Monsieur le Président, l’Etat ce n’est pas le café du commerce !

Monsieur le Président, l’Etat ce n’est pas le café du commerce !

Après un long mutisme, observé de façon délibérée pour entourer le nouveau système qu’il est en train de mettre en place du mystère qui lui sied en vue d’avancer sans qu’on lui demande des comptes, le président de la République Kaïs Saïed a repris ses activités en dehors du Palais de Carthage en effectuant, samedi coup sur coup deux activités significatives. Cela a débuté par sa présidence de l’assemblée générale constitutive de « l’entreprise citoyenne » de Béni Khiar, dans cette localité du Cap Bon pour se terminer par une visite inopinée à l’Hôpital de la Rabta, dans la cité hospitalière sur les hauteurs de Tunis.
Dans l’une et l’autre des activités, on a eu droit à des discours ou tout du moins à des propos présidentiels où le chef de l’Etat est plutôt un commentateur de l’actualité qu’un acteur clé de la vie nationale dont les moindres mots sont largement partagés à travers les vidéos diffusées sur la page officielle de la présidence de la République sans prendre soin d’ailleurs d’en publier des comptes rendus écrits dans le but inavoué d’en épaissir le mystère en laissant à chacun la latitude d’en déchiffrer les ambiguïtés.

Le choix de Béni Khiar pour le lancement de la première entreprise citoyenne n’est nullement le fruit du hasard. La paisible localité côtière du Cap Bon est en effet la ville natale des parents du président de la République. Ceci explique bien cela. Kaïs Saïed a-t-il l’intention de créer une épopée personnelle en faisant de sa ville, le lieu privilégié de ses idées et de ses programmes. Comme Habib Bourguiba qui en son temps avait fait de sa ville natale, Monastir, un pôle national avec des réalisations auxquelles elle n’aurait pu prétendre sans le coup de pouce décisif du défunt Zaïm. Un récit personnel ne pourrait que nourrir l’ambition suprême attachée à la « hauteur élevée » que « l’esprit révolutionnaire » a imprimée au pays sous l’empreinte du leader unique de la « Nouvelle République », Kaïs Saïed soi-même.

Dans les propos qu’il a tenus ce samedi, le président de la République n’a pas donné l’impression qu’il est le détenteur de tous les pouvoirs, comme la Constitution qu’il a lui-même rédigée le lui reconnait. Esseulé, alors qu’il devait être bien entouré par des conseillers de grande qualité, il répétait la litanie des griefs qu’il n’a cessé de dire depuis qu’il a accédé à la magistrature. A se demander pourquoi a-t-on dû passer par la case nouvelle constitution avec l’onéreux référendum organisé pour l’approuver auquel moins d’un tiers des électeurs a participé. Peut-on croire que les élections législatives qui vont restreindre les pouvoirs présidentiels vont changer le cours des choses ? Surtout qu’il y a un risque bien réel que ce scrutin soit largement boycotté puisque les forces politiques principales du pays ont annoncé déjà qu’ils n’y prendront pas part.

A Béni Khiar, Kaïs Saïed nous a promis que les « entreprises citoyennes », dont il vient de lancer le prototype vont changer réellement la situation dans le pays et créer les richesses qui vont répandre la prospérité dans la localité et partant dans la région et plus généralement dans le pays. Mais par-delà les questions légitimes du propriétaire légal des terres (la forêt du pignon) sur laquelle cette société citoyenne va être installée, on ne peut imaginer que cette unité qui est en fait « une coopérative revisitée » pourrait mettre le développement économique, la justice sociale et partant la prospérité sur les rails. Quand bien même il est interdit aux entreprises citoyennes d’interférer dans la politique, on ne cache pas que celles-ci vont favoriser le clientélisme et le népotisme car elles sont sous la supervision des autorités locales et régionales, lesquelles sont inféodées au pouvoir central et centralisateur détenu par le président de la République. A se demander pourquoi on se focalise sur ces entreprises citoyennes, lesquelles ne représenteraient, si on les met sous l’égide de l’économie sociale et solidaire que 10% du tissu socio-économique. Pourquoi dès lors oublier les autres 90% qui traversent des turbulences et sont parfois dans un état catastrophique.

