qui intéressent les Tunisiens puisque ceux-ci veulent des solutions à leurs problèmes économiques et sociaux.
Ceci ne l’empêche pas d’affirmer avec aplomb qu’il est porteur d’un projet qui trouve des oreilles attentives dans toutes les catégories de la population surtout auprès d’une jeunesse déboussolée, marginalisée, exclue même particulièrement dans des régions laissées à l’abandon. Alors qu’on lui dit à raison qu’il ratisse large de la gauche extrême à la droite salafiste, cela ne lui pose pas de problèmes. « Tous ceux qui me soutiennent sont les bienvenus » affirme-t-il tout en rejetant d’un revers de main l’intention de certains de l’enfermer dans n’importe quel cercle ou de faire main basse sur lui, en prenant soin de souligner que ceux qui attendraient une contrepartie de leur soutien en seront pour leurs frais puisqu’il n’y en aura aucune.
L’interviewer ne se fait prier pour lui poser la question qui brule toutes les lèvres, celle relative à une large manipulation de l’opinion publique à travers les réseaux sociaux dont sa candidature serait l’émanation. Lui se défend avec véhémence. « Je n’ai pas de compte facebook ni dans aucun autre réseaux social, je n’en ai jamais eu », affirme-t-il. Que cette manipulation soit le fait de parties étrangères, de l’extérieur, cela il ne peut l’admettre encore moins le croire. Cette accusation est pour lui une manière de ne pas reconnaitre sinon de renier le rôle de la jeunesse tunisienne dans son ascension. De toute façon lui n’a jamais pris l’attache d’une partie étrangère à cette fin. Il trouve du reste la parade en affirmant que cela fait longtemps qu’il n’a pas voyagé puisque son passeport a expiré en 2014 et qu’il ne l’a pas renouvelé.
Interrogé sur la violence verbale qui transparaît des pages facebook qui sont dédiées au soutien de sa candidature, il a clairement dénoncé toute forme de violence. « Je refuse toute violence verbale, et j’appelle mes soutiens à ne pas s’inscrire dans cette violence et de ne toucher aucun sou pour leurs activités ». Cette dernière allusion voudrait-elle dire qu’il a eu vent de ce genre de comportement. Il ne le dit pas. S’il se fait rare dans les mass-médias, ce n’est pas parce qu’il ne les apprécie guère. Mais pour des raisons purement éthiques, car il ne veut pas paraître comme profitant de la situation puisque son concurrent, même si le mot ne lui convient pas puisqu’il affirme n’être en compétition avec personne n’est pas libre de ses mouvements.
Amené donc à évoquer le cas de l’autre candidat qualifié comme lui au second tour, Nabil Karoui il s’est contenté de dire que cette situation est « inconfortable » pour lui du point de vue éthique. Pressé de dire s’il demande sa libération, il n’a pas été jusque-là. « J’aurais préféré qu’il soit libre » a-t-il simplement dit. « Je ne peux intervenir dans des décisions de justice. Mais vous, gens de médias vous pouvez appeler à sa libération » a-t-il dit à l’adresse du journaliste-interviewer. Sur l’égalité des chances, il a botté en touche en soulignant que les moyens dont il dispose n’ont rien à voir avec ceux de son concurrent, visiblement en allusion à la chaine de télévision dont Nabil Karoui est le propriétaire.
Sur le reste, rien qui ne soit connu déjà. Ses idées conservatrices dans la sphère publique concernant l’héritage ou l’homosexualité ne changent pas bien qu’il soit soucieux de la liberté dans la sphère privée. En tout cas il se veut rassurant quant à la préservation des droits de la femme tunisienne et son engagement à protéger ses acquis. Pour l’inversion des institutions à partir de la base vers le centre, ce n’est pas une promesse qu’il fait mais d’une proposition qu’il avance et qui ne peut être mise en œuvre que dans le respect scrupuleux des procédures que prévoit la Constitution.