Dans cette assemblée générale pré-constitutive, il n’a pas été question uniquement d’entreprises citoyennes, le nouveau mode de scrutin uninominal à deux tours a été abordé par Kaïs Saïed qui a pointé du doigt les inconvénients et les défaillances de l’ancien mode proportionnel de liste avec les plus grands restes qui a abouti, selon le président de la République à un paysage parlementaire catastrophique, le président de la République a expliqué que le nouveau mode de scrutin (uninominal) allait pallier toutes les lacunes, en établissant un lien étroit entre le député et les électeurs, tout en mettant en place des mécanismes de contrôle garantissant la concrétisation de la volonté du peuple. Mais il n’a pas dit pourquoi il n’a pas recouru à un processus participatif avec les forces politiques, même les plus favorables au 25 juillet 2021 pour mettre en place un nouveau mode de scrutin plus consensuel. Ni pourquoi, il a imposé des conditions quasiment impossibles à remplir pour se porter candidat aux prochaines élections législatives. En donnant l’impression qu’il veut créer le vide autour de lui pour s’emparer de tous les leviers du pouvoir.

Accuser en outre certains lobbies de créer les crises de toutes pièces, par les pénuries de certaines marchandises de base (farine, sucre, lait, café et eau minérale…) c’est vraiment fort-de-café comme disait Feu le Premier ministre Hédi Nouira dans d’autres circonstances si on peut se permettre une métaphore qui vient bien-à-propos. C’est la conjoncture difficile des finances publiques qui a créé les conditions de l’incapacité de l’Etat à importer régulièrement ces matières de grande et première nécessité. S’y ajoute sans nul doute, l’impact de la guerre russo-ukrainienne et les effets encore vivaces de la crise en rapport avec la pandémie du coronavirus. Eluder ces vrais problèmes et se cacher derrière son petit doigt pour les escamoter ne rendent pas service au pays ni au peuple qui doit connaitre toute la vérité et non être berné par des justifications qui ne sont pas véridiques.

Mais là où le bât blesse c’est lorsqu’il redit l’accusation qu’il ne cesse de répéter sur l’article de loi « payé à 150.000 dinars ». Si cela peut être toléré de la part d’un président démuni de tout pouvoir, ce n’est plus acceptable d’un président détenteur des pleins pouvoirs. Il est légitime de demander au chef de l’Etat de mettre un nom sur le député accusé de cette forfaiture et de le traduire devant la justice sans plus tarder.

A l’Hôpital de la Rabta où il a fait une visite inopinée au pas de charge, Kaïs Saïed n’a rien dit que nous ne connaissions déjà. Revenant sur la question de la fuite des médecins tunisiens vers les pays européens il n’a pas cherché à en analyser les causes profondes. « Nos médecins partent par centaines en Europe. Je me demande qui est en train de prêter à l'autre ? Nous vous prêtons ou vous nous prêtez de l'argent ? La formation des médecins et des spécialistes coûte de l'argent, » s’est-il contenté de proclamer. S’il redit une vérité que personne ne peut contester, il ne dit pas comment il compte procéder, lui qui est le chef suprême de l’appareil diplomatique tunisien pour remédier à cette situation. La fuite des cerveaux et des compétences continuera de plus belle sans que l’Etat tunisien n’ait à redire. On prête d’ailleurs aux pays nantis l’intention d’imposer des restrictions sur les transferts d’argent des immigrés chez eux sans que l’on n’entende la moindre réaction des pays concernés. Cela vient s’ajouter aux restrictions sur les visas qui jettent chaque année des milliers de Tunisiens dans des traversées hasardeuses de la Méditerranée au cours desquelles des centaines de Tunisiens trouvent la mort dans l’indifférence générale.

Depuis plus d’un an, Kaïs Saïed s’est arrogé les pleins pouvoirs. Mais il semble être dans l’incapacité de les remplir convenablement. On n’attend pas de lui de faire le commentateur de l’actualité. Il est de son devoir de trouver des solutions aux problèmes multiples et variés que le pays traverse. Cela devient urgent car la situation empire de jour en jour.

Les affaires de l’Etat c’est du sérieux. Ce n’est pas le café du commerce où on peut se contenter des bons mots et des observations les plus loufoques.

A bon entendeur.

RBR

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