« J’ai imaginé de nouveaux mécanismes pour une nouvelle gouvernance, j’ai juste présenté une vision. Mais tout dépend de la volonté du Parlement » a-t-il souligné. Même s’il plaide pour le mandat révocable, il ne va pas jusqu’à affirmer qu’il démissionnerait si ses idées ne sont pas prise en compte. Néanmoins, il tient à dire qu’il n’est pas en faveur des comités populaires ni qu’il ait dans l’esprit l’idée de nier le rôle des partis politiques comme on lui en a prêté l’intention, puisque tout sera basé sur l’élection et le vote.
L’indépendance de la Justice, il la défend mais ne dit pas comment il peut la renforcer. Les dossiers brulants comme celui des martyrs Belaïd et Brahmi, il estime qu’il faut les résoudre, mais ne dit pas comment garantir l’impartialité de ce service public. Il estime nécessaire de finaliser la mise en place des institutions constitutionnelles, notamment, la cour constitutionnelle, sans pour autant révéler comment il entend procéder pour amener le Parlement à choisir ses élus au sein de cette haute juridiction.
Sur les solutions qu’il préconise pour améliorer la situation économique et sociale qui laisse-t-il entendre est catastrophique, il n’a pas de propositions ni de projets, tout au plus rappelle-t-il les acquis réalisés au lendemain de l’indépendance dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la sécurité sociale et qu’il faudrait restaurer, sans dire ni comment ni dans quels délais. Le journaliste ne lui a pas non plus précisé que ces domaines ne sont pas dans ses attributions et qu’à part présenter des initiatives législatives il ne peut y exercer la moindre autorité.
Si le dossier « sécurité nationale » n’a pas été évoqué, ni d’ailleurs celui des forces armées dont Kais Saïed prétend devenir le commandant suprême s’il accède au Palais de Carthage, c’est sur les relations internationales de la Tunisie qu’il s’est un peu épanché mais pour dire des généralités, du genre attachement de la légalité internationale dans la crise libyenne sans mesurer que c’est bien l’internationalisation de ce conflit qui l’a rendu insoluble.
Sur le dossier syrien, il n’a pas été plus précis estimant que des relations doivent exister d’Etat à Etat sans dire s’il compte rétablir les relations diplomatiques avec le régime syrien actuellement en place.
Sur le grand Maghreb, il n’a pas été plus clair car aucune allusion au différend maroco-algérien qui bloque la construction unitaire dans cette région. Avec l’Europe et la France, il s’est contenté de dire que « Nous avons, des relations stratégiques avec l’Union européenne, c’est ce que je leur ai dit ». Il s’est néanmoins distancié de « positions conflictuelles » qu’on lui attribue par rapport aux pays européens jugeant que « c’est de la pure diffamation, dont je connais la source ».
Même s’il dit et répète qu’il « ne vend pas des illusions au Tunisiens, qu’il tâchera de ne pas être conflictuel et qu’il œuvrera à être un rassembleur et un fédérateur, les idées qu’il prône tiennent plus du cours magistral que de la pratique politique.
Il tient en effet un discours utopique pour ne pas dire utopiste c’est-à-dire la représentation de la société idéale qu’il imagine sans défaut contrairement à la réalité.
Il est certes sincère lorsqu’il proclame qu’il veut être « à la hauteur des aspirations des Tunisiens », et qu’il n’épargnera « aucun effort pour promouvoir l’image de la Tunisie, pour garantir une vie digne pour les Tunisiens », mais aura-t-il les moyens pour conduire une politique à cette fin ? On peut en douter !
Néanmoins de par sa posture, il a donné l’impression qu’il serait à la hauteur de sa fonction. Son souci de rassurer, de rassembler surtout s’inscrit dans cette optique. A-t-il convaincu en dehors de ses chauds partisans, on ne peut pas le prédire, tant son entourage est clivant.
Il faut espérer maintenant que son concurrent Nabil Karoui pourra lui aussi exposer ses idées et présenter ses positions pour que les Tunisiens puissent choisir en conscience et en connaissance de cause.
RBR
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